Chapitre 2

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Hana

Je fixe des yeux le plafond de ma chambre. Cela fait presque trois quarts d’heure que je me tortille dans tous les sens, cloîtrée entre les murs de la pièce, dans l’espoir de mettre un terme à mes cogitations. En vain.

Je déteste devoir partager mon toit avec des inconnus. Encore plus quand ces inconnus ne semblent pas friands des règles de bienséance.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer. Depuis l’épisode de ce matin, j’ai décidé de prendre de nouvelles résolutions avec Yanis. J’arrête de lui parler de ses fréquentations, j’arrête de l’envahir avec mes pensées négatives. Alors pour remplir mon objectif, il me suffit de me tenir à l’écart et d’éviter toute situation qui pourrait me mener à croiser ses amis. Pas de rencontre, pas de jugement. Plutôt simple, non ?

La vibration de mon téléphone me tire de mes rêveries. Je l’attrape vivement et jette un coup d’œil à la notification, avant de hausser un sourcil. Message en provenance du « plus beau des grands frères », surnom que la personne en question s’est elle-même fait un malin plaisir de s’attribuer :

  • Hana, tu pourrais nous préparer à manger ? Le frigo est vide.

Je manque de m’étouffer en lisant la demande de mon frère. J’espère que c’est une blague.

Je lui réponds sans attente :

  • Pourquoi tu veux que je cuisine ? Faites vous livrer un repas.

J’ai à peine le temps de relever mon regard que mon téléphone vibre à nouveau. Il doit vraiment être rivé dessus…

  • C’est la première fois que Reda vient à la maison, ce serait malpoli de ma part. Et puis au moins, le dîner sera prêt pour tout le monde…

Je roule des yeux face à l’attitude de Yanis. Il va me faire croire qu’à chaque fois qu’il amène quelqu’un, il prend le temps de lui servir un beau petit plat préparé avec amour ?

Je me pince l’arête du nez pour réfléchir un instant. Tout compte fait, je ne crois pas que Yanis ait déjà amené quelqu’un ici. Son ami d’enfance, Harûn, est un libraire trop occupé à subvenir aux besoins de sa femme, Inaya. Quant à Naïm, il est bien trop accro à la clope pour qu’on le laisse franchir le seuil de l’entrée et qu’il infeste la maison de sa nicotine.

J’émets un soupire avant de reprendre mon portable. Si Reda est réellement le premier ami qu’il invite, je comprends qu’il veuille faire bonne impression.

-Bon, c’est d’accord. Je vais essayer de me débrouiller avec les restes, alors ne sois pas trop exigeant.

-Merciiii Hana, je t’aime t’es vraiment la meilleure <3

Son enthousiasme m’arrache un sourire. J’aurais pu le laisser cuisiner lui-même, mais mes parents et moi avons déjà subi les frais de sa maladresse avec les plaques électriques : une poêle brulée et un plat à jeter. Alors autant éviter les risques inutiles.

Je me lève du parquet et me dirige vers les escaliers. Alors que je m’accroche fermement à la balustrade, dans l’espoir d’étouffer au mieux les bruits de mes pas, une cacophonie de rires éclate en provenance du salon. Génial.

La cuisine est située au pied de l’escalier, juste à sa droite. Elle n’est séparée de la salle à manger et du salon que par un bref mur, plutôt mal isolé, ce qui rend les conversations et les secrets difficiles à camoufler au rez-de-chaussée.

J’ouvre le placard au-dessus du plan de travail et balaye d’un œil chaque recoin. Il reste un paquet de riz que je m’empresse d’ouvrir. J’attrape également quelques légumes dans le réfrigérateur, ainsi que des œufs, et je me mets au travail.

Pendant que le riz cuit dans la casserole et que je découpe minutieusement chaque légume, je ne peux m’empêcher de laisser traîner une oreille vers le salon. Les mots sont saccadés et sans contexte, alors je ne suis pas certaine, mais je crois que Yanis est en train de monologuer sur une expérience plutôt récente.

  • C’était pas un accident, j’en suis sûr ! s’écrie-t-il brusquement, d’une voix aigüe presque stridente.
  • Tu comptes porter plainte ? rétorque Reda, dont le ton est beaucoup plus calme et posé.
  • J’en sais rien, à la base je voulais surtout aller le cogner.

Je manque de me découper un doigt en entendant ces bribes de conversation. Mais bon sang, dans quels problèmes mon frère est-il allé se fourrer ? Et surtout, pourquoi est-ce qu’il en parle à cet inconnu et pas à sa propre sœur ?

Reda ricane face à la spontanéité de mon ainé. C’est une blague ? C’est comme ça qu’il compte l’aider ?

Soudain, je réalise les pensées qui traversent mon esprit. Je secoue vivement la tête pour me ressaisir. Hana, on a dit qu’on ne se mêlerait plus de ses affaires ! Et qu’on garderait le bon soupçon sur ses fréquentations !

Je chasse ces idées pour me recentrer sur mon occupation de base, mais je ne peux m’empêcher d’émettre un soupire. Finalement, ne pas s’impliquer s’avère bien plus facile à dire qu’à faire…

* * *

Le plat est prêt.

Je prends le temps d’abreuver mon riz avec de la sauce soja sucrée, avant de le répartir équitablement sur deux assiettes plates. Les mains sur les hanches, j’observe le résultat de mon travail avec satisfaction.

Yanis n’est pas difficile en nourriture, il mange toujours les plats de la maison sans jamais se plaindre. En fait, c’est plutôt son ami qui m’inquiète. A défaut d’être poli, j’espère au moins qu’il saura rester clément sur mes capacités culinaires...

Les rires aux éclats se font toujours entendre en provenance du salon. J’envoie un message à mon frère pour qu’il vienne récupérer les assiettes. Hors de question que j’aille les servir moi-même, j’ai déjà rendu suffisamment de services pour aujourd’hui.

La réponse de mon aîné ne se fait pas attendre. Il me rejoint dans la cuisine, un sourire aux lèvres.

  • Ouah, s’exclame-t-il. Je savais que tu te débrouillais bien de base, mais je pensais pas que t’arriverais à faire quelque chose d’aussi stylé avec le peu de choses qu’il restait…
  • Arrête de faire semblant, c’est juste du riz sauté, rétorqué-je tout en le tapotant sur l’épaule. T’es pas obligé de me complimenter juste parce que tu te sens redevable.

Il fronce les sourcils.

  • Non, reprend-il. Je le pense vraiment. Le plat est beau et ça sent super bon.

Le rouge me monte aux joues.

Je ne sais jamais comment me comporter face aux compliments qu’on m’adresse, peu importe de qui ils proviennent. S’ils ne sont pas sincères, je les cerne plutôt rapidement. Si au contraire, ils sont authentiques, mon corps finit par s’exprimer à ma place. Rire nerveux, rougissement, déni, tous les mécanismes de défense sont possibles avec moi. Alors je me contente de me taire. C’est plus simple.

  • Bon ben si tu aimes…c’est le principal…murmuré-je, un peu embarrassée.
  • Merci Hana.

Il m’ébouriffe la tête, comme à son habitude, avant de prendre les assiettes et de retourner avec Reda.

Un soupire franchit le seuil de mes lèvres. Je me sens enfin soulagée, libérée d’un poids qui m’oppressait depuis le début de la soirée. Je vais enfin pouvoir retourner dans ma chambre pour me concentrer sur mes propres occupations et cette idée m’arrache un sourire discret.

Alors que je retrousse mes pas en direction des escaliers, je suis brutalement interrompue par la voix stridente de mon frère :

  • Hana, tu pourrais venir ?

Dites-moi que c'est une blague.

  • On a un petit problème et on a besoin de toi, ajoute-t-il.

Un problème ? Quel genre de problème ? Et pourquoi ils auraient besoin de ma présence pour le régler ?

Pour être honnête, je suis loin d’être enchantée à l’idée de rencontrer l’ami de mon frère. Sa première impression m’a laissée perplexe, mais elle a eu le mérite de me laisser douter. Si je le recroise encore, je risque de devoir me confronter à la réalité. Sa réalité. Je ne pourrai plus reculer ni nier les signaux d’alerte, s’il y en a. Et ça, je ne le veux pas. Je ne veux plus embêter Yanis avec mes appréhensions.

  • D’accord, j’arrive…finis-je tout de même par rétorquer.

Malgré tout, je ne peux pas décliner la demande de mon ainé. Il a besoin de moi et je ne peux pas me permettre d’être égoïste dans ce genre de moment. Alors je vais prendre sur moi. Mais uniquement pour cette fois.

Je franchis le salon d’un air confiant et m’empresse de questionner mes interlocuteurs, affalés sur le canapé devant la télévision.

  • Qu’est-ce qui se passe ?

Ma voix légèrement chevrotante me trahit rapidement. Reda me scrute minutieusement de ses prunelles émeraude. Il décortique chaque parcelle de mon corps, un rictus aux lèvres, comme s’il prenait un malin plaisir à me voir tenter de cacher le tremblement de mes membres. Je crois qu’il ne me porte vraiment pas dans son cœur.

Je soutiens son regard perçant durant quelques secondes, avant de le poser sur la table basse située devant la télévision. L’assiette de mon frère semble bien entamée, tandis que l’autre est restée intacte. Je hausse un sourcil interrogateur en direction de mon ainé.

  • Je sais pas comment te dire ça, reprend Yanis en balbutiant, mais comme tu le vois… Reda n’a pas touché à son assiette…

Je déglutis intérieurement une substance inexistante. Ne me dites pas qu’il va réellement se plaindre de la nourriture ?

  • En fait… poursuit Yanis, en passant sa main dans ses cheveux sans oser soutenir mon regard.
  • Pour faire simple, je suis allergique aux poivrons, déclare soudainement son ami d’une voix ferme.
  • Oh.

Je suis partagée entre l’envie de soupirer de soulagement et l’incompréhension face à l’attitude exagérée de mon frère. Qualifier ça de problème, c’est quand même gros. Après tout, s’il est allergique, ce n’est pas de sa faute.

  • C’est rien, repris-je en adressant un sourire chaleureux à l’invité. Donne-moi ton assiette, je vais les retirer.

Il me toise un instant.

  • Non en fait, quand je dis allergique, ça veut dire allergique.
  • Quoi ?

Je le toise à mon tour. Son attitude condescendante commence sérieusement à me taper sur le système. Il me prend pour une idiote ou quoi ?

  • Où veux-tu en venir ? demandé-je en tentant tant bien que mal de garder ma bonne humeur.
  • Ce que je veux dire, c’est qu’à partir du moment où les poivrons ont touché le plat, je ne peux plus rien manger.

Je réprime un rire nerveux.

  • C’est une blague ? m’écrié-je spontanément, sans le vouloir.
  • Non.

Il affiche de nouveau son visage inexpressif, presque austère, tandis que je reste sans voix.

  • Hana, s’exclame mon frère, embarrassé, si tu es occupée laisse tomber. Je vais nous faire livrer quelque chose et voilà.

Je comprends mieux son attitude, loin d’être exagérée finalement. Je viens de passer plus d'une demi-heure dans la cuisine, à tenter de faire plaisir à quelqu'un qui me demande implicitement de tout recommencer ? Sérieusement ?

  • De toute façon, j’ai pas très faim, ajoute Reda en haussant les épaules nonchalamment.

Toi, je me passerais bien de tes commentaires.

Je fixe les deux bruns quelques instants, le temps de digérer la nouvelle. D'un côté, ce n’est pas de sa faute s’il est allergique aux poivrons. Il aurait juste pu le mentionner plus tôt…

  • C’est bon, c'est pas grave, finis-je par reprendre plus calmement. Je vais cuisiner autre chose.

Je sens les prunelles vertes de Reda me décortiquer de nouveau. Il semble partagé entre la surprise et la satisfaction.

  • Hana, vraiment, je veux pas te déranger, poursuit mon frère, visiblement confus.
  • Non, avec plaisir.

Je lui adresse un sourire hypocrite pour essayer de le rassurer. Même si en réalité je mens. Bien sûr que j’ai autre chose à faire que de passer ma soirée dans la cuisine. Ce n’est pas la liste d’obligations qui me manque. Mais je ne veux pas le mettre dans une position délicate. Alors je prends sur moi. Une seconde fois. Et cette fois, ce sera la dernière. Du moins je l'espère.

Mon regard se pose de nouveau sur celui de notre invité.

  • Est-ce que tu es allergique à autre chose ? l’interrogé-je.

Il ne manquerait plus que le scénario se répète à l’infini. Autant le prévenir.

Il se pince l’arête du nez pour réfléchir un instant. Tiens, il a donc la même habitude que moi. Je dois avouer que c’est plutôt déroutant.

-Non, pas à ma connaissance.

-Une omelette, ça te va ?

Il se contente de hocher la tête pour acquiescer. Je crois que me remercier, c'est trop demandé pour monsieur le Prince.

* * *

  • Il m'insupporte, Lucie !

Je crois que j'ai dû souiller les tympans de tout le voisinage avec mon cri.

Heureusement que les garçons ne sont plus là. D'après ce que j'ai compris, Reda ne devait pas rentrer trop tard et Yanis s'est porté volontaire pour le raccompagner. II est toujours trop gentil.

J’entends mon interlocutrice s’esclaffer de la situation de l’autre côté.

  • Pourquoi tu rigoles ? C’est vraiment pas drôle, ajouté-je.
  • J’arrive pas à croire que t’aies dû refaire un plat tout entier juste pour lui !
  • C’est pas comme si j’avais eu le choix. J’allais pas le laisser mourir de faim non plus.

Lucie s'arrête un instant, pensive, avant de reprendre :

  • Moi, je pense surtout qu’il a voulu se moquer de toi.
  • Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
  • Réfléchis un peu, Hana. L’allergie au poivron, c’est une allergie orale.
  • C’est-à-dire ?
  • C’est une réaction de ton organisme face à des protéines végétales.

Lucie est une étudiante en biologie. Elle est passionnée par les sciences et notamment la médecine.

  • Je comprends toujours pas le rapport…
  • Ce que je veux dire, c’est que tant que tu ne consommes pas l’aliment en question, t’as aucun risque de développer les symptômes liés à l’allergie...

Là, je crois que je commence à comprendre où elle veut en venir.

  • Oh non, ne me dis pas que...
  • Si si, m'interrompt la blonde. Enlever chaque poivron aurait largement suffi. Il a juste voulu te faire tourner en bourrique.

Je me mordille la joue intérieurement pour réprimer un second cri de colère.

  • Mais à quoi est-ce qu'il joue ?! Qu'est-ce que je lui ai fait pour qu'il soit aussi désagréable ?!
  • Là, tu m'en demandes trop.

Les rires de mon amie laissent place à un ton un peu plus sérieux, mais toujours aussi doux.

  • Tu sais, essaie de ne pas trop prendre cette histoire à coeur.
  • Plus facile à dire qu'à faire...
  • C'est pas comme si tu allais le recroiser de si tôt. Alors arrête de trop y penser.
  • Sauf si Yanis s'amuse à le ramener à la maison chaque semaine...
  • Alors tu t'arrangeras pour sortir à ce moment là !

Je ne la vois pas, mais j'imagine qu'elle affiche son clin d'oeil habituel, de l'autre côté.

J'aimerais vraiment être comme Lucie. Elle est tellement plus rationnelle que moi et par conséquent tellement plus sereine dans la vie quotidienne. Je l'admire beaucoup.

Le bruit de la poignée de porte me tire de mes rêveries.

  • Je te laisse, Lucie. Je crois que mon frère est rentré.
  • D'accord, prends soin de toi beauté.

* * *

Affalée sur mon lit depuis maintenant plusieurs minutes, je reconnais les pas de mon frère se dirigeant vers ma chambre. Il se positionne derrière la porte, dans l'attente de ma réponse.

  • Tu peux entrer, m'écrié-je.

Je me relève pour m'asseoir en tailleur.

  • Hey, tu vas bien ? finit-il par demander.

Je le scrute un instant. Au vu de sa mine, il doit vraiment culpabiliser.

  • Oui, super ! rétorqué-je pour éviter de l’inquiéter.

Il lâche alors un profond soupire.

  • Et moi qui croyais que t’allais être en rogne…
  • Pourquoi je serais énervée ?

Arrête de faire l’autruche Hana.

  • Bah tu sais, j’ai l’impression d’avoir gâché ta soirée avec toute cette histoire...

Oui, je suis en colère. Oui, j’ai envie de coller une tarte à ce Reda qui m’a littéralement prise pour une idiote avec sa fausse allergie. Mais je n’en veux pas à Yanis. Vraiment pas. Je sais que ses intentions étaient louables et je ne le blâmerai jamais pour ça.

Je fais signe à mon frère de s’approcher davantage. Il obtempère et se place face à moi.

  • Baisse-toi un peu, m’exclamé-je. On a quinze centimètres d’écart, je te rappelle.

Il s’exécute et je m’empresse de lui ébouriffer ses cheveux.

  • Arrête de culpabiliser. C’est moi qui ai accepté ta demande. Et si j’ai accepté, c’est parce que ça me faisait plaisir.

Mon frère me fixe, les yeux écarquillés.

  • Hana, t’es trop gentille… murmure-t-il.

Plutôt ironique qu'il pense de moi ce que je pense de lui.

Mon aîné se met à tirer sur mes joues pour me provoquer fraternellement.

  • Aïe, me touche pas ! déclaré-je.
  • Tu vas faire quoi avec ta minuscule taille ? Tu peux même pas m'atteindre !
  • Quoi ?! Attends de voir ça !

Pendant que nous nous chaimaillons, la nuit s'abat progressivement pour clôturer cette journée particulièrement mouvementée.

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