La dernière traversée

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Le cliquetis d’une serrure me réveilla en sursaut. J’entrouvris alors une paupière, la petite aiguille du réveil pointait sur cinq heures. Je réalisai avec effroi qu’une personne pénétrait dans ma cabine sans avoir reçu mon autorisation. Pourquoi cette intrusion, alors que j’avais déboursé deux mille euros pour cette traversée de l’océan Atlantique en cargo ? Vêtue d’une simple chemise de nuit, je bondis hors de mon lit et me glissai en dessous pour me soustraire aux regards. Je perçus alors le bruit de l’interrupteur du plafonnier et le ricanement du système coulissant du placard. L’intrus empilait hâtivement mes vêtements pour les jeter dans un sac en plastique. Il releva ensuite le store du hublot, puis verrouilla la porte d’entrée. Ses pas résonnèrent quelques instants dans la coursive puis s’estompèrent.

Je sortis de ma cachette et me figeais sur place, aveuglée par la lumière, des larmes roulaient sur mes joues. Je protégeais ma vue d’une main, et de l’autre j’essayais de refermer le cache-hublot pour congédier ce soleil assassin. Mais les cordons étaient solidement attachés autour du support de fixation, je renonçai avec paresse à dénouer cet enchevêtrement de fils. Épouvantée, je constatai que l’ensemble de mes affaires avait disparu.

Tournant le dos à l’éblouissante clarté, j’aperçus mon journal intime qui avait glissé au pied du lit sous l’effet du roulis. Il s’était ouvert à la première page m’invitant à me replonger dans mes tourments.

Le Havre, le 1er mars 2019,

Ma prime de licenciement après trente-années de bons et loyaux services m’a permis de financer cette onéreuse traversée. À qui faire plaisir avec cet argent ? sans conjoint et sans enfants. Le jour de mon cinquantième anniversaire, mon directeur m’avait congédié sous prétexte de mon manque d’adaptabilité aux nouvelles technologies. Au bas mot, je m’étais acharnée pendant des jours, des mois, des décennies, à satisfaire cet employeur intransigeant sans obtenir la moindre compensation en retour. Pire, je tombai follement amoureuse de lui, mais ma timidité maladive m’empêcha de lui déclarer ma flamme. Face à moi, il se faisait un malin plaisir à me fixer droit dans les yeux pour m’embarrasser. Séducteur né, ses nombreuses conquêtes s’invitaient dans son bureau en fin de journée, alors que son épouse, mère au foyer, lui vouait une confiance aveugle. Je me torturais l’esprit chaque soir à chercher comment séduire cet homme insensible. Après de nombreuses crises de larmes et scarifications, je me contentai d’un amour platonique. Maintenant, j’essaye de tourner la page, mais c’est une mission impossible.

Le havre, le 1er avril 2019,

Cela fait un mois que mon employeur m’a jeté à la rue. Aujourd’hui, j’ai divagué en ville pendant des heures, indécise. Une pulsion m’a poussée à franchir le seuil d’une agence de voyages, mais aucun des programmes touristiques que m’a présentés l’hôtesse ne m’a séduit malgré sa logorrhée corrosive. Je me suis ensuite déconnectée de la réalité pour me plonger dans mes sombres pensées. Finalement, la quinte de toux exagérée de la demoiselle m’a rappelé à la réalité. À bout d’arguments, elle m’a proposé une place sur un cargo à destination de New York. Ses yeux noirs se sont plantés dans les miens pour entrevoir l’étincelle d’émerveillement qu’elle tentait de susciter. Hélas, elle s’est heurtée à ma morne indifférence et a lâché un soupir de capitulation. Quelques secondes plus tard, à son grand étonnement, je lui ai tendu le chèque de règlement.

Elle m’a demandé de patienter quelques instants, puis a franchi la porte d’un bureau dont les cloisons étaient vitrifiées. Elle ignorait que je lisais sur les lèvres, puisque j’étais appareillée depuis l’enfance pour surdité. J’ai surpris une conversation sans filtres entre elle et une collègue.

« Camille, cette cliente est tellement déprimée qu’elle m’a pompé toute mon énergie. On dirait mon amie d’enfance Laurène, qui a pété un câble et a fini aux urgences psychiatriques. Vite, j’ai besoin de fumer une clope pour retrouver ma sérénité.

Regarde Léa ! maintenant elle pouffe de rire toute seule. J’espère qu’elle est suivie par un médecin. Au fait, comment se porte Laurène en ce moment ?

À vrai dire, j’ai pris mes distances avec elle l’année dernière, je ne la supportais plus. Si j’ai bonne mémoire, les soignants l’avaient diagnostiquée bipolaire. Et puis zut ! je suis commerciale et pas toubib. Je vais m’empresser de congédier cette cliente pour m’en fumer une petite ».

En quittant Léa, j’entrevis le reflet de mon visage grimé en clown triste dans la vitrine de la boutique. J’avais dépensé ma prime de licenciement dans l’achat d’un voyage dont je me moquai éperdument, rien ne m’intéressait plus dans la vie.

Le havre, le 10 avril 2019

Le jour du départ, le cargo m’avala tel un insecte, tandis que sa corne de brume bourdonnait dans ma tête. Sans appétence, je me morfondais de longues heures à l’intérieur de son ventre d’acier. L’équipage qui s’affairait autour de moi à laver le pont augmentait mon sentiment d’inutilité. Désœuvrée, je fixais l’horizon, espérant me diluer dans les circonvolutions du soleil couchant, puis disparaître dans les limbes de la nuit. Mais l’astre tira sa révérence sans se soucier de mes états d’âme. Dès que je m’inclinai au-dessus du parapet, mes pensées noires devenaient létales.

Maintenant, l’aiguille du réveil indiquait six heures et l’envie d’écrire me démangeait. J’essayais de m’emparer du crayon qui se dérobait sans cesse sous mes doigts. Rageant de maladresse, je laissai choir mon récit autobiographique. Étaient-ce les premiers signes d’une dépression nerveuse ? Les filles de l’agence de voyages avaient peut-être raison, je consulterais un psychiatre dès mon retour.

Un bain relaxant me ferait le plus grand bien, je me penchai vers la baignoire et tournais le robinet, mais ma préhension était inefficace comme si j’actionnais la manette défectueuse d’un jeu vidéo. Déboussolée, je me redressai pour me diriger vers le miroir où une goélette gréée en voiles auriques se reflétait dans la glace. Elle figurait sur un tableau accroché au mur, derrière moi. J’embuai alors la surface en exhalant jusqu’à en perdre haleine. Mon visage recouvert de quelques mèches de cheveux poisseux s’esquissa un instant avant de s’effacer. Étais-je en train de devenir folle ? Je devais en avoir le cœur net.

J’attendis le coucher du soleil, ses rayons me brûlaient les yeux. Le crépuscule enfin tombé, je me dirigeai vers la porte de la cabine qui refusa de s’ouvrir. Une ventilation mécanique bruyante située au-dessus attira mon attention, je m’en approchai et fus happée telle une particule de poussière. Épouvantée, je tournoyais sans cesse dans le conduit d’aération transformé en centrifugeuse, puis je ressortis de l’autre côté de la grille et chutai sur le pont supérieur. Me relevant avec difficulté, j’avançai chancelant vers tribord. Un marin appuyé sur le bastingage observait la voûte céleste nimbée de mille feux et tira une bouffée de sa cigarette. Il huma l’air imprégné de mon capiteux parfum puis se retourna sur mon passage, l’air intrigué, sans me saluer. Quelle impolitesse de sa part !

Soudain, j’entendis une cloche résonner dans la nuit, un mille nautique plus loin, un paquebot surmonté de trois cheminées heurtait un iceberg bleuté qui émit un craquement sinistre. Sans crier gare, je hélai le marin qui jetait son mégot par-dessus bord. L’homme se mis à bailler puis sourd à mes appels, s’éloigna lascivement vers la proue. Un souffle de vent s’agrippa alors au bastingage, puis une voix de baryton m’interpella.

— Bonsoir, madame, puis-je me présenter ?

Je sursautais tandis que j’observai les flots où le navire en perdition s’estompait comme une brume. Je levai la tête vers un homme moustachu en uniforme de commandant de bord qui portait un binocle coincé dans l’œil droit. Il croisa les bras derrière le dos en m’observant de la tête aux pieds. Je l’alertai du naufrage en pointant le doigt vers l’horizon.

— Vite, ce bateau vient de couler, il faut secourir les passagers !

— Hélas, il est trop tard, chère Madame.

— Bon sang, bougez-vous, le temps presse !

— Le temps, le temps, il y a bien longtemps que je m’en désintéresse.

J’écarquillai les yeux en scrutant les vagues, mais le paquebot avait disparu et aucun naufragé ne flottait à la surface en s’époumonant. Estomaquée, je me retournai vers l’individu en train de renifler avec délectation un cigare cubain.

— Ça y est, j’ai des hallucinations, soupirai-je.

— Vous n’avez pas rêvé, vous venez d’assister au naufrage du Titanic.

— Qu’est-ce que vous me racontez, c’est impossible  !

— Ah, je manque à tous mes devoirs, permettez-moi de vous saluer, Charles Mercier, commandant en second du Titanic.

— Arrêtez votre cirque, le navire a sombré corps et biens en 1911.

— Exact, cela fait cent dix-huit ans aujourd’hui. Quel est votre nom, madame ?

— Audrey Lannoy, chômeuse, vous êtes content ?

Charles m’adressa un regard compatissant, puis sifflota en tournicotant sa moustache en guidon de vélo. Il alluma ensuite son cigare puis tira quelques bouffées.

— J’ai rarement l’occasion de discuter avec mes semblables. Même si vous êtes d’une humeur massacrante, je suis enchanté de faire votre connaissance.

— Excusez-moi, mais je suis en train de perdre l’esprit. Depuis mon réveil, les choses ne tournent plus rond dans mon existence.

— Je suis aussi passé par là, rassurez-vous, la nuit du quatorze avril 1911.

— Attendez ! Dans l’hypothèse où vous auriez survécu au naufrage, vous seriez âgé d’environ cent soixante-dix ans aujourd’hui, c’est grotesque.

— Cent soixante et onze ans, précisément. Heureusement, le temps n’a plus d’emprise sur moi. Chère amie, je m’évertue à vous expliquer que nous sommes pareils. Ne seriez-vous pas dans le déni ?

Mes yeux se remplirent de larmes et je détournai le regard.

— Allons, allons, ne vous tourmentez pas, vous avez toujours un joker.

— Un joker ? Je suis MORTE, que voulez-vous que je fasse avec ce truc.

— Eh bien, vous avez la possibilité de passer de l’autre côté, tandis que moi, je suis un fantôme condamné à errer.

— Qu’avez-vous fait pour mériter ce châtiment ?

— J’ai cédé mon siège à une femme enceinte de troisième classe dans la dernière chaloupe puisque dix bourgeois endimanchés avaient refusé cet échange pour sauver leur peau. Ils ont ensuite fait fortune dans la finance sans un remords.

— Vous êtes un héros, Charles, et votre place est au paradis.

— Pourtant, je n’ai pas rejoint les mille cinq cents autres victimes. À votre tour maintenant, que s’est-il passé ?

— J’ai oublié les ultimes instants de ma vie, mais je sens la passion renaître de ses cendres grâce à vous.

— C’est la première fois qu’une femme en lingerie me courtise, les mœurs ont-elles changé à ce point ?

— Ne me dites pas que c’est encore une relation à sens unique !

— J’ai juré fidélité à mon épouse, Léopoldine, qui a survécu au drame. Une fée en robe de mousseline qui descendait l’escalier des premières classes du Titanic d’un pas aérien, je n’avais d’yeux que pour ELLE. Après le sauvetage, je suis demeuré dans son ombre pendant trente années, puis le Tout-Puissant l’a rappelé à lui.

— Ni la vie ni l’au-delà ne veulent de nous, Charles, nous sommes dans de beaux draps !

Le commandant sortit une montre de son gousset, puis plongea ses yeux sépia dans les miens.

— C’est l’heure, je suis votre joker.

Une bourrasque me souleva tout à coup comme une plume. Je m’arcboutai pour lui résister et tentai de m’agripper au garde-corps. Mes mains sans consistance traversèrent l’objet sans le toucher. Je criais pour alerter Charles, mais aucun son ne sortit de ma gorge ; le commandant du Titanic s’évapora sans fournir d’explication. Impuissante, je m’élevai dans les airs et survolai une mer agitée qui clapotait contre la coque du navire. Les embruns commençaient à couvrir mon visage de paillettes glacées. Le coup de vent cessa brutalement et je tombai en virevoltant sur les flots apaisés.

J’aperçus sous l’eau une ombre indistincte qui traversa une lumière opalescente, puis s’approcha en ondulant, c’était un dauphin blanc qui émettait d’infimes chuintements. J’ai compris qu’il partageait mon chagrin. Bouleversée par sa compassion, je l’enlaçai et posai mes lèvres sur son front bombé. Le cétacé éleva sa fréquence vibratoire et m’enveloppa de ses nageoires le restant de la nuit. Nous fusionnâmes aux premières lueurs du soleil levant.

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