Chapitre 5.1 : Valyrei
Les paupières closes, le visage blême et marqué par la fatigue, Valyrei tentait de rassembler ses esprits, emportés dans une tempête d’émotions qu’il ne parvenait ni à nommer ni à apaiser. La moiteur suffocante de la jungle et l’odeur âcre des feuilles humides semblaient conspirer contre lui, accentuant ce malaise oppressant. Sa mémoire lui échappait, dissipée comme une fumée dans le vent. Pourtant, au prix d’un effort qui lui arracha un frisson de douleur, il força ses pensées à revenir en arrière, à reconstituer ce fil d’événements sanglants qui les avait menés ici.
Teoxhùn. Clamart. Le souvenir brutal s’imposa, cruel et indéniable. Bonté divine. Clamart était mort. Et ces ondruus, pourquoi avaient-ils voulu les tuer ? Ils étaient venus pour obtenir des réponses et des conseils, pas pour servir de viande d'abattoir à ce fichu dieu crabe ! Leur quête de réponses et de conseils s’était transformée en cauchemar ; la trahison rampait partout, jusqu’à s’incarner dans Taruknakhan, ce guide qu’ils avaient cru fidèle, mais qui, à présent, se révélait sous son vrai jour.
Un contact brusque le tira de ses pensées. Une main ferme secouait son épaule.
— Valyrei ? Ça va, mon vieux ?
Il ouvrit les yeux, encore brouillés de fatigue, et aperçut Bérangen penché sur lui. Ils s’étaient arrêtés dans une clairière étroite, où la végétation, contre toute attente, laissait passer quelques rais de lumière. Le soleil, vacillant, peignait la scène de reflets d’un vert glacé, presque surnaturel. Une odeur de terre détrempée et de sève poisseuse imprégnait l’air. Cette halte, bien qu’imposée, leur était apparue comme une bénédiction : Adelind, à bout de forces, avait trébuché sur la pente escarpée d'un ravin boueux, dévalant jusqu'à se blesser à la tête sur un rocher plat. Bérangen l’avait hissée sur une couverture de fortune, sa chemise maculée de sueur et de sang. Valyrei, quant à lui, s’était laissé choir à quelques pas, ses nerfs usés par les derniers assauts de la fatalité.
L’étrangère, celle qui les avait arrachés à la gueule de la mort à Teoxhùn, se tenait debout, immobile, ses yeux verts scrutant les ombres mouvantes des arbres. Elle murmura quelques mots que Valyrei traduisit aussitôt :
— Il ne faut pas rester ici, nous sommes encore trop près de Teoxhùn. Les sentinelles peuvent retrouver notre trace d'un instant à l'autre.
Bérangen, accablé, laissa échapper un soupir mêlé de désespoir.
— Nous avons échappé à ces fous, mais nous sommes perdus. Comment allons-nous sortir de cette jungle ? Où allons-nous maintenant ?
L’étrangère se tourna vers eux lentement, ses traits graves comme sculptés dans une pierre ancienne. Une ombre de défi traversa son regard, et elle répondit d’une voix rauque dans leur langue :
— Nous… ne sommes pas perdus.
Bérangen et Valyrei se retournèrent en même temps.
— Tu parles notre langue ? s'étonna Valyrei.
Elle hocha la tête, une lueur indéchiffrable dans les yeux. Chaque mot qu’elle prononça semblait peser lourd de sens, chargé d’une histoire qu’elle seule portait.
— Je la connais… Depuis longtemps. Ximatùl m’a appris à parler comme mon père, pour que, le moment venu, je puisse arracher son cœur et l’offrir à Krantha.
Cette réponse, effroyable dans sa froideur, fit frémir Bérangen. Mais Valyrei, dont la colère bouillonnait sous la surface, se redressa brutalement.
— Assez ! s’écria-t-il. Nous en avons assez des dieux, des sacrifices et de cette folie ! Regarde-nous : un compagnon mort, une amie blessée, et nous n’avons plus rien. Ta foi nous mène à la ruine !
Il s’avança d’un pas vers elle, le regard en feu. Mais l’étrangère ne bougea pas. Elle semblait défier non seulement Valyrei, mais le monde entier, son visage figé dans une impassibilité quasi divine. Autour d’eux, la jungle grondait doucement, comme si elle-même retenait son souffle. Les mots de Valyrei avaient résonné avec une force brute, mais l’étrangère ne ploya pas. Ses traits restaient durs, mais son regard brillait d’un éclat étrange, comme si elle voyait au-delà de sa colère.
— D'ailleurs, explique-nous ce qu'il s'est passé là-bas ! Pourquoi nous avoir sauvé et pas lui ? reprit Bérangen.
La jeune femme s'accroupit dans un geste calme.
— Vous méritez des réponses. Je prendrai le temps de calmer vos inquiétudes.
Elle croisa les mains sur ses jambes et fit une longue pause, comme pour choisir les mots qu'elle allait prononcer.
— Les étrangers comme vous pensent que notre dieu est cruel et qu'il ordonne quantité de sacrifices pour être satisfait. Ce n'est pas la vérité. Le sacrifice est l'acte le plus pur qui soit. C'est un acte volontaire qui apporte l'honneur aux Makhus. Ce qu'il s'est passé à la cité n'est ni la volonté de Krantha, ni même une pratique rituelle. Même moi, je n'avais jamais vu cela.
— Mais toi, qui es-tu ? Qu'est-ce que tu es ?
— Je suis Izuqal.
Et sous les yeux médusés des colons, d'une voix lente articulant soigneusement, pour peser le poids de chaque syllabe, elle raconta son histoire. Comme si cette seule et simple vérité allait tout expliquer. La venue des étrangers à Teoxhùn. Le viol de sa mère par un colon. Sa naissance difficile, sa vie plus encore. Les voix dictant sa vie : celle de son grand-père tout d'abord, puis celle de son dieu, jusqu'aux derniers mots qu'Il lui dicta et qui lui ordonnèrent de sauver Adelind.
Elle s’interrompit, serrant les poings comme pour contenir un torrent d’émotions refoulées. Valyrei, malgré sa colère, ne pouvait détourner les yeux de cette femme dont la douleur résonnait étrangement avec la sienne.
— Il t'a montrée, continua Izuqal en désignant Adelind. Je suis intervenue pour toi. Quel est ton nom ?
Celle-ci se redressa, son visage souillé du sang de sa blessure et sa chevelure en bataille après les dernières échauffourées.
— Je me nomme Adelind de la maison Cardaillane, fille aînée du suzerain du comté de Rabanheim, au royaume d'Haelle.
Valyrei la dévisagea, dubitatif. Il n'imaginait pas que sous ce visage crouteux de boue se cachait une dame de la noblesse d'un pays lointain. Était-ce la vérité ou bien avait-elle jeté ces titres pour impressionner la Makhue ? Elle avait répondu, droite et fière, mais également le fard aux joues, comme piquée d'une jalousie inattendue.
Il faut dire que cette Izuqal est d'une beauté incroyable, pensa Valyrei en regardant celle-ci plus attentivement. Il lui sembla qu'elle avait hérité des plus beaux attraits physiques de ses ascendants. Izuqal était bien plus grande qu'une Makhue, sa peau et ses yeux plus clairs, et son visage plus doux et harmonieux. Son corps athlétique possédait en outre des courbes que ne dissimulait qu'à grand-peine sa toge légère. Bérangen ne parvenait pas à s'en détourner, tant il était captivé.
— Je ne connais en rien la terre qui t’a vu naître, reprit Izuqal d’une voix posée, mais empreinte d’une gravité qui glaçait l’air. Ni les joies ni les peines qui ont façonné ta vie jusqu’à ce jour. Tout ce que je peux te dire, c’est que Krantha a murmuré ton nom dans mon esprit, alors même que les ondruus réclamaient vos vies à tous les quatre.
— Et Clamart ? Qu’ont-ils fait à Clamart ? intervint brusquement Bérangen, les poings serrés, comme s’il espérait arracher une vérité qui lui échapperait toujours.
Izuqal marqua une hésitation, le regard vacillant légèrement, trahissant une ombre de trouble.
— Je… je ne sais pas, finit-elle par répondre, presque à contrecœur. Ce rituel avait débuté comme une prière de sacrifice, une offrande de vie pure et juste à Krantha. Mais… rien dans leurs gestes, ni dans leurs chants, ne ressemblait à ce que je connaissais. Leur rituel s’éloignait des voies de Krantha. Ce qu’ils invoquaient… ce n’était plus Lui.
Elle détourna le regard, comme si ces souvenirs la brûlaient. Mais son silence fut bientôt brisé par Valyrei, dont la voix s’éleva avec une brusquerie qui fendit l’atmosphère tendue comme une lame.
— Et Taruknakhan, hein ? Il nous a menés droit dans ce piège ! s’emporta-t-il, son visage rougi par la colère et l’amertume. Ce maudit Makhu nous a trahis ! Il a trouvé le moyen de venger sa tribu, le lâche ! Et toi, toi qui nous parles de voix et de dieux, qui me dit que tu ne complotes pas contre nous aussi ? Après tout, si ce que tu racontes est vrai, tu as sûrement une dent contre notre colonie, toi aussi ! Pas vrai ?
Les paroles claquaient comme des fouets, trempées de rancune et d’un désespoir à peine contenu. Valyrei, d’ordinaire si maître de lui-même, l’aventurier au sourire rusé et au cœur plus généreux qu’il ne l’admettait jamais, semblait se désagréger sous le poids des récents événements. Ses yeux, d’habitude pleins de malice, étaient désormais enflammés d’une rage incontrôlable.
Adelind, jusque-là perdue dans ses réflexions, son regard absent glissant sur la végétation oppressante autour d’eux, sursauta. L’intensité soudaine de la colère de Valyrei la tira de sa torpeur. Elle n’aurait jamais cru qu’un homme tel que lui, qui avait toujours su transformer la pire des situations en une plaisanterie cynique, puisse céder à un tel éclat.
Mais ce n’était pas une simple colère. Non, c’était un cri de détresse, l’expression brutale d’un homme qui sentait le sol s’effondrer sous ses pieds, trahi par la jungle, par les dieux, et peut-être par ceux qu’il avait choisis de protéger.
Izuqal soupira, puis le regarda avec tristesse.
— Je ne peux pas vous rendre ce qui vous a été pris, ni vous prouver que mes intentions ne sont pas mauvaises. Vous ne pouvez pas me faire confiance, mais sans mon aide, la jungle ou les sentinelles de Teoxhùn prendront votre vie avant demain matin. Vous cherchez des réponses. Vous avez été trompés. Venez avec moi trouver ces réponses là où elles résident.
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