2.9 Le Secret du Monstre
Une pièce noire très grande. Une policière trouve la lumière. Des spots d'hôpital nous éblouissent. C'est une salle d'opération, ou plutôt de torture. Je vois des chaînes de partout, des fouets et des civières de métal. Une table métallique, avec un défibrillateur, est reliée à une batterie d'électrification, avec des bracelets de métal pour attacher quelqu'un. Des traces de sang mal essuyées sont visibles sur la table et au sol. De drôles de fûts, sont entreposés dans un coin. À côté, une étagère remplis de DVD et de comptes-rendus.
Un rayon au nom de MD75-34-8601-001. Un autre de MD77-34-8909-001. Trois au nom de MA87-34-9309-001. Un demi au nom de MD71-34-9304-002. Les trois premiers numéros me disent quelque chose. Je n'ai pas le temps d'y réfléchir davantage.
Une des policières qui m'a suivie pousse un cri. Je cours vers elle. Un homme gît à ses pieds, enchaîné au sol et quasi-nu. Il a neuf entraves, de nombreuses traces de brûlures et de coups sur le corps. Il gémit, encore vivant, bien que squelettique. Je procède à un rapide examen et ne décèle qu'un probable bras cassé. Je le soulève délicatement et le place sur ma poitrine pour qu'il s'appuie contre moi.
J'envoie la policière chercher d'urgence un médecin et des secours. Je prends le contrôle du collier de l'homme. Je peux le faire en tant qu'Alpha. C'est plus facile de le faire directement sur le bracelet de sa propriétaire, là, je n'ai pas le choix. Il n'était pas fait mention d'un homme dans les données de la suicidée.
Je parle doucement au quasi-mourant pour qu'il reste calme. Ça fait deux jours que la femme s'est suicidée. L'homme n'a pas dû manger depuis, et même depuis bien plus longtemps. Il est vraiment dans un sale état, je dois faire vite. La policière revient avec un verre d'eau. Je l'envoie chercher du jus de fruits, il lui faut du sucre.
— Laaaa Doucement. C'est fini. Je suis là. Je vais prendre soin de toi. Je m'appelle Inès. Tiens... Bois encore un peu. Chuuuuuuuut. Reste calme. Un médecin va arriver. Je vais te soigner.
Je lui caresse les cheveux pour le calmer et l'aide à se tenir assis en m'utilisant comme dossier. Je le fais boire doucement. Des toutes petites gorgées pour qu'il ne s'étouffe pas, je m'assure aussi qu'il ne régurgite pas. La policière arrive avec des renforts et détache les chaînes sur mes ordres. L'homme est si faible qu'il ne risque pas de faire du mal à qui que ce soit.
Toutes les femmes présentes me voient choyer l'homme. Malgré que ce soient des policières censées être sans état d'âmes, je les vois surprises et heureuses de mes gestes. Une jeune femme médecin arrive avec un homme et une vraie civière. A six, nous le portons dessus avec le plus de délicatesse possible. L'homme a agrippé ma main, ne voulant pas que je parte. Son regard est désespéré.
— Pitié. Aidez-moi.
Sa voix est à peine audible. Je m'accroupis donc au bord de la civière, sa tête sur mes genoux pour qu'il reste immobile et se calme. Nous partons pour l'hôpital sous les yeux des caméras qui me filment en train de le materner avec douceur. La jeune femme médecin examine le garçon et me confirme qu'il a probablement le bras cassé. Elle me demande le droit de lui enlever un maximum de bracelets. Les entraves sont trop serrées et coupe la circulation des membres de l'homme.
Nous constatons qu'il est brûlé au niveau des bracelets et d'autres endroits, la peau se nécrose. L'homme qui accompagne la médecin est avec nous dans l'ambulance. Je comprends qu'il s'agit de son compagnon et qu'il l'assiste pour les soins.
Je désactive tous les bracelets du blessé. Je lui enlève un à un délicatement malgré les soubresauts de l'ambulance. Pour chacun, je l'entends me murmurer merci. Je lui dis de ne pas parler, de garder ses forces. Il faut lui enlever le collier. Je ponds en urgence un décret.
— En cas d'urgence vitale, et pour les personnes ayant l'autorisation de l'Alpha, il est possible de retirer temporairement toutes les entraves, y compris le centre de contrôle, d'un sujet masculin afin de lui sauver la vie.
Mes conseillères reformuleront plus tard. Je lance le décret et le valide dans la foulée. Je peux descendre à zéro. La jeune femme et moi ouvrons doucement le collier. J'entends l'agonisant prendre une grande bouffée d'air. Il manquait d'oxygène et suffoquait. Nous ne pouvons lui retirer en totalité, les chairs en dessous sont brûlées et collent au métal. Si nous ouvrons davantage, nous lui arracherions de la peau. Son cœur commence à se calmer.
Nous arrivons à l'hôpital. La jeune médecin pénètre avec moi. Son compagnon se fait refouler. J'envoie bouler la Delta en chef. L'homme va avoir besoin de soins. Il a une brûlure très proche d'un endroit très particulier de l'anatomie masculine. Par respect pour sa pudeur, ce sera le compagnon du jeune médecin qui effectuera ce soin. Et vu l'état du blessé, une présence masculine ne peut que le rassurer.
Entre mon ton sec et mon statut d'Alpha, personne ne me contredit. Elles n'ont pas intérêt de toute manière. Je ne suis pas d'humeur clémente. L'homme blessé me tient la main. Je l'accompagne dans la salle de scanner, puis dans la salle d'opération pour soigner son bras cassé. Il refuse d'être endormi.
De toute façon, son analyse de sang révèle qu'il a ingurgité tout un tas de drogues indéterminées. Les médecins ignorent l'effet qu'aurait l'anesthésiant. Ça pourrait le tuer, surtout vu sa faiblesse. La chirurgien opère à vif le bras cassé et les chairs du cou, sans anesthésie générale, juste une faible locale, tandis qu'une machine dialyse le sang de l'homme.
Malgré la douleur, le blessé tient le choc et ne cesse de me regarder en implorant ma présence. Je lui parle doucement et le calme, lui tenant la main comme pour un enfant. Comme le ferait mon amie Nadia, mon ange de douceur et de bonté, je lui caresse la joue et les cheveux. Je vois les médecins et les infirmières m'observer avec stupeur. Je suis si différente de la précédente Alpha. Ma douceur apaise le pauvre martyrisé.
On passe en chambre pour les soins. Je reste auprès de lui tout le temps, sans regarder vers le bas quand le compagnon de la médecin soigne la partie pudique. Ce ne sont pas que des brûlures. Il y a des traces de coups, de fouets, des blessures d'entraves et des traces de piqûres de seringues ainsi que de brûlures de cigarettes. L'homme a dû subir un véritable enfer.
Lorsque les soins corporels sont finis, je demande un rasoir, une bassine, de l'eau et du savon. Devant les médecins et les infirmières médusées, je le lave doucement, une serviette sur sa pudeur. Je lui coupe les cheveux et le rase, visage et aisselles, raccourcissant les poils de son torse pour enlever les amas de sang. Peu à peu, je lui redonne visage humain.
Je fais apporter une soupe, du poisson blanc et de la purée et lui donne à manger à la cuillère, comme pour un bébé. Suivant les conseils du personnel hospitalier, je le fais boire un maximum d'eau et de jus de fruits par petites gorgées. L'homme n'a plus aucune force. On lui a placé une poche de réhydratation et de nutriments. Il parvient à attraper ma main et la porte à ses lèvres en pleurant. Il m'embrasse la paume.
— Merci. Merci.
Sa voix est enrouée, faible, à peine audible. Je continue de lui parler, de le rassurer. Il finit par s'endormir, épuisé, drogué par les quelques médicaments anti-douleur qu'on a pu lui donner. Respectant la promesse que je lui ai faite, je décide de rester près de lui toute la nuit comme il m'a supplié. Je consulte mon bracelet pour voir les informations le concernant.
MD71-34-9304-002 reproducteur de FD72-34-7412-002. C'est le reproducteur de la femme qui s'est suicidée. PUTAIN DE MERDE. Les numéros sur les rayons. Je sais pourquoi je les connais. C'est des codes de reproducteurs et pas n'importe lesquels, ceux de Cassandra. Les deux qui se sont suicidés, Chen et celui devant moi. Ils ont été torturés dans cette pièce. Je réalise que Chen a été martyrisé. Je n'ai pas voulu le croire quand la femme médecin l'a hurlé. Voilà la raison de sa haine des femmes. Il a subi des atrocités comme le jeune homme endormi près de moi.
J'envoie un message aux policières. Ne toucher à rien et ne permettre à personne d'autre que moi d'entrer. Cassandra a dissimulé ses tortures au monde entier y compris les réseaux d'espionnes et délatrices. Elle a dissimulé ce garçon. Je dois savoir comment et pourquoi.
Au matin, le jeune homme est plus calme. Il n'accepte d'être soigné que par moi et le compagnon du jeune médecin refusant autre contact féminin. L'homme a besoin de moi comme j'aurais voulu que Chen ait besoin. Je le baptise Peter, à sa demande. Il ne cesse de me demander de lui tenir la main ou de rester près de lui ayant peur dès que je m'absente. Je me fais apporter des affaires et reste une semaine à son chevet.
Je le soigne avec douceur. Plusieurs infirmières et médecins me remercient de ma douceur envers lui et me disent que c'est bien ce que je fais. J'essaye de le faire parler et m'expliquer ce que Cassandra et la suicidée lui ont fait. Dès qu'il essaye de se souvenir, son cœur s'affole, il fait une crise de panique.
J'ai beau lui dire que c'est fini, que sa propriétaire est morte, que Cassandra est en prison, que je suis son Alpha, que je le protège. Il est apeuré, pleure et s'agite. Plusieurs fois en journée, il dort la tête sur mes genoux pendant que je travaille.
Je le fais me parler du temps d'avant, de son enfance et des souvenirs joyeux. Il me raconte ses bêtises de gamins avec ses amis. Ils sont de la même année. Bruce et Chen doivent le connaître. À la description, ce doit être eux ses amis. Je refuse de reprendre contact avec Chen, malgré qu'il a probablement été torturé.
En fin de semaine, quand Peter est plus calme, je demande donc à Bruce de venir lui tenir compagnie afin de pouvoir retourner examiner ce labo. Je dois savoir ce qui s'est passé. Je le dois à Peter et aux deux autres hommes qui sont morts. À Chen aussi.
Les journalistes sont encore là. Je les envoie valser et les menace de les rétrograder en Zêta si elles rentrent dans la maison. Elles ont l'habitude de mon sale caractère depuis neuf mois. Je menace, mais aucune n'a été rétrogradée, juste une a subi une punition. Quarante-huit heures en prison pour avoir fouillé ma poubelle et deux semaines de travaux d'intérêt général.
Dans la maison, rien n'a été touché. Je parcours les dossiers. Ce sont des comptes-rendus de séances d'expérimentations. Cassandra et la femme torturaient les reproducteurs afin de trouver un moyen de féconder les femmes sans passer par l'acte de procréation. Une vieille méthode oubliée, de congélation de sperme et de fécondation d'ovule en laboratoire. Elles torturaient les reproducteurs pour recueillir leur sperme.
Je dois tout lire et voir la totalité des DVD. Surtout être la seule. Je ne peux pas prendre le risque que quelqu'un d'autre entende parler de cette méthode et la reproduise. En deux jours, les policières ont inventorié, mais n'ont rien lu. Je fais rapatrier l'intégralité des documents, des DVD, et les fûts chez moi. Ils contiennent du sperme de reproducteurs non-consentants.
Déborah m'appelle. Elle sait que j'étais revenue et veux savoir. Je lui donne un demi-mensonge. Cassandra et la femme ont torturé des reproducteurs. J'ignore comment et pourquoi. Tout est consigné dans des dossiers et de vidéos. Le contenu est sûrement horrible. Je fais tout ramener chez moi pour examiner. C'est mon rôle d'Alpha. Je ne dois pas forcer des femmes à lire ou voir de la barbarie.
La camionnette me reconduit chez moi avec mes chroniques de l'horreur. Je décharge tout dans mon bureau et ordonne aux policières de ne laisser passer personne. Je sais de quoi les espionnes sont capables, j'ai sécurisé ma maison moi même. La seule espionne qui est rentrée est Keira en douce une nuit, à ma demande. Les deux architectes et la Delta avocate n'ont pas les compétences et le profil de délatrices. Aucune autre femme n'est rentrée.
Poussant un profond soupir pour me donner du courage, je commence par le carton nommé Congélation, Fécondation, Insémination. Un gros carton. Quatre classeurs volumineux. Je lis rapidement les informations médicales et fouille les cd-rom. Je ne comprends pas tout.
Si je résume bien, à partir d'un prélèvement de sperme, il y a une sorte de recette de cuisine pour conserver en congélation les spermatozoïdes sous forme de « paillettes », un terme technique médical. Les « paillettes » obtenues peuvent ensuite être décongelées selon une procédure puis servir à féconder un ovule en laboratoire ou directement dans l'utérus.
Le ou les ovules fécondés ou bien le sperme sont ensuite installés dans l'utérus d'une femme afin de tenter une grossesse. Le jargon est très technique. La méthode est très ancienne, elle remonte à la période précédant l'avènement des amazones, il y a plus de mille ans. Je n'en ai jamais entendu parler. Jusque-là, je ne vois pas la raison des tortures.
Puis j'ouvre le dernier classeur. Celui qui répertorie le nombre de paillettes fournies par reproducteur, leur qualité, le nombre d'ovules de Cassandra fécondés et implantés. De vieilles revues datant des années 2250 relatant que la méthode a été abandonnée lorsque les prélèvements de spermes ont été impossibles par refus des reproducteurs. Avant, ils donnaient les échantillons d'eux-mêmes.
Cassandra et la femme médecin qui s'est suicidée ont trouvé un moyen de prélever du sperme par torture. Je fais rapidement le calcul. C'est là le couac majeur de cette méthode à première vue. La technique de prélèvement qui est inhumaine.
MD75-34-8601-001 : deux paillettes.
MD77-34-8909-001 : trois paillettes.
MA87-34-9309-001 : sept paillettes.
MD71-34-9304-002 : deux paillettes.
Fécondation et tentative d'insémination de Cassandra : dix. La dernière, une semaine avant son arrestation.
Fécondation et tentative d'insémination de la femme médecin : trois.
Il reste une paillette. Une de Chen. Je fouille dans mon ordinateur les rapports de santé de la prison où loge Cassandra. Je soupire de soulagement en constatant l'absence de trace de grossesse.
Cassandra dissimulait cette méthode à tous. Elle voulait que la méthode fonctionne avant de la diffuser, pour s'assurer l'exclusivité. Ce secret a été bien gardé jusqu'à aujourd'hui. Je débute le visionnage du premier DVD et lit le rapport associé. MD75-34-8601-001 : 06 avril 03. EXP01
Annotations