Interlude : La famille Alcott
Quelque part, sur les routes au petit matin, un chariot tiré par deux chevaux, quasiment plein à craquer, suivait un cavalier.
Ce dernier ne pouvait plus se considérer comme jeune, les traits de son visage couplé à sa barbe naissante le trahissant. Mercenaire depuis toujours, il n’a jamais su comment gagner sa vie autrement et il n’avait honnêtement jamais vraiment cherché une alternative. Après tout, s’il était bon dans ce qu’il faisait, pourquoi changer ?
Il se disait cela mais concrètement, cela faisait un mois qu’il ne sortait son épée que pour repousser bandits et malandrins qui voulaient le soulager de sa bourse. Cela faisait un mois qu’il parcourait les routes pour accomplir sa mission. Cela faisait un mois qu’il n’avait pas combattu sur un champ de bataille aux côtés de ses frères d’armes, les Ailes de Vanaheim.
Ce n’était pas l’envie d’aller en première ligne qui lui manquait. Bien au contraire ! Mais on lui avait confié la tâche de rechercher un guérisseur pour le fils aîné de sa chef.
Il pensait que cela n’allait prendre que quelques jours ; que c’était un travail facile, pour une fois. Qui aurait imaginé qu’il était si dur de trouver un guérisseur dans ce pays !
Enfin, ce pays… Techniquement, ces terres ne faisaient partie du Royaume de Pendragon que depuis deux ou trois mois depuis son annexion. Les locaux n’avaient pas encore digéré l’idée que leur pays natal soit de l’histoire ancienne, à cause d’un roi avide de conquête, et voyaient les pendragoniens comme des envahisseurs. Ce qu’ils étaient, dans un sens. Cela pouvait peut-être expliquer pourquoi il avait eu tant de mal à trouver un guérisseur dans cette région…
C’était tout à fait possible ! Pourquoi n’y avait-il pas pensé plutôt ! Il était vraiment bête, parfois !
-Monsieur Gastar ! Tout va bien ?
Le mercenaire se retourna sur son cheval, pour regarder celui qui conduisait le chariot. Un homme imposant ; bien bâti et avec une barbe bien fournis en plus d’être bien taillée.
Gastar fit ralentir son cheval pour être au niveau du conducteur afin de lui parler :
-Tout va bien, Docteur Alcott, lui assura Gastar. Pourquoi cette question ?
-Vous bougiez étrangement sur votre monture. Je pensais que vous faisiez un malaise ou quelque chose de ce genre.
-Oh ! Non, non ! Il m’arrive de gigoter comme ça quand je suis très pensif. Et votre famille ? Tout va bien ?
Gastar regarda à l’intérieur du chariot : la femme du docteur dormait paisiblement en serrant ses deux plus jeunes filles contre elle, recroquevillées entre deux énormes sacs en toile. Les deux aînées, elles, étaient installées au fond. On apercevait à peine leur tête au milieu de cette accumulations de biens. Afin de s’assurer qu’elles allaient bien, leur père les interpella et elles lui firent un grand signe de la main pour dire que tout allait bien.
-Elles sont bien courageuses, admit le docteur. Vivre ainsi n’est pas à la portée de tous mais elles ont su s’adapter.
-Vous avez une chance immense, Docteur Alcott, lui dit Gastar. Peu de gens peuvent se vanter de pouvoir vivre sur les routes tout en ayant une famille.
Le Docteur Alcott eut un petit rire amer avant de poursuivre :
-Oh, mon brave… Je suis loin d’être chanceux, croyez-moi.
Il adoptait à présent un air triste, poussa un long soupir et reprit :
-J’ai tout perdu, lorsque que nous vivions au sein de la Coalition, et je pensais pouvoir repartir de zéro, avec l’aide de ma famille lointaine vivant à Pendragon. Quelle désillusion ce fut, quand ma grand-tante refusa de m’aider. Moi, un médecin qui soignait tous ceux qui se présentaient à moi, sans distinction de races ou de milieu sociale.
-C’est dur, de sa part.
-Les vieilles familles bourgeoises, vous savez ce que c’est… Bref, sans le sou, avec une famille et quelques possessions, je fus contraint de sillonner les routes pour exercer mon métier, tant bien que mal.
-Et vous avez survécu tout ce temps ainsi ?
-Incroyable, n’est-ce pas ? Mais en ces temps de conflits, Pendragon est une Terre Promise pour celui qui peut remettre sur pieds soldats et mercenaires pour quelques pièces d’or. Enfin, pour ma part. Ma femme et mes filles se débrouillent aussi pour gagner un sou ou deux quand l’occasion se présente. Je remercie les dieux que nous n’ayons jamais eu à mendier…
Gastar lui offrit un sourire amical. En effet, compte tenu de sa situation, on pouvait dire que le docteur avait une sacrée chance.
Il jeta un dernier coup d’œil à la famille du docteur puis repartit en avant.
Au fond du chariot, bien calé, voire serré, les deux filles aînées s’occupaient du mieux qu’elles pouvaient.
Pour la plus grande, Mégane, dîtes « Meg », les secousses du chariot l’empêchaient de dormir convenablement. De toutes les façons, elle ne pouvait trouver le sommeil qu’à condition d’être étendu sur une surface un minimum confortable. Pour passer le temps, elle contemplait les paysages qui défilaient devant ses yeux.
Sa puînée, Joanna, dîtes « Jo », griffonnait avec une vieille plume usée sur un vieux morceau de papier usé une petite histoire qu’elle comptait conter à ses plus jeunes sœurs dans la journée. Les paysages n’avaient qu’un intérêt limité à ses yeux. Elle préférait se plonger à corps et esprit perdu dans son imagination, en quête d’histoires divertissantes.
-Qu’est-ce que tu écris, cette fois ? demanda Meg à Jo.
-J’avais pensé à une histoire sur un loup-garou qui veut manger une petite fille habillée en rouge qui se promène dans les bois pour apporter à manger à sa grand-mère.
-Maman ne va pas apprécier que tu écrives une histoire d’horreur…
-C’est pas une histoire d’horreur. C’est un conte pour enfant !
-Si ça fait peur, ça devient de l’horreur.
-T’es bête ! Y’a pleins de contes qui font peur et qui sont pour les enfants !
-Arrête de dire n’importe quoi…
-Ah oui ? Et l’histoire du pantin en bois qui finit pendu parce qu’il n’a pas écouter ses parents ?
-C’est un pantin. Ce n’est pas une vraie personne. Ça ne compte pas !
-Quoi ? Parce que ce n’est pas un humain, on ne peut rien ressentir pour lui ?
-Non, ce n’est pas…
Jo gonfla ses joues de colère et se replongea dans la rédaction de son histoire.
-Si mon histoire doit faire peur, elle fera peur !
-Tu vas effrayer les petites !
-C’est un peu le but de la peur…
-Tu devrais écrire quelqu’un chose de plus… mignon ?
-Tu peux pas les couver éternellement. Même Maman te le dit !
-Je dit juste que les gens préfèrent…
-Attends ! Quand tu dis « les gens », tu veux dire « ceux que ça gêne que quelque chose qu’ils n’aiment pas existe » ?
-Qu’est-ce que tu veux dire ?
-Simplement que tu es la seule, ici, à qui ça gêne qu’on raconte des histoires qui font peur à des enfants, parce que tu n’aimes pas ça. Et si tu n’aimes pas, les autres ne doivent pas aimer. On dirait notre grand-tante…
-Ce n’est pas vrai !
Le ton monta de plus en plus, jusqu’à ce que leur père leur intimât le silence, tout en désignant leur mère et leurs deux petites sœurs, dormants à poings fermés. Meg et Jo cessèrent alors toute dispute, pour se recentrer sur autre chose : l’observation du paysage pour Meg et la rédaction de sa petite histoire pour Jo.
Bien qu’elle prenait du plaisir à créer à l’aide de sa plume, Jo ressentait un certain manque. Petite déjà, elle aimait lire. Elle se rappelait avec nostalgie de son ancienne maison, avec sa bibliothèque et les livres qu’elle contenait. Elle se rappelait des histoires que sa mère lui lisait avant de s’endormir et qui nourrissaient son imagination, avant de se transformer en rêve dans son sommeil. Par moment, elle regrettait cette époque où tout était plus simple, surtout pour ses parents.
À présent, le peu de livres qu’ils avaient conservés ne concernaient que la médecine, pour les besoins du travail de son père. Hormis deux ou trois recueils de contes, à l’attention de ses plus jeunes sœurs. Des histoires qu’elle avait lu et relu de si nombreuses fois qu’elle en avait fini par retenir chaque virgule qui composait le texte. Elle n’avait même plus besoin d’avoir le livre sous les yeux pour en raconter son contenu dans son intégralité.
Elle pensait qu’écrire ses propres histoires ; créer ses propres mondes féériques ou oniriques parviendrait à combler ce vide qu’elle avait au fond d’elle. Et ce fut le cas. Mais pour de courts instants, avant que ce trou dans sa poitrine ne revienne, une fois l’histoire terminée…
Jo, pour son jeune âge et du fait de suivre son père sur les routes afin qu’il puisse pratiquer la médecine, avait pourtant vu plus de choses qu’un enfant ne devrait voir. Elle pensait pouvoir créer quelque chose de si palpitant que son manque serait comblé. Mais c’était peut-être justement de par son jeune âge qu’elle n’arrivait à retranscrire sur le papier toute son expérience. Et cela la frustrait.
Elle ne parlait jamais de cela à personne. Ni à sa sœur aînée, ni à ses parents. « Ils ne comprendraient pas », pensait-elle avec conviction. Personne ne pouvait la comprendre. Elle en était persuadée…
Le glatissement d’un aigle capta soudain son attention. Elle sortit la tête du chariot et aperçu le rapace voler en cercle au-dessus d’eux, avant de fondre vers Gastar et se poser tranquillement sur son épaule. Il lui tendit ensuite la patte, où un message y était soigneusement attaché. Gastar recevait souvent des messages, encore plus ces derniers jours. Il disait que cela provenait de sa chef, qui l’informait des déplacements de sa troupe de mercenaires.
Jo n’aimait pas, de manière générale, ce genre de personnes. De nombreuses fois, son père fut engagé par des mercenaires pour soigner leurs blessures. En plus d’être peu reconnaissant du travail qu’il accomplissait, ils lançaient souvent des mots obscènes à sa mère, même quand cette dernière était en compagnie de ses filles. Pour la petite fille qu’était Jo, un mercenaire n’avait rien d’une bonne personne. Et Gastar ne faisait pas exception. Même s’il s’était toujours montré courtois et bienveillant, Jo était convaincu qu’au fond, il ne valait pas mieux que les autres.
Après avoir renvoyé l’aigle en lui faisant porter un nouveau message, Gastar annonça au docteur que leur destination avait de nouveau changé, pour les abords d’une ville. Selon lui, ils n’arriveraient au lieu de rendez-vous que dans deux jours, au crépuscule, dans le meilleur des cas. Largement assez de temps pour finir cette histoire, pensa Jo en rattaquant la phrase qu’elle avait laissé en suspens.
Annotations
Versions