Chapitre 7.2 : Bérangen
Au lendemain de cet obstacle éprouvant, ils se réveillèrent dans un brouillard épais recouvrant tout ce sur quoi leurs yeux se posaient. Décontenancés, ils mirent quelques temps avant de se retrouver les uns les autres tant l'opacité du manteau blanchâtre masquait leur vision. Même la rumeur de l'océan paraissait étouffée par ce voile intangible. L'humidité et la fraîcheur du matin les avaient transi de froid, et ils n'eurent le choix que de se mettre en route pour se réchauffer. À tâtons, Izuqal les guida vers la paroi de la falaise contre laquelle ils s'appuyèrent afin de progresser à un rythme prudent, leurs pas hasardeux ayant tôt faits de les guider dans de dangereuses fondrières. Le sable humide s'était changé en un sol meuble et traître.
Bérangen sentait son corps se tendre difficilement à chaque mouvement, comme si ses muscles s'étaient recroquevillés sur eux-mêmes et avaient durcis comme la pierre. Engourdi par cette froidure inattendue, il dut se faire violence pour ne pas perdre l'équilibre à plusieurs reprises et s'étaler de tout son long. Valyrei et Adelind s'enquirent de son état, visiblement épargnés par les douloureuses courbatures dont il souffrait.
L'air était saturé de relents d'algues et de sel. L'humidité perlait sur leur visages et coulait sur leurs joues. Ils avancèrent ainsi jusqu'à ce qu'Izuqal bifurque vers une sente qui serpentait le long des orgues noires. Un chemin escarpé se dévoilait peu à peu devant eux.
Alors qu’ils grimpaient lentement, Bérangen sentit un malaise s’insinuer en lui. Une sensation rampante, une étrange oppression sur sa poitrine. Un cri retentit, éthéré et lointain. Un second, plus proche, qui paraissait inhumain. Les regards se croisèrent, inquiets, et leur allure s’accéléra instinctivement. Puis vinrent les traces : des lambeaux de chair accrochés à la roche, des filets de sang noircis par le sel, des animaux écorchés laissés en offrandes macabres.
Valyrei dégaina le couteau qu'il portait à sa ceinture.
— Nous sommes suivis, murmura-t-il.
Izuqal, imperturbable, pressa le pas. Le sentier se termina sur un promontoire plat, relique d'une arche de basalte brisée surplombant une abîme noyée dans la brume. À son extrémité, défiant le vide au-dessus duquel il se balançait paresseusement, un pont de cordes conduisait de l'autre côté. L'angoisse les pressait au point que la question de savoir s'il était encore praticable parut presque passer au second plan devant l'indicible menace. Posant un pied craintif sur les premiers nœuds, Izuqal ouvrit la marche, bientôt suivie de Bérangen, Adelind et Valyrei.
Soudain, Izuqal se pétrifia. Quelque chose avait attiré son attention de l'autre côté du pont. Une silhouette se dessinait dans la pénombre spectrale.
Puis, une voix s’éleva au-dessus du tumulte des vents.
Une voix qui aurait dû appartenir à un homme mort.
— Vous fuyez encore ?
Sur la rive qu’ils avaient quittée, une silhouette se détachait de la brume. Taruknahkan. Mais il n’était plus le guerrier qu’ils avaient connu. Son bras droit, jadis tranché, avait repoussé en un membre d’obsidienne, hérissé de veines de lave. Son torse était lacéré de marques ardentes, comme si le feu l’habitait de l’intérieur. Ses yeux, autrefois empreints de mélancolie et de doute, brûlaient d’une lumière affamée.
— Vous ne comprenez donc pas ? continua-t-il en avançant d’un pas.
Sous son poids, la pierre elle-même semblait gémir.
— Pas de place pour les impurs et les égarés. Krantha a échoué. Le vent a parlé. Les flammes ont murmuré mon nom. Celle-qui-Consume m’a fait renaître.
Sa voix n’était plus celle du guerrier brisé qu’ils avaient quitté. Elle vibrait d’une puissance ancestrale, empreinte d’une ferveur implacable.
Taruknahkan écarta les bras, la brume s’écartant comme si elle craignait de le toucher.
— La paix est un mensonge. La terre doit brûler pour renaître. L’océan doit rugir pour être entendu. L’orage doit frapper pour exister.
Un pas de plus. Le pont grinça.
Avant qu’ils ne puissent réagir, une seconde présence apparut sur l’autre extrémité du pont. Une silhouette plus frêle, plus humaine, mais défigurée par quelque chose de pire que la mort.
Clamart.
Ou plutôt ce qui restait de lui. Son visage, miroitant entre l’humain et la chose indicible, était fendu d’un sourire brisé. Son corps semblait étiré, distordu, et ses yeux portaient un vide absolu. Adelind porta la main à sa bouche, mais son cri ne parvint pas à être totalement étouffé. Bérangen sentit son souffle se bloquer. Il voulut avancer, parler, mais une main l’arrêta. Valyrei.
— Ce n’est plus Clamart, souffla-t-il. Ça ne l’est plus depuis longtemps.
Taruknakhan fit signe à Clamart, et tous deux avancèrent vers les quatre compagnons. Pris au piège, encerclés au milieu du pont branlant, ils n’avaient qu’une option. Valyrei la leur offrit sans hésitation. Il planta le tranchant de sa lame dans l’une des cordes maîtresses.
— Agrippez-vous aux cordages de toutes vos forces !
La lanière de chanvre céda, le pont oscilla violemment, puis se rompit en son milieu dans un claquement sec. Izuqal et Adelind eurent le réflexe de s'emmailloter le bras dans les liens de soutènement, mais Bérangen, troublé, tomba à la renverse. Valyrei attrapa son bras juste avant qu'il ne bascule dans le ravin, lui-même solidement ancré au moignon d'attache qu'il venait de sectionner. Taruknakhan parvint à s’accrocher de justesse à un brin qui claqua contre la falaise, mais Clamart, surpris, perdit l’équilibre. Son regard croisa une dernière fois celui de Bérangen avant qu’il ne disparaisse dans le vide.
La chute sembla interminable. Puis il disparut, englouti par les ombres.
Taruknakhan remonta avec une surprenante agilité sur le promontoire, puis cria de frustration avant de s'enfuir. Le silence retomba. Péniblement, Izuqal et Adelind furent les premières à atteindre le sommet. Ils tendirent la main à Bérangen et Valyrei pour les hisser sur la terre ferme.
Personne n'osa parler. Pas encore. Le choc était visible sur chaque visage.
Les mêmes pensées, les mêmes questionnements, tourbillonnaient à l'unisson dans l'esprit de chacun d'entre eux. Qu'était-il arrivé à Taruknakhan ? Sur quel chemin l'avait conduit sa quête de vengeance ? À qui avait-il offert librement sa conscience et sa vie ? Comment son bras était-il réapparu ? Et surtout, Clamart était-il encore vivant quelque part ? Ou ce qu’ils avaient vu n’était qu’une carcasse animée d’une volonté étrangère ?
Malgré le choc de cette rencontre, ils se relevèrent. Izuqal mena le groupe sur la route qui continuait, perdue dans une pénombre humide. La piste les mena plus loin, dans une dépression encaissée entre deux falaises, un cratère ouvert sur l'oubli. Ils pénétrèrent dans ce creux aux proportions colossales, et constatèrent que de nombreux pèlerins avaient emprunté le même chemin qu'eux auparavant. Des statues, des bijoux de métal ou de pierres, des armes, et même des cadavres embaumés enveloppés dans des sortes de sacs mortuaires étaient disposés tout autour d'eux, de part et d'autre de ce sentier qui se dirigeait vers le centre de cette caldeira. Le vent s'était tu, et le lieu baignait dans un silence vide, comme si le gigantisme de l'endroit témoignait de l'absence d'une présence titanesque.
Aucun souffle, aucun son ne parvenait jusqu'à eux, seul l'écho de leurs pas leur revenait comme une lugubre mélopée. Dans ce mutisme surnaturel, la brume faiblit, dégageant leur vue sur une cuvette profonde. En son centre, une proéminence étrange émergeait du sol de lave solidifiée. Tous se rapprochèrent de cette colonne singulière, paraissant faite d'une matière organique pareille à de la roche, mais à la forme allongée et lisse comme la carapace d'un insecte. À son sommet, une sphère s'élevait à une dizaine de pieds au-dessus d'eux, comme un soleil pétrifié, l'œil clos d'un géant endormi.
Adelind s'approcha du pilier, se tenant le visage nerveusement.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
— C'est le lieu le plus proche de Krantha. S'il était là, nous pourrions l'entendre s'adresser à nous. Mais là…
Izuqal avait répondu d'un souffle. L'absence de Krantha la rendait triste, presque mélancolique.
— Non, je veux dire… ça.
Adelind avait désigné plus précisément la pierre qui recouvrait le sol, à l'endroit où plongeait la colonne. Bérangen se rapprocha, et constata qu'elle différait du basalte omniprésent : légèrement translucide, elle était d'un aspect rosé et sa structure était formée de cristaux cubiques.
Je l'ignore, murmura Izuqal malgré le silence. Je ne suis moi-même jamais venu ici. Je…
— C'est impossible, coupa Adelind.
Les trois regards convergèrent vers elle. À genoux, elle gardait sa main sur sa joue tout en tendant la main vers la roche brillante.
— Qu'est-ce qui est impossible ? demanda Valyrei avec une pointe d'angoisse.
— Cette pierre… c'est la même que celle de mon épreuve.
Adelind reprit son souffle.
— C'est du tellure pur. La roche dont les éclats servent de focaliseur aux mages pour user de magie.
— Et bien il semblerait que les mages se soient trompés !
— Non tu ne comprends pas… cette pierre ne devrait pas se trouver ici. Chaque ligne tellurique se cristallise d'une couleur unique. Cette pierre vient de Karshai !
Elle tendit la main pour toucher la pierre. Mais alors que son doigt effleura le minéral, une lueur aveuglante éclata au cœur de la sphère, inondant de lumière le cratère lugubre. La puissance du fanal était telle que Bérangen en fut étourdit et perdit l'équilibre, comme si son corps plongeait dans un gouffre béant. Privé de ses sens, glissant peu à peu dans l'inconscience, il lutta désespérément, en vain, puis sombra dans les ténèbres.
Annotations
Versions