5. Patients
« La guilde des marchands a provoqué une révolte, annonça calmement Tibère.
-On va les tuer ? demander du tac au tac Titus.
-Du calme, lui ordonna Marc-Aurèle en appuyant ses paroles de son regard sombre. Si nous nous sommes rassemblés, c’est pour discuter d’une solution, pas pour pendre des mesures inconsidérées à la va-vite.
-Je suis d’accord avec le philosophe, annonça joyeusement Néron. Ne sacrifions pas ces sujets d’expérimentation sur l’autel de la facilité.
-Ce n’est même pas la meilleure solution de les liquider immédiatement, ajouta Théodose. Je suis le plus grand assassin encore vivant à ce jour, je sais parfaitement quelles conséquences découlent d’un meurtre à l’aveugle.
-Notre numéro trois a raison, sourit Vespasien les yeux fermés. D’aucuns prétendent que la richesse des Confidens est un océan de sang et de larmes, mais en abuser ainsi, cela me semble un peu irréfléchi.
-Ces négociants ne reculent devant rien pour gagner toujours plus, asséna Theodora d’un ton accusateur. Mais tout banquier que tu es, constamment en sécurité derrière tes longues lignes de compte, tu n’as aucune chance de comprendre les réalités du terrain. Alors pourquoi ne pas faire silence ? On ne veut pas d’un deuxième Germanicus.
-Eh bien, eh bien, il semble que notre chère audacieuse a oublié le respect qu’elle doit à ses aînés, réagit moqueusement Agrippine. Une petite correction s’impose, je crois ; pourquoi ne pas l’associer à notre fou pour qu’il avance plus vite dans ses recherches ?
-Voilà une excellente idée, approuva l’intéressé aux cheveux bleu pâle. Il me tarde de créer des chimères aux côtés d’une telle beauté.
-Ce n’est pas en nous chamaillant ainsi que nous avancerons, les rappela à l’ordre Hadrien. Mieux vaut mettre nos différents talents à contribution plutôt que de les utiliser pour des gamineries pareilles.
-Venant d’un jeune homme de vingt-deux ans, j’espère que vous prenez toute la mesure du caractère puéril de votre comportement, enchérit Constantin. Et justement, Auguste et moi avons un plan sur le principe de complémentarité qu’il a proposé. Cher princeps, je te laisse la parole.
-Merci bien, Constantin. Commode, toi qu’on nomme à juste titre le clément quand il s’agit du peuple, tu ira négocier avec les marchands. Marc-Aurèle t’accompagnera. Vespasien, soit prêt à geler les comptes de ces agitateurs. Agrippine, Néron et Théodose, n’intervenez en aucun cas. Vous savez que les raisons divergent pour chacun de vous, alors je ne perdrai pas de temps à vous les expliquer. Titus, Hadrien et toi, Theodora, qui t’y connais si bien en gestion de crise selon tes propres dires, vous serez commandants des forces armées. Trajan, tu le sais déjà, tu occuperas comme toujours le poste de général en chef. Autorité absolue sur les trois autres. Enfin, Tibère tirera les ficelles dans l’ombre, tandis que mon meilleur lieutenant et moi resterons ici. Ne nous décevez pas. Au nom de Lovis IV, douzième empereur de la dynastie des Carlovins, maître incontestable de l’empire riphas, je vous ordonne de rétablir l’ordre ! Advienne que pourra ! »
***
« Karkov Ascagne, au rapport, sire.
-Ah, excellent. Comment évolue la situation ?
-Une foule est toujours massée devant l’enceinte du palais impérial, à crier son mécontentement, mais aucun accrochage avec la garde prétorienne. Les négociations se poursuivent à l’hôtel de ville, nous en sommes à la cinquième heure. Il faudra attendre le retour de mon jumeau Kanom pour avoir les détails des tractations. »
Alors qu’il terminait sa phrase, un jeune homme vêtu d’une armure de plate en tout point semblable à lui fut son entrée dans la pièce. Il exécuta un salut militaire, puis annonça de sa voix calme :
« Kanom Ascagne, au rapport, sire. Sire Commode multiplie les offres mielleuses aux représentants de la guilde, mais en réalité ne lâche rien, et reste en exact accord avec la ligne que son excellence Auguste a fixée. Sire Marc-Aurèle manie si adroitement les promesses et les menaces que ses interlocuteurs commencent à perdre de vue leur objectif initial. En bref, ils remplissent à la perfection leur mission.
-Combien de temps leur faudra-t-il encore ?
-Ils estiment que trois à quatre heures suffiront pour parvenir à une situation acceptable, mais sept pour un renoncement intégral et définitif aux dernières revendications.
-Il sera difficile de contenir les milliers de personnes massées dans les rues sans aucun dérapage aussi longtemps.
-À ce sujet, un envoyé de sire Tibère est arrivé au bureau des négociations au moment où je partais. Il en a profité pour me remettre ce message à votre intention, sire.
-Ah, enfin. Si le chef d’orchestre se décide enfin à nous contacter… »
Trajan prit le petit parchemin, l’ouvrit, puis le parcourut rapidement de son regard bleu.
« En fait de reine et de roi, lut-il, ces amateurs n’ont que des pions à jouer et à protéger. Pars avec tes fous, rejoins tes trois tours et ouvre enfin la partie, cher cavalier. Pour t’inspirer, tu peux te remémorer Lovis III contre Iolè XII, 794, match d’accession au trône. »
Le paladin esquissa un sourire.
« Finalement, se tutoyer par message pour plus d’anonymat, ça rend très bien. Karkov, Kanom, nous allons nous amuser un peu.
-Nous ne retournons pas surveiller la tournure que prennent les évènements ?
-Non. Nous allons la choisir. »
***
« J’entends bien que vous souhaitez moins de taxes sur les exportations, sourit Commode. D’ailleurs, ça fait des heures que vous me le répétez. Mais il se trouve, je vous le dis encore une fois, que le ministre des finances est en visite officielle à Esor. Nous ne pouvons pas décider à sa place de cela, ce serait outrepasser nos droits.
-Et qu’en est-il de nos revendications concernant la liberté des marchands ? Vous n’avez pas besoin de lui pour ça, s’agaça le jeune homme portant les couleurs orangées de la guilde. Vous lisez tous nos contrats, empêchez certains de se conclure sans justification, placez vos hommes dans les demeures que nous occupons à l’étranger pour nous espionner…
-Votre organisation n’est pas armée, je me trompe ? demanda le neuvième Confidens en lui lançant un regard turquoise rieur.
-Non, en effet.
-Comment voulez-vous assurer votre sécurité hors des limites de l’empire ? Un riche négociant sans escorte, c’est une cible privilégiée pour le premier bandit venu.
-Alors permettez nous d’avoir nos propres combattants. »
En entendant cela, son interlocuteur partit d’un grand rire.
« Donc, si je comprends bien, vous voulez qu’on vous débarrasse de tout contrôle d’un côté, et qu’on vous accorde une force militaire privée de l’autre ? Pourquoi pas le trône impérial directement, pour gagner du temps sur votre coup d’État !
-Mais non, enfin ! Nous voulons juste…
-Écoute, écoute, le coupa Commode. Ce genre de demandes, on sait où ça commence, mais on sait jamais où ça finit. Du moins, le commun du peuple n’en a pas la moindre idée, contrairement à ceux qui tutoient le pouvoir comme les Confidens. Sur cinquante-deux empereurs, dix-sept sont arrivés au pouvoir en l’usurpant, et huit de plus en ne le conservant que quelques jours. Tu crois vraiment que je vais vous permettre de ravir le pouvoir à sa majesté Lovis IV, alors que jamais Riphas n’a été plus rayonnant que durant la dynastie des Carlovins ? Si c’est le cas, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude !
-Et pourquoi vous, les Confidens, avez ces précieux droits que vous nous refusez ? N’êtes vous pas un plus grand danger ?
-Ce n’est pas l’objet des négociations, mais je vais te faire une fleur et t’expliquer : chacun de nous a juré fidélité à l’empereur le jour où il a intégré notre cercle. Nous sommes prêts à mourir sept fois pour lui. Et quand bien même l’un d’entre nous serait un traître – hypothèse ô combien improbable –, il ne peut compter sur aucun autre pour l’aider, et on ne fomente pas un complot seul. De plus, s’il est découvert, c’est un supplice pire que la mort qui l’attend. Peut-on en dire autant de vous ? Comment être sûr que votre loyauté peut aller à autre chose que l’argent ? »
Un silence accueillit sa question rhétorique. Le jeune marchand se mordait les doigts d’avoir été si facilement rembarré, tandis que le septième Confidens marquait son approbation aux propos de son homologue et le félicitait discrètement d’un geste de la main. Après l’avoir remercié, celui-ci reprit d’un ton satisfait :
« Puisque vos requêtes libertaires sont caducs, comment voulez-vous débuter cette huitième heure ? »
***
« Trajan, ça fait des heures que je lamine tous les excités avec mes lames en bois. Tu ne veux pas me laisser utiliser de vraies armes ? Ça les calmerait.
-Au contraire, Titus. Le sang ne ferait qu’envenimer la situation. En opposant un barrage de boucliers complètement passif et en nous contentant de mettre hors d’état de nuire ceux qui viennent nous défier, nous émettons un double message : un, nous contrôlons la situation ; deux, sa majesté se montre clémente… pour l’instant. Ils finiront par se lasser en comprenant qu’ils n’exercent aucune pression sur les décideurs.
-Et ce sera encore long ?
-Je n’ai pas étudié la psychologie des masses, donc je dirais que c’est assez aléatoire. Compte au moins une à deux bonnes heures.
-C’est interminable !
-Tu préférais quand on se contentait d’observer ? Alors fais ton travail et prends ton mal en patience. »
Le jeune homme blond soupira longuement, puis entreprit de faire le tour de l’enceinte du palais pour passer le temps. Partout sur son chemin, le paysage était le même : des jardins impeccablement entretenus derrière une grille sur sa droite, une foule vociférant derrière un rempart de soldats sur sa gauche.
« Au départ, j’étais content qu’il y ait un peu d’action, mais en fait c’est d’une monotonie à mourir. Ah, quoique… »
Il pressa le pas en repérant une jeune fille en cape verte qui lui faisait signe. Lorsqu’il arriva à son niveau, il la reconnut :
« Mais vous êtes mademoiselle Dovia Lampone !
-C’est exact, Titus le fougueux, treizième de treize Confidens.
-Vous êtes bien renseignée.
-Mon cousin Iulisha se fait appeler Vespasien chez vous.
-Je ne le pensais pas si bavard. Mais bon, vous souhaitiez me parler ?
-Oui, pour deux raisons : la première d’abord, où est Trajan ?
-Pourquoi vous le révèlerais-je ? demanda-t-il avec un sourire joueur.
-Peut-être parce que c’est dans son intérêt. Et puis, je sais me montrer persuasive, continua-t-elle en lui faisant des yeux de chats.
-Comme vous avez été persuasive avec lui ?
-Vous voulez me vexer.
-De ce que je sais, vous lui avez quelque peu manqué de respect. C’est quelque chose que je n’apprécie pas.
-Très bien, je ferai amende honorable dans ce cas : demandez-moi n’importe quoi, et ce n’importe quand. Mais vous ou lui uniquement, et en personne.
-Ça marche. Je le laisserai choisir. Et comme ça m’amuse, je vais accéder à votre demande : il est en première ligne, comme moi. Faites le tour vers la droite si vous voulez le trouver… et qu’il n’a pas bougé.
-Mille mercis. Maintenant, la deuxième raison : plus personnellement, que diriez-vous de venir chez moi dans un futur proche ? Je voudrais m’entretenir plus longuement avec vous.
-Attendez la fin de mon service, laissez-moi le temps de passer chez un fleuriste puis chez un bijoutier, et la nuit sera à nous.
-Vraiment ?
-Non. Je viendrai, je vous le garantis, mais ne nous précipitons pas.
-Bien, je suis donc satisfaite. Mais honnêtement… je ne vous plais vraiment pas ?
-Vu votre charme, vous devez avoir une armée de soupirant à vos pieds.
-Je ne le nierai pas.
-Ça tombe bien, parce que j’ai au moins autant de soupirantes. Si vous ne pouvez attendre, pourquoi ne pas satisfaire l’un deux ? Je ferai une heureuse élue de mon côté aussi. »
Dovia partit d’un rire léger.
« Décidément, vous êtes excellent. Je patienterai donc jusqu’à ce que vous répondiez à mon invitation ; la dernière fois ça ne m’a pas réussi avec mon majordome, j’ai dû en changer. Quid de Trajan ?
-Ne comptez pas sur lui, sourit Titus. Contrairement à nous, il est encore vierge.
-À son âge ?!
-Eh oui. Demandez-lui vous-même.
-J’y vais de ce pas !
-Dans ce cas, à une prochaine occasion, mademoiselle.
-Qu’elle ne tarde pas trop ! » répondit-elle en s’éloignant.
Le Confidens la suivit de son regard émeraude quelques instants, puis continua son tour un sourire amusé sur les lèvres.
***
« Sire Vespasien, une missive de sire Tibère.
-Ah, bien. Pose-la sur mon bureau, Scipio. »
L’agent en vêtements violets et noirs s’exécuta, puis sortit de la pièce en refermant la porte d’ébène. Iulisha resta un moment sans toucher au parchemin, perdu dans ses raisonnements et la contemplation de son astrolabe suspendu au plafond. L’objet argenté était frappé par la lumière nacrée de l’unique lampe éclairant le questeur, une demi-lune incrustée à la verticale exacte de l’appareil d’astronomie. Les murs étaient constitués de hautes étagères comportant quelques centaines de tiroirs au total, tout ceci sobrement décoré et plongé dans une pénombre accentuée par les tons sombres de l’ensemble. Pourtant, le trentenaire aux longs cheveux marines n’avait aucune difficulté à voir, et se sentait même très à l’aise dans cet environnement.
« Pourquoi les marchands se sont-ils révoltés… Ou plutôt, pourquoi ont-ils poussé le peuple à se révolter… Ils n’ont pas à se plaindre, à part moi qui dispose d’une fortune supérieure à toutes les leurs cumulées, ce sont les plus riches sujets de l’empire… et ils savent que le pouvoir ne leur accordera jamais plus de puissance qu’ils n’en ont déjà. L’exemple de Drakon parle pour lui-même. »
Ses yeux, dont on ne pouvait dire s’ils étaient bleus ou noirs, se posèrent sur le message que Scipio avait laissé au milieu de la table. Calmement, comme à son habitude, il le déroula pour le lire. Quand il eut fini, il le laissa tomber par terre en prenant un air diverti.
« C’est vrai que vu comme ça, la réponse tombe sous le sens. Après tout, on ne peut pas attendre plus qu’une diversion de ces stupides commerçants. »
Il se leva pour rejoindre sans se presser la porte de son bureau, et écrasa par mégarde la missive. Avant qu’elle ne se consume sous l’effet d’un sort d’autodestruction, il put y relire :
« L’argent est une chose, mais nous sommes d’accord pour dire que l’ambition compte bien plus. Gare à ceux qui brillent. »
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