1.3 Changement de programme
Je n'ai pas d'amies. Je suis trop rebelle. J'attire les ennuis. J'ai un caractère épouvantable et je n'accorde ma confiance à personne. Enfin si, deux filles ont mes bonnes grâces mais ce ne sont pas vraiment des amies. Plutôt une maman et une rivale. Disons qu'elles étaient les seules qui m'adressaient la parole. Je ne les vois plus maintenant car elles avaient deux ans de plus que moi et sont donc parties. Deux Zêtas, Nadia et Keira.
Nadia, Nanou, douce et affectueuse comme une maman de cœur, totalement pétocharde. Grande brune à la peau basanée et au corps élancé, un visage et des yeux noirs très doux, ornées de longs cils de gazelle. Elle me disait que j'allais finir par me faire jeter en prison à force de critiquer l'Alpha. Elle me faisait rire. Elle me soignait quand je prenais un coup. Je l'aime bien. Elle me manque.
Keira, c'est ma pote de combat. Petite pile électrique très maigre, on dirait parfois qu'elle n'est faite que d'os. Ses cheveux au départ châtains sont coupés courts, parfois rasés. Ses yeux noisettes ont la même capacité que les miens à calmer d'un regard foudroyant la moindre personne qui nous importune. Elle aussi est partie et me manque. On s'entraînait à se battre. On se castagnait super bien elle et moi. On défonçait les autres, et même des adultes. C'était la seule qui tenait le coup face à moi.
Elle et notre formatrice. Deux charognes capables de se battre jusqu'à la mort. Nadia dit deux panthères, vives et sauvages. Keira aussi avait le don de s'attirer des ennuis. Elles me manquent toutes les deux. Si je ne lis pas, je me bats, pour me défouler. Ou alors, je nage pour tromper l'ennui. Ça me détend le silence de l'eau et m'aide à canaliser mes colères.
Le test de classement de ma promotion débute demain. Il va durer deux semaines. Je suis envoyée au centre d'évaluation. Une belle bâtisse toute blanche ressemblant à un hôpital. On est seulement cinq cette année : trois Zêtas et deux Gammas. Ma formatrice en combat m'a expliquée que le test de naissance était juste une indication du potentiel. Le test d'aptitude permet de vérifier si nous avons développé ou non notre potentiel.
Nous commençons toutes par l'examen médical. La prise de sang, une grosse poche, dans le but de connaître l'éventail d'anticorps fabriqués et de vérifier si la composition du sang est bonne. Prise des mensurations ; mesure de la masse musculaire et de la masse osseuse, calcul du taux de graisses, tout y passe. Les connections nerveuses et le développement du cerveau sont vérifiées également. Le scanner général et l'examen des ovaires et de leur stock terminent ce check-up complet. Deux jours en blouse d'hôpital, trimballées d'infirmières en médecins. J'ai l'impression d'être le cobaye d'une expérience douteuse.
Ensuite, viennent les épreuves sportives. Je suis plutôt bonne en sport. On teste les réflexes, la force physique, la résistance. Les examinatrices surveillent le rythme cardiaque et l'oxygénation du sang. Trois jours intensifs de sport. Je sais que je les ai toutes atomisées. Elles étaient rouges dès la première heure en essayant de me suivre. Je suis peut-être une future idiote de Zêta, mais je suis en forme. Ma formation de futur soldat m'aide aussi un peu.
On a droit à deux jours de repos avant l'examen des connaissances, pour dormir et réviser. J'en profite pour faire mes dernières grasses mat. Bientôt, je serais la première levée et la dernière couchée. Ma future condition de Zêta m'irrite déjà. Je ressasse mes souvenirs et l'ampleur de la mission que je me suis donnée. Il faut croiser les doigts pour que je sois affectée à une Alpha influente si je veux accéder à un maximum d'informations utiles pour agir.
Une des Zêtas chargées de nous surveiller vient me trouver. Il y a un souci avec mon test sanguin. L'échantillon de vérification des données de naissance a été contaminé. Le résultat est incohérent avec celui du test natal. Avec ma chance, je vais encore tomber plus bas. On me refait une prise de sang et d'autres prélèvements de salive et de peau. J'angoisse un peu. J'ai déjà un score merdique, si je chute encore, je serais affectée à une Delta ou une petite mission.
Je subis la semaine de tests cognitifs et les évaluations de connaissances. Je trouve les tests faciles. La directrice de notre centre et les autres professeurs nous ont appris pleins de choses qu'une Zêta ne devrait pas savoir pour notre rôle un peu particulier. C'est bon signe, j'espère. L'ordinateur donne plusieurs choix possibles d'après les aptitudes. On choisit en fonction de l'ordre de classement. La meilleure prend le meilleur métier.
Si je suis bien classée, la meilleure des Zêta, je pourrais choisir cuisinière. J'adore cuisiner. Je pourrais piquer de la bouffe. J'aime bien me battre, mais quand j'ai une cause à défendre, pas pour suivre les ordres d'une Alpha mauvaise et égocentrique. J'attends les résultats avec impatience et fébrilité. Je suis d'une nature impétueuse et impulsive, sachant toutefois me modérer pour tromper l'ennemi. Six ans que j'attends de commencer à massacrer ce système, si ce n'est pas de la patience ça !
Je vois débarquer une Alpha et pas n'importe laquelle : Alpha Déborah. FA90-29-7807-001. Suprême Déborah. La femme à la meilleure note vivante, la chef des Alphas. Une jolie rousse couverte de tâches, à la peau pâle et aux yeux bleus, toute menue sauf aux hanches qui sont rondes. Elle vient me parler avec la directrice et ma formatrice en combat. Il y a eu une erreur dans mon test de naissance. Une énorme erreur.
Mes tests finaux ont révélé un changement dans ma codification. Le test génétique effectué à la naissance a été pollué et a fourni des mauvaises données. Je suis FA98-34-9706-001. Alpha Inès. Je suis amenée à succéder à Déborah, à tout diriger, à être l'Alpha Suprême. Suprême Inès. Oh putain ! Et moi qui cherchais à prendre du galon. Je vais pouvoir faire ce que je veux. Je vais foutre un de ces bordels !
Alpha Déborah est venue pour me former en urgence au métier d'Alpha. Lors de la découverte d'une Alpha, c'est la Suprême qui est chargée de son éducation. Puis elle lui attribue un État à sa majorité. Je vais devoir ingurgiter en trois mois ce que les autres apprennent en seize ans. Les procédures, les lois, les droits des Alphas. Heureusement pour moi, j'ai déjà de bonnes bases, Alpha Déborah l'ignore et je devrais faire attention de ne pas lui montrer.
Suprême Déborah a décidé de ne pas informer Alpha Cassandra de la situation. Je comprends qu'elle en a un peu peur et s'inquiète de ma sécurité. Déborah va sûrement me confier mon propre État, le 34, à gérer pendant un an, pour que je m'exerce à l'exercice du pouvoir. Ma directrice et ma formatrice m'ont aussi intimée l'ordre de ne pas parler de cela. Elles sont stupéfaites de ce changement qui pour mon rôle d'espionne est fantastique. Mon professeur de combat se frotte les mains quant à elle. Elle n'a plus besoin de m'infiltrer auprès d'une Alpha, j'aurais directement accès aux informations d'un État. Et pas n'importe lequel en plus. L'État que je voulais faire imploser.
Cette première affection permettra surtout à Alpha Déborah de pouvoir continuer à me former. La Suprême ignore un grand nombre de détails. Mon état est l'un des pires en termes de natalité. Plusieurs reproducteurs et femmes se sont suicidés. L'Alpha en place, Tyran Cassandra, a déjà perdu deux reproducteurs en dix ans. Plusieurs femmes se sont suicidées après qu'on leur ait retiré leur enfant pour le confier à l'éducation étatique. Toutefois, Déborah m'informe d'un scoop énorme. Alpha Cassandra approche de la ménopause. Elle n'a fourni qu'un enfant. MOI.
J'apprends brutalement l'identité de ma mère. La femme que je hais le plus au monde. Alpha Déborah me récite ce que j'ai déjà constaté. J'ai vu d'autres choses que je lui tais. Le taux de dépression et de suicide sont alarmants, anormalement hauts. Durant trois mois, je l'écoute attentivement me raconter ses inepties. Je me rends compte que j'ai affaire à un bisounours sans poigne. Pas étonnant que mon ancêtre folle dingue prévoit son coup d'État durant le règne de cette Suprême. Elle n'est pas du genre à se rebeller.
Mon professeur de combat a informé la folle de mon résultat. Cela change tout. Je suis la future Suprême. D'ici un an et sans effusion de sang, le pouvoir sera à moi, sa fidèle délatrice dévouée. Je n'aurais qu'à abdiquer temporairement et laisser mon trône à ma merveilleuse grand-mère. La mère de Cassandra, je suppose. Bordel, je prévois donc de tuer ma mère et ma grand-mère. Bonjour l'enfant indigne !
Déborah est douce et patiente. Elle fait preuve d'une grande pédagogie et m'enseigne les rôles et devoir des Alphas. Avec un peu plus de poigne, elle serait une bonne dirigeante. La Suprême passe rapidement sur l'Histoire et les connaissances des gouvernements, que je maîtrise déjà, mon bobard de férue de lecture m'aidant beaucoup pour éviter les cours redondants. Je souris en entendant Déborah essayait de calmer le discours frappeur de Cassandra à propos des reproducteurs et des Zêtas. Si elle savait que je suis encore plus respectueuse d'eux qu'elle-même. Moi, j'agirai pour changer les choses et je ne ferai preuve d'aucune douceur, délicatesse ou tolérance face aux despotes et aux tyrans.
Je sais ce que j'ai toujours souhaité faire. Je sais comment je veux changer les choses. Je dois me taire et attendre mon intronisation. Mon rêve va se réaliser. Le cauchemar des Alphas et de ce système de merde va débuter. En secret, je rédige mes nouvelles lois, mes nouveaux décrets et ma future dictature. Je décortique les lois communes. Je note les erreurs et les corrige pour moi-même.
J'examine le fonctionnement du bracelet de gestion féminin et les particularités de celui des Alphas. Tous les paramètres du collier de contrôle masculin me sont connus. Grâce à Déborah, en copiant une partie des données de son bracelet discrètement, j'accède aux informations nécessaires pour débuter mon changement. L'État 34 me servira de zone test. Si je parviens à relancer la natalité et faire baisser la rébellion et le taux de suicides ici, j'y arriverai ailleurs. Tout n'est qu'une question de temps.
La Suprême me donne des cours de gestion et de comptabilité. Les bouquins sont volumineux et complexes. Je m'attelle à leur lecture et leur compréhension pour plaire à ma nouvelle enseignante, stupéfaite de la rapidité avec laquelle j'assimile les connaissances. Je m'aperçois que tout de même, le bagage de savoir appris aux espionnes est une sacrée base dans tous les domaines. Déborah m'apprend la comparaison de données et me donne des astuces pour mon futur rôle d'Alpha et de Suprême qui me serviront à vérifier la fiabilité des chiffres que l'on m'envoie. Je me montre une élève studieuse et assidue.
Un matin, Alpha Déborah me demande ce que je veux faire de ma génitrice. Je lui fournis une réponse qui lui plaît. Une jolie retraite à la campagne, un rôle de conseillère. Déborah me sourit, satisfaite. Elle croit que je suis une gentille fille. Elle ne se méfie pas de moi. Non mais qu'est ce qu'elle croit. Alpha Cassandra n'a pas voulu m'élever. C'est elle qui a conçu cette loi de retrait des enfants il y a vingt-cinq ans, imitée par de nombreuses Alphas. Je la haïssais, avant même de savoir qu'elle était ma génitrice.
Sur le conseil de mon professeur de combat, je demande un contrôle de ménopause par le conseil des Alphas. Je veux confirmer qu'Alpha Cassandra n'est plus en mesure de se reproduire. Je dois le prouver pour pouvoir lui prendre sa place. Si elle devient inféconde, elle perd son trône. Déborah approuve sans se douter de mes noirs desseins. Je vais m'emparer de tous les biens de Cassandra y compris son reproducteur. Je vais accéder à tous ses documents et commencer le démantèlement du réseau de délatrices. J'en ignore la taille. C'est une des choses que je vais devoir découvrir. Je vais détruire ce système en commençant par elle, le tyran qui m'a conçu.
Mais d'abord, je dois faire cesser la révolte des reproducteurs et faire remonter la natalité si je veux que mes sœurs espionnes me suivent. Pour cela, les conditions de vie des reproducteurs doivent changer rapidement. Pas radicalement, il faut y aller en douceur pour apaiser leur colère progressivement. Pour que quand ils soient plus libres, ils ne se retournent pas contre les femmes et mettent la vie de la gent féminine en danger.
Il faut que je fasse travailler les meilleures ingénieures sur un autre système de contrôle masculin. Un bracelet au lieu d'un collier, et des bracelets ne blessant pas les reproducteurs par le port permanent, ceux actuels leur écorchent la peau. J'ai de la chance. Les bracelets doux existent dans d'autres états. Secrètement, j'en fais importer en quantité de chez Déborah, qui m'assiste, persuadée d'avoir trouvé sa fille spirituelle.
Je profite de mon futur statut social pour m'accorder un peu de confort. Je me choisis une maison, grande avec un beau jardin de cinq mille mètres carrés arboré et une piscine couverte. Pas quelque chose de clinquant mais de confortable. Cinq chambres, deux salles de bains, un bureau, un grand salon et une cuisine. Je commence à la meubler et à remplir le frigo sans attirer les soupçons. Déborah me fait passer pour une Delta en devenir, provenant de son Etat. Cassandra n'y voit que du feu. Ma révolte silencieuse a débuté.
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