Le bel américain

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Cette fois, c’est à moi. C’est mon tour. C’est obligé. Non que je sois impatient, mais quand même, s’il y a une logique dans cette histoire, alors je suis le prochain.

Je comprends bien qu’on n’ait pas commencé par moi.

Déjà, comme on le dit chez les déménageurs : « premier entré dans le camion, dernier rangé dans ma maison ». Et ça, ce n’est pas possible. Je dois pouvoir être disponible tout de suite. Dans le nouveau foyer, il faudra m’installer, me sortir du silence, afin de vite me nourrir.

Ensuite, comme on ne m’a pas déplacé, comme je trône encore à mon endroit, couvant mes moutons et les jouets du chat, on a accumulé tout un tas de choses devant moi : des cartons, petits et grands, des chaises pliées, des meubles démontés, des sacs-poubelle obèses qui ne feront pas le voyage.

Enfin, comme il faudra user de rigueur, de subtilité, surtout de beaucoup de force et de plusieurs bras, alors je sais bien que l’exercice n’aurait pu tenir lieu de tour de chauffe pour Raphaël et ses amis.

Je les vois me regarder depuis qu’ils sont réveillés, les yeux collés, un peu nerveux, presque découragés. Je compatis. C’est qu’il faudra des reins solides pour me transporter. Et malheureusement, on ne peut pas me démonter. Pas comme la vieille armoire normande, celle qui était au fond du séjour, celle qui grinçait à en masquer mes ronrons, et qui a fini en petits morceaux emballés dans une bâche rêche et poussiéreuse.

Moi, je suis depuis peu emmitouflé dans une épaisse couverture en laine. C’est pour ça que je sais que je suis le prochain. Les cartons disparaissent petit à petit, même la cafetière s’en est allée.

La cuisine est à présent presque vide. Et passablement défigurée.

Dans un grand concert, la vaisselle a été empaquetée. On entendait les assiettes claquer, les verres tinter, les plats s’entrechoquer, et moi je ronronnais.

Et ensuite, ils ont tout démonté. Portes, placards, comptoir et four.

Défiguré.

Ah ! Le dernier carton vient d’être emporté. Il y a déjà le grand Vincent qui me regarde, un peu inquiet. Le grand Vincent, qui me vidait plus vite qu’on ne peut me remplir, semble enfin prendre la mesure de mes dimensions.

Raphaël le rejoint et lui tend des gants.

« Putain, on va en chier, non ? »

Je me souviens de mon arrivée chez Raphaël, il y a presque cinq ans.

Déjà, le grand Vincent avait dit : « on va pouvoir en coller des roteuses, là-dedans ! » Et ils en ont stocké, des bières, tout de suite après m’avoir installé. Je sentais leur impatience et ma jeunesse, mon envie de bien faire, leur avait donné satisfaction.

Il y a cinq ans, la cuisine était bien différente, bien ordinaire. Je crois pouvoir dire, sans me vanter, que c’est peu de temps après mon achat que Raphaël a décidé de tout chambouler afin d'embrasser au mieux la nouvelle ère que je venais d’instaurer. Tout casser, tout repenser, autour de mon énorme personne. Après ça, aucun doute que Raphaël avait la plus belle cuisine américaine du quartier.

Je devine même que c’est pourquoi Sandrine l’a épousé.

Ça y est, on s’approche de moi. Cela fait déjà plusieurs heures que je ne ronronne plus. On m’a d’abord débranché, puis vidé, puis récuré de fond en comble, avec une éponge douce et une bonne dose du produit nettoyant. J’aime bien l’odeur de citron sur mes rayons impeccables.

Voilà on m’empoigne, et le grand Vincent pousse un sacré grognement. Eh oui, mon gaillard, tu avais oublié ?

On me penche avec précaution. Mes clayettes ont été bien scotchées.

J’attends ce moment depuis des heures et c’est maintenant. Je les entends dire tous en cœur : « un, deux, trois ! »

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