La Corrida
Tout n’était que panique. Impossible de voir, impossible de s’entendre penser dans ce vacarme assourdissant. Ces derniers jours avaient été les plus dévastateurs de mon existence, j’avais été témoin de l’incompréhension humaine et de sa supériorité autoproclamée. Une corde avait été astucieusement serrée autour de mon cou et dès lors, j’eus perdu le contrôle de ma vie. Sans concertation, j’avais fait don de ma liberté et de tout ce qui allait avec. Un camion, cinq cents kilomètres, et une frontière plus tard, on avait fait de moi un prisonnier de luxe. J’ignorai la finalité, le sens et l’essence même de ma capture, et on n’avait pas pris le soin de me ménager. La captivité est une folle alliée qui vous entraine dans de profondes abîmes, au plus près de vos propres démons. Je me souviens du noir, puis de rouge, du noir, du rouge. Une espèce d’association de traumatismes dont la seule issue était d’attiser ma colère. Et ils y étaient parvenu, car désormais je n’étais que fou. La perte de tous mes repères n’avait laissé place qu’à la haine et la violence. Il n’y avait désormais dans mon esprit aliéné que l’obsessionnel désir de foncer tout droit sur ces hommes, responsable de mes tourments, et d’en finir. Je ne pense qu’à cela, depuis le temps que je patiente dans cette chambre noire. J’ignore ce qu’il se prépare, quel sort m’attend de l’autre côté de ma geôle, si seulement je pouvais voir. Seule l’ouïe me permet de conserver l’équilibre dans la pénombre. J’entends qu’on s’amuse et qu’on chante au bout du couloir. Un râle lointain, d’une foule possédée par l’excitation. Je pressens un dénouement prompt, une agitation jusqu’alors nouvelle. C’est différent des autres fois. Peut-être serai-je libéré ? A l’instant où je recouvrerai la vue, une émancipation tant méritée m’attendrait.
Quelqu’un a touché le verrou. La porte s’est ouverte et j’ai plongé vers le grand jour. Presque aveuglé. Là où je crus retrouver mes semblables et le vert doux des prés, le capharnaüm manqua de me faire perdre pieds. Une arène, un enclos sableux dont la poussière montait jusqu’aux nuages dans un tourbillon apocalyptique. Des cris, de grands gestes dans l’estrade. J’ai vu la fanfare, les barrières, et les gens autour. Trois gaillards vêtus de cuissardes et de paillettes, honorent le port d’un chapeau et d’une lance que j’ai trop souvent reconnu. Ils ont frappé chacun leur tour, visant le dos, et le pic de douleur a réveillé toutes les anciennes déjà existentes. C’était une embuscade. Dans les premiers moments j’ai cru qu’il fallait seulement se défendre. Mon instinct me murmurait de prendre la direction opposée, mais comment faire dans une arène fermée ? La seule échappatoire demeure être le trou noir par lequel je suis apparu. Mais cette place est sans issue. La fuite ne serait pas une option, ils y avaient veillé. La réalité est d’une fatale évidence, l’assaut est lancé. Je commence à comprendre. La lucidité commençait à doucement me regagner, mais tout s’enchaîna alors très vite. Ils ont refermé derrière moi, ils ont eu peur que je recule.
Me voilà encerclé, armé de ma seule rage. Les trois gaillards s’étaient déployés aux trois coins de l’arène, aux aguets. Était-ce la peur que je voyais dans leurs yeux ? Peur de moi ? Et peut-être alors qu’ils n’étaient pas les bourreaux, et que leur stratégie de contrôle n’avait que renforcé mon insatiable désir de vengeance. Je suis plus fort, me dis-je. Je vais bien finir par l’avoir cette danseuse ridicule. Tout n’est que spectacle, odieux accoutrements et exclamations de frivoles ignorants. On croirait à un rêve, si loin de la réalité. Andalousie, je me souviens les prairies bordées de cactus. J’étais passé par plus grand, plus indomptable que la poupée humaine. Je ne vais pas trembler devant ce pantin ! Ce minus ! La rage faisait doucement son lit, glissant un voile sur mes yeux pour que je n’y voie plus aucune raison. Mes narines se dilataient, appelaient mon cœur à l’effort pour expulser l’air chaud et encombrant qui soulevait la poussière dans le ciel. Je vais l’attraper, lui et son chapeau, et les faire tourner comme un soleil. Il ne me fait pas peur, ce jouet orné de pacotilles. Son avenir est désormais de mon ressort, et à en juger la colère qui gargarise tous mes muscles, la crainte dans son regard se justifie. Ce soir, la femme du torero dormira sur des deux oreilles. Et ce soir, je serai libre.
Ensuite, tout n’a été que chasse. Pas plus impressionnante que les fois précédentes, pas plus difficile. Je connaissais la danse pour l’avoir trop souvent faite. Je m’abandonne tout entier à la colère, celle qui stimule le corps et l’âme et qui me maintient en vie. La colère adrénaline. A droite, à gauche. Les piquets rouges me frôlent parfois, sans m’achever pour autant. Seule la foule diffère, absente jusqu’alors. Les cris et l’affluence donnent à mon combat des allures théâtrales. Croient-ils que nous dansions ? Que la lutte pour vivre relève du divertissement ? Pauvres naïfs. La danse s’intensifie, provoque en moi un émoi peu rassurant. La colère laisse doucement la place à la crainte. Une lame s’échoue près de l’épaule, et je crus un instant que ce fut le coup fatal. J’ai peur désormais. J’en ai poursuivi des fantômes, presque touché leurs ballerines. Et ils ont fini par m’avoir. J’ai été touché, dompté par le destin. Ils ont frappé fort dans mon cou pour que je m’incline.
Je me suis senti tituber, traçant la fatigue sur la terre battue. L’arène a tourné sous mes yeux et je me suis retrouvé à terre, impuissant. Seule la douleur derrière la tête s’éveille, tandis que partout ailleurs, mon corps s’endort. Mon souffle ralentit, mes tentatives vaines de supplier clémence s’évanouirent dans le brouhaha de la foule. Le pantin m’avait eu. Ils sortent d’où ces acrobates avec leur costume de papier ? Etrangers à la prairie, je ne les connais pas. Pourquoi me veulent-ils muet ? Je suis sans défense moi. Je n’ai jamais appris à me battre contre des poupées.
La douleur a progressivement envahi mon corps tout entier, l’entrainant dans le néant. Sentir le sable sous ma tête, c’est fou comme ça peut faire du bien. La danse a été haletante, la lutte épuisante. J’ai prié pour que tout s’arrête, que le cauchemar prenne fin pour de bon. Je ne voulais plus retourner dans la cage, revoir ni le noir ni le rouge. Je ne ressentais plus rien. Ni le poids de mon corps, ni la chaleur de midi. Ils me restaient quelques instants seulement avant de mourir. Je me laissais alors accueillir par la mort qui me tendait une main bienveillante. Je repensai aux cactus. Au vent qui entraine la rivière, au souffle de liberté. Oublier le reste, le chaos et la cruauté, et conserver en mémoire le meilleur. J’entrainerai dans l’abîme cette image immuable. Andalousie, je me souviens.
Puis tout devient lointain. Les beugles, les prétentieux et les paillettes. L’être humain me laisse sans réponse, je partirai sans le comprendre. Je les entends rire comme je râle. Le son se fait de plus en plus sourd, le poids de ma tête contre le sol devenant de plus en plus insupportable. Je les vois danser comme je succombe. Je ne pensais pas qu’on puisse autant s’amuser autour d’une tombe.
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