Sixième histoire : La bienveillance.

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Monsieur K regarda l’horloge : bientôt dix-sept heures, il allait pouvoir quitter son bureau à La Défense.

Il n’était guère fatigué, à 58 ans il était un « vieux » et sa charge de travail était fort réduite. Mais dans La Firme personne ne lui prêtait la moindre attention et les journées « 9 to 5 » étaient bien trop longues.

Son portable vibra :

« — Monsieur K, demanda une douce voix féminine ?

— C’est moi -même.

— C’est Catherine, la présidente du syndic.

— Bonjour Madame, répondit mécaniquement Philippe.

— Je suis désolée, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre »

Catherine ?

Monsieur K, ne se faisait pas aux « nouveaux usages », mais c’était la règle, on appelait les dames par leur prénom, les messieurs par leur nom. Monsieur K ne voyait pas pourquoi on considérait cela comme un signe de

respect envers les femmes, mais il y avait si peu de choses qu’il comprenait dans ce « nouveau monde » !

Il évoqua le visage de Catherine : une brunette, trentenaire, plutôt mignonne (il gardait pour lui ce dernier point : « l’ordre nouveau » ne tolérait aucun faux pas).

Catherine prit un ton lugubre :

« — Je suis désolée, le vote de l’assemblée a été unanime : vous êtes expulsé.

— Mais pourquoi, pourquoi supplia Monsieur K ?

— Vous avez consulté la Liste ?

— Pas aujourd’hui, avoua Philippe.

— Vous devriez, insista la voix, glaciale. »

La Liste ! Le nom officiel était Répertoire Quotidien des crimes, délits et incivilités à caractère sexuel ou sexiste. C’était la transposition française de la « Shame list ».

Tout le monde l’appelait « La Liste », et pour tout homme (aucune femme n’y figurait) c’était la mort sociale.

Pour Monsieur K, le respect du sexe opposé était un devoir kantien.

Il ne consultait La Liste, comme tout le monde, que pour trouver le nom de la prochaine personnalité en disgrâce.

Avec horreur Monsieur K vit son nom, suivi de son adresse.

Il confessa à voix basse :

« — J’y suis.

— Je sais, répondit Catherine méprisante.

— Mais je suis innocent, c’est une erreur !

— Tous les harceleurs disent cela, rétorqua Catherine. Vos affaires sont au garde meuble, la première nuit est gratuite, puis vous payez. Si vous revenez à la résidence, nous appelons la police et c’est la prison !

— Mais, mais je suis … »

La communication s’arrêta là. Monsieur K essaya de rappeler, mais il comprit vite que Catherine l’avait bloqué. Désemparé, le vieil homme se surprit à pleurer tout doucement …

Tout allait pourtant si bien ! Philippe avait profité de la nouvelle loi sur le travail des seniors, pour se faire embaucher par la Firme.

La multinationale n’avait guère le choix : ne pas respecter le quota de seniors coûtait très cher et les primes gouvernementales pour l’embauche permettait à toute entreprise de recevoir l’équivalent de deux ans de salaire.

Tout le monde embauchait et les salaires étaient généreux, car les entreprises touchaient les primes et France Travail versait la paye, durant un an.

Cette astuce avait permis au gouvernement de faire passer « en douceur » le recul de la retraite à soixante- sept ans ( dans un premier temps).

Philippe avait découvert, à ses dépens, l’autre point négatif : la haine des jeunes qui n’avaient plus ni perspective de carrière, ni augmentation. Personne ne lui parlait et il avait compris qu’on attendait juste qu’il crève !

Le « crime » devait être léger : sinon il aurait déjà reçu sa lettre de licenciement.

Mais maigre était sa consolation : depuis longtemps , à Paris, on ne pouvait plus qu’acheter via un syndic, qui non seulement réclamait une somme faramineuse, mais pouvait aussi vous virer et garder votre logement. Tout le capital issu de la vente de sa belle maison, après le divorce, venait de disparaître !

Pendant que Monsieur K ruminait ces pensées, Catherine téléphonait :

« — Séverine j’ai une bonne nouvelle !

— Tu as mon logement, répondit la jeune femme ?

— Tu peux emménager ce soir, roucoula Catherine.

— Mais cela veut dire que tu as …

— C’était un harceleur !

— Le pauvre homme, murmura Séverine.

— Cela suffit , c’est avec des midinettes comme toi que metoo va s’effondrer, vitupéra Catherine. Remercie moi et n’oublie pas les 100 000 Euros … »

Monsieur K visionnait et revisionnait la vidéo qui prouvait son « comportement inadapté ».

Pour faire accepter l’omniprésence des caméras de surveillance, la coalition écolo-socialiste avait mis en avant la lutte contre le harcèlement de rue.

Les vidéos-preuves se voulaient pédagogiques et directement tirées du quotidien, un commentaire les accompagnait.

On voyait,très distinctement, Monsieur K tenir la porte d’un magasin à une grande blonde, dont, discrétion oblige, le visage était flouté.

La scène était commentée : « Mesdames, n’acceptez jamais ce geste qui se dit galant. La galanterie est la première étape du harcèlement ».

La vidéo continuait et Monsieur K fut horrifié de comprendre que la France entière regardait en boucle son crime.

On voyait le regard de Monsieur K s’arrêter sur le décolleté de la jeune femme. Philippe était déçu : il se rappelait avoir eu, largement, l’occasion de profiter d’un jouissif spectacle, mais un immense carré blanc le cachait. La caméra fixait les yeux avides du vieil homme et la voix off reprenait :

« Mesdames, tout regard sur votre intimité : poitrine, pubis, cuisse qui dure plus d’une demi-seconde est juridiquement du harcèlement »

Apparaissaient la photo, le nom et l’adresse de Monsieur K. Le clip se terminait sur le message gouvernemental : « Mesdames, ne tolérez rien : ensemble nous vaincrons le harcèlement de rue ».

Monsieur K regardait son ordinateur vingt étages plus bas. Étrangement, il avait pu ouvrir une fenêtre dans le bureau désert, après être resté des heures prostrés devant son poste de travail.

Tout le monde était parti, sans un mot, sans un regard.

Disloqués ses souvenirs d’enfance, ses quarante années de vie de couple …

Sautera, sautera pas ?

Pour Léopoldine l’attente était insoutenable. Monsieur K mettait en danger sa prime.

La Firme avait une stratégie bien rodée : on embauchait un sénile, on empochait la prime, on le poussait à la faute.

Il démissionnait ou se suicidait bien avant la fin de la période d’essai et, on touchait, une nouvelle fois, le jackpot.

Seulement ce Monsieur K, malgré son tempérament dépressif s’accrochait et semblait résister au mépris et à l’ostracisme.

Léopoldine avait fouillé l’ordinateur du sénile et deviné ses goûts, assez peu originaux : il aimait les grandes blondes avec de beaux décolletés.

Lors du casting, elle avait choisi Ingrid, une magnifique suédoise. La nouvelle mode qui dévoilait le téton était une aubaine.

Ingrid avait suivi Monsieur K et le piège s’était refermé. La DRH avait déverrouillé une fenêtre.

Mais Léopoldine se rongeait les ongles et murmurait :

« Sautera, sautera pas, Sautera, sautera pas,Sautera, sautera pas … »

Léopoldine savait qu'on jugerait qu'elle était la "méchante", mais depuis que son ex s'était barré en la laissant seule avec son enfant à naître, elle n'avait aucune pitié pour les hommes.

Et la cheffe était claire : soit le "vieux " se suicidait , soit c'est elle qui "sautait" et "mon enfant avec" songea-t elle, en regardant monsieur K."

Monsieur K me regarda dans les yeux :

« — C'est ta nouvelle histoire, Philippe ?

— Oui Philippe, répondis-je ?

— Et après tu rentres dans la salle, toi mon auteur Phil Le Chat

c’est bien ça ?

— Et je te sauve !

— Mais pourquoi ?

— Parce qu' il est désormais interdit de faire du mal à ses personnages !

— Mais pourquoi ? Toute cette histoire est absurde

— Tu ne comprends pas, fut ma réponse. Permettre aux seniors de travailler, c’est de la bienveillance, lutter contre le harcèlement, c’est de la bienveillance, interdire de faire souffrir son personnage, c'est de la bienveillance. »

Monsieur K soupira profondément.

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