00. Petite fille heureuse...
La petite fille courait dans la forêt, juste derrière son frère aîné. Elle avait du mal à suivre la cadence qu'il lui imposait et commençait à avoir le souffle court. Il fallait aussi avouer qu'avec des jambes plus grandes, distancer une petite fille de six étés n'était en rien une difficulté. Mais ce n'était pas ça qui allait lui faire renoncer à rattraper son aîné. Après tout, elle avait insisté pour qu'il l'emmène en forêt.
Le grand frère s'arrêta brusquement et fit signe à sa petite sœur de se baisser sans faire de bruit. Avec une gestuelle lente, il prit une flèche de son carquois et banda légèrement la corde de son arc. Devant eux se tenait un cerf majestueux, illuminé par les rayons hardant du soleil, mangeant tranquillement les feuilles d'un arbuste, sans se douter le moins du monde qu'un chasseur était à l'affût. Le jeune homme banda un peu plus son arc et visa la bête, sans faire de geste brusque. Sa petite sœur le regardait faire en silence, admirative de son calme. Elle voulut se rapprocher un peu plus, sans prendre garde à la branche qui craqua lorsqu'elle marcha dessus. Le cerf remua vivement les oreilles et redressa brusquement la tête. Un regard vif à droite, un regard vif à gauche. Il aperçut finalement les deux humains à peine cachés et bondit sur le côté dans le but de prendre la fuite. Une flèche trop tard, malheureusement pour lui. L'animal s'écroula sur le sol légèrement humide des bois, se vidant de son sang. La petite fille crut d'abord que son frère allait la gronder pour ce qu'elle avait mais n'en fit rien. Elle eut à la place une caresse affectueuse sur la tête pour lui signifier que cela pouvait arriver.
Le jeune homme accourut et abrégea les souffrances de l'animal en lui tranchant net la gorge avec le couteau qu'il portait à la ceinture. Il fit ensuite signe à sa sœur qu'elle pouvait approcher. Une fois qu'elle fut à ses côtés, l'animal ne bougeait plus. Quelque part au fond d'elle, elle était un peu triste pour lui.
Son frère lui montra alors comment enlever la peau et récupérer la viande qu'il découpait minutieusement pour tout mettre dans un sac en toile qu'il avait emporté en quittant le village. Un tel savoir-faire... La petite fille n'en était que plus admirative. À ses yeux, rien pour son frère ne semblait impossible et le fait que quelque chose puisse être hors de sa portée semblait inconcevable. Pour peu, elle le considérait presque comme un dieu.
Ils repartirent presque aussitôt après qu'il eut fini de retirer les ramures du cerf pour les attacher avec son sac. Il aurait aimé ramener toute la viande mais son corps de petit garçon de huit printemps ne lui permettait pas de transporter l'équivalent d'un cerf adulte sur le dos. Il déclara que la viande qui resterait ici serait pour les carnivores.
Il se remit à courir et elle, derrière, le suivait toujours avec autant de mal. Elle n'avait pas encore récupéré de sa précédente course. Le souffle court, la gorge sèche comme une rivière tarie, les jambes lourdes comme du plomb... Malgré tout, elle courait pour continuer à voir son frère en action. Ce frère qu'elle admirait tant et dont le désir d'être son égal était plus grand que les montagnes qu'il avait l'habitude d'arpenter en solitaire.
Juste avant de rentrer au village, il lui proposa de lui apprendre à grimper aux arbres. Elle se sentit offusquée et déclara qu'elle savait déjà le faire comme les écureuils. Il demanda bien entendu à voir ce « prodige », sans apparemment y croire et avec un air amusé.
Voyant là l'occasion de l'épater, elle s'exécuta avec entrain. Trop même. À peine avait-elle commencé à grimper sur le premier arbre venu qu'elle glissa le long du tronc et tomba sur ses fesses. Ses joues roussirent de honte. Elle tourna lentement la tête et vit l'expression hilare de son grand-frère, qui avait pourtant gardé un air sérieux tout du long de la chasse. Elle se mit à gonfler ses joues pour montrer son mécontentement. Voulant se faire pardonner, il lui montra comment s'y prendre. Selon lui, tout était une question de force dans les mains et d'appuis pour les pieds. La petite fille le vit monter très vite et poussa un petit cri d'admiration une fois qu'il arriva en haut. Après être redescendu, il lui assura qu'avec un peu de pratique, elle serait capable de faire pareil et que même les écureuils seraient jaloux de son agilité. Après une caresse affectueuse sur sa tête, ils rentrèrent ensemble au village.
Sur le chemin du retour, elle fixait le dos de son frère chargé de viande de cerf. Seulement deux printemps de plus et il semblait avoir tellement de qualités, de son point de vue.
Elle aurait aimé être née garçon, parfois. Peut-être ainsi, son père s'occuperait plus d'elle, qu'il n'accorde pas toute son attention à son fils. C'était ainsi depuis que leur mère fut emportée par la maladie, le printemps dernier. Leur père ne se souciait plus que de son fils aîné et de ses prises à la chasse. Il gardait une partie de la viande pour manger. Le reste, avec la peau et les autres choses étaient échangés contre de l'argent ou du riz.
Quand il s'agissait de son fils, il parlait de lui comme étant sa plus grande fierté, qu'il était excellent chasseur malgré son jeune âge et qu'il ramènerait de plus belles prises dans un avenir proche, leur permettant d'avoir plus d'argent.
Mais quand il parlait de sa fille... Ce n'était que reproches et mépris, quand ce n'était de l'indifférence.
Une fois rentré chez eux, le père accueillit son fils avec enthousiasme en voyant sa prise et ignorait complètement sa fille comme s'il s'agissait d'une vulgaire fourmi. Cette dernière le salua rapidement, avant d'aller se recueillir devant une pierre qu'elle avait installé derrière leur maisonnette, servant d'autel funéraire improvisé pour sa mère. Dessus était posé un nenju, un chapelet destiné à la méditation, composé de perles noires, seul souvenir que Mikazuki avait pu conserver de sa défunte mère. Elle priait tous les jours, lui racontait sa journée, ce qu'elle ressentait... C'était pour elle le seul moyen de conserver un lien avec elle, puisque son père avait vendu toutes les possessions de son épouse.
« Elle est morte et n'en aura plus besoin ! Et nous, nous avons besoin d'argent pour vivre ! » avait-il déclaré sèchement quand ses enfants avaient tenté en vain de sauver les affaires de leur mère. La petite fille n'avait pu sauver que ce nenju, à présent seule trace que sa chère mère avait foulée cette terre...
Un père qui faisait comme si elle n'existait pas. Une mère qui les avait quittées... Tout cela semblait loin des contes avec des familles heureuses, que lui racontait sa défunte grand-mère, plus jeune. Son seul rayon de soleil semblait être son frère aîné.
Elle conservait toutefois l'espoir que les choses changeraient à l'avenir. Après tout, elle n'en n'était qu'à son sixième été...
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