Chapitre 1
Après quelques secondes de silence, à peine a-t-il ouvert une bouche tressautant que je sais ce qui va en sortir.
— On ne peut plus rien pour vous. Je suis désolé.
Il ne me regarde même pas dans les yeux. Je veux hurler, il y a tant de choses qui s’animent en moi. Et pourtant je me laisse seulement la liberté de sangloter silencieusement, la mâchoire crispée.
Je n’ai pas le temps de me montrer fort. C’est trop tard pour ça, après tout. Trop tard pour tout.
Je veux lui demander combien de temps il me reste. J’aimerais terriblement savoir si en ces quelques années, peut-être quelques mois, peut-être quelques semaines, j’aurai le temps de vivre.
Ou bien n’ai-je plus de temps? N’ai-je pas même le temps d’aller rendre visite à ma soeur ? N’ai-je plus le temps que pour mourir? Ai-je le temps de mourir?
— Arrête de pleurer. M’ordonne soudainement mon père, le regard dur.
Je me force à résister. Je garde la douleur et la peur en moi. Ce n’est pas la première fois, et je doute que ce soit la dernière.
Je sens mon abdomen se contracter, tentant de garder en son sein tout mon chagrin et ma fureur qui se font trop intenses.
Lorsque l’on sort du cabinet, j’oscille et m’effondre sur le sol qui empeste de l’effluve étrangement particulière et unique aux lieux de soin.
L’odeur de quoi? Je ne sais pas trop. L’odeur de la maladie et du désinfectant.
Je la connais bien. Cette odeur. Dans ma chambre d’hôpital, dans le cabinet, et maintenant, je pense que même moi j’en empeste.
Elle me colle comme une sangsue et fait comprendre à tous ceux qui croisent mon chemin que je ne suis pas normal, que quelque chose cloche chez moi. Non. En moi.
Ce n’est pas comme un voile superficiel qui recouvrerait mon être.
Ça coule dans mes veines, ça vit en moi, peut-être même au-delà du corps, au-delà de tout. Je suis devenu la maladie, imprégné de cette odeur maudite.
Mon père, avec brutalité, me soulève pour remettre sur pieds ce qu’il reste de ma carcasse.
Nous allons vers la voiture mais il m’arrête soudainement, me pointant d’un index accusateur:
— Arrête dont de te comporter comme un faible, Daniel. Il s’arrête et me donne un coup dans l’épaule. Comporte-toi comme un homme, nom de Dieu ! Et si tu dois mourir, ce sera sa volonté divine, alors respecte-la !
Il hurle à m’en casser les tympans, sur l’autre trottoir, on nous regarde momentanément. Il m’empoigne par la nuque et m’entraîne dans la voiture où je m’assois.
Je reste indifférent à ses propos. Je suis trop bouleversé par la nouvelle pour me laisser abattre par de futiles paroles qui ne m’apportent ni réconfort, ni soutien, ni énergie.
Rien de ce dont j’ai besoin.
D’inutiles mots. Je n’ai plus de temps pour vivre, je n’accorderai certainement pas mon temps à ces mots désuets.
Nous roulons calmement. Malgré son tempérament souvent aigri, il conduit toujours avec prudence et exactitude.
Je regarde les bâtiments défiler jusqu’à ce que l’on atteigne notre village.
— Fais-moi descendre là, s’il te plaît. Je lui demande sans l’observer.
Il s’arrête sans broncher et je descend de la voiture, que je contemple alors qu’elle s’éloigne lentement de moi.
Je commence à marcher sur les pavés inégaux et qui m’ont déjà tordu la cheville.
J’aime vivre dangereusement, comme on dit.
Devant moi, les façades de pierre blanche se font face, illuminées par un grand et chaleureux soleil. Malgré les jardinières pleines de fleurs fraîches aux balcons et sur les rebords des fenêtres, il n’y a pas une once de vie. Tout est calme, silencieux, et presque serein. Personne n’ouvre sa fenêtre, et il n’y a aucun humain dans les rues. Depuis quelques secondes maintenant, j’entends un bruit léger derrière moi. Bien que je m’arrête, il ne cesse pas.
Je me retourne et observe avec un peu de surprise un chat noir et blanc, qui se fige une fois que je le regarde. S’asseyant à quelques mètres de moi, il miaule doucement.
Je n’ai pas d’animal. Papa n’a jamais voulu que j’en ai un. Pour autant, j’aime beaucoup ces créatures. Je n’ose premièrement pas me rendre vers lui. Je tente de l’attirer en faisant de petits sons avec ma bouche, mais il continue sa communication insensée.
Je fais un pas, puis deux. Il ne bouge pas. J’avance encore et il ne fait que me regarder venir vers lui, jusqu’à ce que je sois à quelques dizaines de centimètres. Là, il se lève immédiatement et se frotte contre ma jambe, ronronnant. Sa queue glisse contre mon tibia, et ça me donne l’impression d’une caresse.
Je veux pleurer. J’en ai terriblement envie. Mais je m’abstient finalement et, à mon tour, je couvre le petit félin d’attention, caresses et câlins.
Je ne croyait pas les chats si doux.
Nous sommes là, l’un avec l’autre, assis dans la rue vide. Lui est couché entre mes jambes alors que je le caresse, content d’entendre ses ronronnements.
Je regarde le ciel azur fondre pour devenir un orange des plus vifs.
C’est peut-être mon dernier coucher de soleil. Ça me manquera, pour sûr. Toujours changeants, Toujours différents, mais pourtant toujours si splendides, ces couchers de soleil.
Devant ce si beau spectacle, je laisse mon coeur s’ouvrir et déferler les sanglots.
Je ne veux pas mourir.
Je n’ai jamais voulu mourir.
Dans trois ans, j’aurais vingt ans. Je ne vais pas manquer ça quand même, hein ? Ce ne serait pas juste, qu’eux, autour de moi, ils aient une vie entière et moi, je n’en ai que des fragments déséquilibrés, saturés de malheur et de souffrance.
Je ne demande pas un bonheur éternel. Je ne demande pas d’être joyeux chaque jour.
— Je veux juste pouvoir vivre, comme les autres. Je susurre à l’intention de l’astre enflammé que je vois sombrer.
Au-dessus de ma tête, les tons orange font place aux étoiles. Et pourtant le soleil n’est pas encore complètement dissimulé.
— Ne pouvez-vous donc pas attendre, avant de prendre sa place ? Qu’il puisse donc profiter de ces derniers instants !
Je hurle en les regardant, levant un bras consterné et réprobateur.
Laissez-lui dont le temps de s’endormir.
Laissez-moi le temps de vivre…
Il se fait tard. Le chat dort encore contre ma cuisse. Moi, je dors. Je suis éveillé. Je n’en ai aucune idée. Ça ne m’importe pas vraiment.
Toute lumière disparaît, je suis seul avec ces maudites étoiles impatientes.
Je n’ai pas l’impression de vivre. Il ne reste de moi qu’une masse articulée et dénuée de toucher. J’ai l’impression que rien ne m’atteint. Tout est séparé de moi. La sensation de l’air, de l’eau, de la pierre ne me fait rien. Ça n’a pas de sens, je le sais. Rien ne fait sens.
J’ai l’impression d’être déconnecté de tout, personne ne me comprend et je ne comprend personne. Personne ne me voit et moi je ne veux voir personne. Je divague entre rêve, ou plutôt cauchemar, et réalité. Dans un entre deux vague, flou, et magnifiquement dérangeant.
C’est presque si je suis déjà mort, physiquement.
Plongé dans mes réflexions, je sens le sommeil m’emporter. Mais tout à coup, mon portable vibre. Je tressaute, réveillant aussi le chat qui fuit.
J’en suis dévasté. Je voulais qu’il reste. J’aimais sa compagnie.
Mes larmes se sont tues, collées et réabsorbées par l’épiderme de mon visage. Elles reviendront un autre jour.
— Allô ? Je demande d’une petite voix.
— Tu es où ? Il est l’heure de dîner. Me répond froidement Agathe, ma soeur.
— Je rentre, je serai là dans dix minutes.
— Papa m’a dit pour aujourd’hui. Explique-t-elle en entrecoupant ses mots par un reniflement. Pas la peine de rentrer. Reste là-bas si ça te chante. T’es en centre-ville, n’est-ce pas ?
— Oui. Je vais aller manger quelque chose puis je rentrerai.
— Ok. Ptit frère… prends soin de toi.
Elle raccroche immédiatement, et je peux entendre sa voix enrouée à la fin de sa phrase.
Je me lève difficilement et prend le temps de m’épousseter. Mes jambes me piquent un peu mais j’oublie rapidement la gêne que ça me cause. Une fois les ruelles traversées, je vois surgir la lumière jaune des lampadaires du centre. C’est le jour du marché nocturne, mais il n’y a personne. C’est pour se donner espoir qu’ils organisent cela.
Une vieille femme peint un tableau devant moi. J’approche en me faisant le plus discret possible et la regarde tracer des jets de bleu, blanc, jaune et rouge. Elle peint avec une substance étonnement liquide. Mais elle la laisse couler, dévier, créer toute seule. Le rendu final donne une belle plage un jour d’été. Similaire aux dizaines d’autres peintures devant elle. Toujours similaires, à croire qu’elle excelle dans l’imprimerie plus que la peinture.
Les mains dans le dos, j’avance vers un second stand. Un homme y sculpte quelque chose dans du bois, il y a des copeaux partout. Il m’adresse un regard complice mais teinté d’une légère surprise.
— Bonjour jeune homme. Tu en veux une ?
Il me montre du doigt des sculptures de train, char, et statuette personnalisable. Je regarde immédiatement à sa gauche et observe un superbe cerf.
Je le montre à mon tour du doigt:
— Celui-ci, s’il vous plaît. Il est à combien ?
Il semble interdit:
— Vous ne devez pas bien voir dans la nuit… Il est rose, c’est pour les filles. M’explique-t-il en souriant.
Je souris à mon tour:
— Je vous assure, Monsieur, que je ne suis plus à ça près. Combien ?
Son rictus s’évanouit légèrement et il me tend le petit animal. Alors que je sors mon portefeuille, me dévoilant à la lumière de son stand, il range sa main. J’ai l’habitude de cette gestuelle.
— Prenez-le. Et prenez soin de vous.
Je souris poliment, contemplant mon cadeau. Un beau cerf peint en rose, avec de petites tâches blanches. Il a de beaux yeux et de beaux bois verts. Je lui en casse un que je jette après quelques mètres.
C’est un cerf malade.
Un cerf cassé.
Comme moi.
Le prochain stand vend des confiseries qui emplissent mes narines de nostalgie et de douceur. Mais toutes ces saveurs m’écoeurent. Tout me donne la nausée.
On y vend de petits beignets fourrés dont l’effluve d’huile me fait sourire intérieurement. Il y a aussi de petites tartes aux fruits, pleines de fraîcheur et de sucre à s’en rendre diabétique. Une part de moi en voudrait terriblement. Je veux l’enfourner et sentir les graines de fraises craquer sous mes dents, me donnant l’illusion infime que j’ai la moindre force restante.
Malgré mon désir de douceur, je n’en prend pas. Je n’ai que la nausée, l’angoisse, et l’impression d’être rassasié, saturé de tout.
J’avale ma salive et continue dans le petit marché. On me hurle dessus avec l’espoir que je vienne acheter des produits, on me bouscule sans s’excuser. J’avance.
Lorsque j’arrive à la fin des caravanes et des stands, je m’arrête. Suis-je prêt à sombrer à nouveau dans le silence et la pénombre des ruelles ?
Devant moi, au sol, la lumière du lampadaire laisse place à l’ombre prompte à me dévorer.
Je ne veux pas de la pénombre. Certainement pas ce soir. Lorsque je ne la reconnaissait pas, assis avec le chat, j’y étais indifférent. Mais maintenant que j’ai goûté à la lumière, je ne veux plus m’en séparer.
Lorsque je goûte du bout des lèvres la maladie et la mort, sa sensation est tout à la fois libératrice, envoûtante et affreusement triste. Affreusement solitaire. Effroyable.
La peur m’emplit quand je pense au vide qui se trouve à mes pieds et que je rejoindrai prochainement, comme l’ombre qui l’est aujourd’hui. L’angoisse de basculer par inadvertance, de chuter dans les tréfonds de la mort. Si mystérieuse, envoûtante, et terrifiante.
Lorsque la douleur me martèle le crâne, que je me réveille en sursaut la nuit, je pense à elle. Elle rôde autour de moi et aime se jouer de moi, j’imagine. Quelle garce, la mort. À la fois mon bourreau et mon sauveur.
Elle m’attire vers elle, susurre à mon oreille, je sens ses griffes s’agripper à ma peau et son corps longer le mien, je sens sa voix faire osciller mes sens et je sens le mensonge dans ses mots doux.
« Viens, rejoins-moi » me dit-elle.
Mais je ne peux pas ! Je ne veux pas écouter !
Elle me torture, me trompe, me fait souffrir et me baise le cou après. Comme je la hais !
— Ah, elle me veut ! je hurle sans rien comprendre, mon corps comme attirée par l’ombre et mon âme la redoutant.
Je sens le poids du regard des passants sur moi. Eux qui divaguent et errent librement entre lumière et obscurité, vie et mort sans peine. Moi je suis attiré par l’une ou l’autre, ce sont elles qui me tirent vers elles, là où eux, ils restent en équilibre tant qu’ils le souhaitent.
Je chute, les mains dans la pénombre, le visage engourdi par son atmosphère sinistre. Le reste de mon corps est dans la lumière, mais il lutte pour ne pas sombrer à son tour.
— Les ténèbres me veulent ! Je hurle, comme hystérique.
Mes yeux de gorgent d’eau et mes bras faiblissent. Dans l’obscurité ils semblent disparaître, happés par la noirceur infiniment puissante et à laquelle, fatalement, on succombe tous.
Je hurle et je pleure, les mots ne font plus assez de sens pour exprimer ma douleur. Je laisse mon visage chuter le long des pavés couverts de gravier, laissant ma joue humide de larmes reposer contre la fraîcheur de la pierre. Je tend mon bras loin devant, à la recherche d’un appui, d’une main bienveillante, de lumière. Mais rien ne vient.
Après quelques secondes à joncher le sol et laisser ma souffrance liquide se déverser, je me raidit et me relève, le visage parsemé de cailloux.
On a accouru autour de moi depuis déjà une minute, mais personne n’ose rien faire. Lorsque je me relève, le visage d’une impartialité effrayante, ils ne savent comment réagir. Je les regarde tous, tour à tour, pour jouir d’un éclat dans leurs yeux que j’ai perdu.
Ma mâchoire se contracte devant ces si beaux visages. Des visages qui auraient pu être miens. Pleins de vigueur, d’éclat, de douceur.
Je suis monstrueux.
Mes traits sont anguleux, mes joues creuses, mes yeux cernés. Il n’y a rien qui inspire leur douceur en moi. J’inspire la mort. Je respire la mort.
La matérialisation de la maladie qui consume le corps, puis l’âme.
Puis dans la foule, obnubilé par ces visages, je distingue mon père qui accourt.
Tout me parait flou. Tout va trop vite, trop lentement, tout me fait mal.
J’ai mal.
Terriblement mal.
Je ne m’en rend compte que maintenant parce que la douleur de mon âme faisait taire les maux de mon corps.
Je regarde ma main et y voit une fleur violette. Un cosmos qui se désintègre dans ma paume.
Il n’y a plus rien. Plus de son, plus de mouvement. Tout est arrêté et serein.
Je suis vivant et le monde est mort.
En chutant tout à l’heure, j’ai senti la sculpture de cerf casser. Je la sors de ma poche et geint.
Mon cerf est cassé. Fatigué. Fracturé. Et encore pire, dans l’ombre, il n’a plus aucune couleur, plus aucune forme. Qu’est-ce que c’est ?
Il s’émiette à son tour et je pleure.
Fatigué.
Exténué.
Plus aucune volonté de continuer.
Arrêté. Qui a arrêté mon monde ?
Ça doit être fini.
Ça ne peut qu’être ça.
C’est l’heure de dormir, n’est-ce pas ?
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