Tante Nasie
A première vue, Tante Anastasie est le prototype de la vieille tante grincheuse qui passe son temps à faire payer à sa famille le fait de n’avoir jamais fondé la sienne. La conscience qu’elle a de ses propres tares lui permet de détecter celles des autres à la vitesse de l’éclair et de leur jeter en pleine face des vacheries qu’ils ne lui retourneront pas. Premièrement, parce que les vieux, on les respecte. Deuxièmement parce qu’un vieux qui a des sous, on le respecte deux fois plus. Mes parents l’avaient oubliée pendant un certain nombre d’années, envoyant scrupuleusement une carte à Noël et le jour de sa fête sans jamais se déranger pour lui rendre visite, alors que sa maison de retraite se trouvait à 15 km de chez nous. Un jour, se rappelant soudain plus concrètement son existence ils se rendirent compte qu’elle approchait de ses soixante dix ans. Or, c’est un fait avéré, dans cette branche de la famille, on ne dépassait jamais les soixante-quinze ans, jamais. Alice avait bien essayé, oh oui, et elle avait presque réussi, sauf que trop impatiente de fêter cette longévité inespérée, elle s’était étouffée avec un beignet le jour de ses soixante-quinze ans. Hubert qui avait survécu à deux guerres, aux bombardements de Brest, devait être emporté par un pot de fleurs venu se fracasser contre son crâne à 74 ans et 99 centièmes. Bref, après 75 ans, la pyramide des âges devenait un no man’s land. Et tante Anastasie n’y ferait pas exception. Mes parents estimèrent donc convenable de renouer avec elle afin de prendre position pour l’héritage.
C’est chose notoire que la fréquentation des vieilles gens aigries par une existence insipide et ratée est une tâche ennuyeuse au possible et qu’avec l’âge l’altération de leur humeur peut vous fait perdre en trois minutes le fruit de l’abnégation de vingt ans de loyaux services. On citait fréquemment dans la famille l’exemple de la malheureuse Sidonie qui avait servi fidèlement la grand-tante Hortense pendant trente cinq bonnes années, supportant avec courage son caractère de cochon alors que tous les membres de la famille avait mis un fleuve au minimum entre eux et elle . Elle avait donc toute légitimité à se trouver couchée en bonne place sur le testament. C’était sans compter un malencontreux accès de maladresse qui lui fit échapper des mains un de ces chatons de porcelaine que tante Sidonie affectionnait tant. Et en un instant, toute sa loyauté passée fut effacée. La vieille Hortense passa les dix dernières années de sa vie à accabler la pauvre domestiques de reproches chaque jour plus mesquins, de caprices chaque jour plus exorbitants Pis encore, on apprit dans le testament que non seulement tante Hortense ne léguait plus rien à Sidonie mais qu’en plus elle tenait à ce que le prix du chaton cassé fut décompté de son dernier salaire. Il ne fallait donc pas s’y prendre ni trop tôt, ni trop tard, mais juste dans cette fenêtre temporelle où le caractère s’adoucit quelque peu avant qu’Alzheimer ne frappe à la porte.
Mais il n’était pas non plus question que tout le monde se plie à la corvée. De toute façon, avec les frais de succession, il valait mieux ne pas trop émietter le butin. Mes parents, faisant le tour de leur progéniture, se dirent que j’étais la plus apte à faire ce travail. Mon frère était déjà un adolescent qui avait sa vie et on le voyait mal s’enfermer pendant des heures à écouter les souvenirs d’une vielle radoteuse. Ma sœur était trop jeune pour feindre de boire ses paroles et un contact prolongé avec la vieille mégère aurait pu la traumatiser plus que de raison. La tante Anastasie se révéla d’ailleurs un substitut efficace au croquemitaine chaque fois que Lise fut tentée de repousser son assiette : "Finis tes haricots, ou tu iras chez tante Anastasie." Je possédais donc le juste degré de docilité nécessaire pour cette délicate mission. De plus, on ne perdait rien à risquer l’effort : au mieux j’y gagnerais un petit pécule, au pire, je finirais intoxiquée par une lente contamination à la naphtaline doublée d’une surexposition à l’eau de lavande frelatée. Mes parents n’ont jamais trop compté sur moi pour la perpétuation de notre race.
- Constance, tu iras désormais chez tante Anastasie tous les samedis
Au début, je n’avais pas compris. Anesthesie ? Euthanasie ? (oui à 8 ans, je compulsais déjà le dictionnaire, donc j’avais déjà croisé ces mots-là. Plus souvent en tout cas qu’on n’avait mentionné le nom d’une quelconque tante Anastasie à la maison.)
- Oui, tu iras la voir, tu seras gentille et polie, tu lui réciteras tes fables et elle fera dans quelque temps un joli cadeau.
- Un château de Barbie ? (Oui, c’était mon rêve de l’époque, un château de plastique rose et mauve bien kitch pour lequel mes parents ne se voyaient pas dépenser 500 francs. « Si encore tu voulais une maison Sylvanians Families, c’est plus qualitatif … et plus sobre ». Sauf que les lapins et les Castors, ça ne me disait plus trop)
- Non mieux que ça…Mais il ne faut parler du cadeau, c’est…malpoli. Elle te le fera en temps et en heure.
Je n’augurais rien de bon de cette rencontre avec tante Anastasie. A l’époque la seule Anastasie que je connaissais, c’était la demi-sœur de Cendrillon, c’était peut-être elle qui avait vieilli ? Et je m’imaginais une grosse vieille dame qui m’obligerait à l’écouter raconter l’unique moment où le prince l’avait regardée, avant que cette pimbêche de Cendrillon le lui pique.
Tous les samedis, de 8 à 13 ans, pendant que mes amis allaient au tennis, à la danse, au conservatoire, mes parents me déposaient cérémonieusement à la maison de retraite. Ils échangeaient quelques politesses avec elle, puis s’éclipsaient, toujours pressés par la crainte qu’elle leur ordonne de demeurer avec elle tout un après-midi.
Nos premiers contacts furent très formels. Bien assise sur ma chaise, les mains jointes, le regard humble j’essayais de faire honneur à la bonne éducation que ma mère avait essayé de me donner.
- Sais tu lire ?
- Oui, tante Nasie.
- Comment m’as-tu appelée ?
- Ben, tante Nasie.
- Je m’appelle Anastasie.
- Oui, peut-être, mais j’ai du mal avec les noms de plus de trois syllabes donc j’abrège
Je me rendis compte que je ne me montrais sous mon meilleur jour avec une telle réplique. Il fallait toujours que ma paresse pointe le bout de son nez.
- Te fais-tu souvent punir à l’école ?
- Non, tante Nas… je veux dire tante Anastasie.
- C’est bon, tu peux m’appeler tante Nasie, c’est juste que…mais tu es trop jeune pour comprendre…Récite-moi un poème.
- Le Loup et l’Agneau, commençai-je avec cette intonation propre aux récitations. …La raison du plus fort…
Je ne trouvais pas la mission si difficile finalement. Les deux premières visites se déroulèrent selon le même plan, une suite interminable de questions auxquelles je m’appliquais à répondre le mieux possible.
Et à la troisième visite, au milieu de la rafale de questions, elle me demanda sans crier gare
- Es-tu là pour l’argent ?
Je restai muette, désarçonnée. Cette question, ne figurant pas au manuel des questions-réponses prévues, je ne savais pas trop quoi dire. Il faut dire qu’en plus, je n’avais pas une très nette idée du pourquoi de ma présence. On me posait, on me reprenait, je devais être gentille on m’avait parlé d’un cadeau, mais dans quel but ? C’était le grand mystère. Tout ce que je savais, c’est que c’était le seul jour de la semaine où j’avais le droit de demander une religieuse de la pâtisserie pour le goûter. Ca me suffisait. Je revois encore l’exaspération contenue de ma mère face à mon dilemme : avaler la religieuse en quinze secondes chrono et ressembler à un goret béat devant son auge, ou essayer de garder une certaine élégance et en mettre partout . En général, j’échouais sur tous les plans, je crois quelque part que je lisais dans les yeux de mes parents l’idée que ce que nous faisions était mal, que cette concession qu’ils faisaient à ma gourmandise, c’était mal (en plus d’être trop gras et trop sucré) et le spectacle de débauche alimentaire que je leur offrais était le reflet un peu écœurant de leur propre turpitude.
- Je vais t’expliquer ma petite. Je ne sais pas ce que tu as fait à tes parents, t’es juste peut-être poisseuse, en tout cas le sort semble avoir décidé que tu devais te dévouer pour récupérer mon héritage. C’est le jeu, on a tous plus ou moins fait ça dans ma jeunesse avec une vieille tante phtisique, bien sûr, c’est moins drôle quand un jour, c’est toi qui te retrouves à sa place. Sortant un calepin :
- Vois-tu là, j’ai le décompte très précis des petits cousins qui se relaient depuis six mois pour me tenir compagnie. C’est un fait, je suis entrée dans la dernière ligne droite, donc il faut placer ses pions. C’est maintenant ou jamais.
Je ne voyais toujours pas quoi répondre. Devais-je être embarrassée, ou seulement faire semblant ? Devais-je démentir ? Il me semblait que j’aurais dû défendre l’honneur de mes parents, mais était-ce de la responsabilité d’une fillette de 8 ans ?
Tante Nasie reprit :
Tu as de la chance, toi, je t’aime bien. Le petit Marc est un gros pervers et Marie une vraie quiche, mais toi, tu as du potentiel. T’es pas bien jolie, tu me ressembles, oh fais pas cette tête, à ton age, j’étais quand même un peu plus passable que toi, mais tu as de la chance je te dis, tu vis à une époque où on peut être moche et s’en sortir. Tu travailleras, tu auras ta petite vie et tout ira pour toi. Je t’aiderai mais à une condition : si tu veux toucher le gros lot, je compte sur toi pour me ravitailler. Ras-le bol de ces bouillies fadasses, rapporte moi chaque samedi des bonbons qui piquent et tout se passera bien.
Ayant goûté les piques adressées à Marc et Marie, que je n’aimais pas plus que ça, je choisis de ne pas trop m’appesantir sur la partie centrale du propos, un peu douloureuse à mon ego, et de garder en tête la dernière partie du message. Je rapporterai des bonbons qui piquent et tout se passerait bien.
J’avais donc tante Nasie tous les samedis comme d’autres avait piscine ou solfège.
Ce qui aurait dû être donc la grande corvée de ma pré-adolescence donna en réalité naissance à une grande complicité avec ma grand-tante. Le CDD dura un peu plus que prévu, parce que finalement Tante Nasie prolongea jusqu’à 76 ans. J’aurais aimé qu’elle reste un peu plus encore. Je lui rapportai des friandises mais aussi des magazines, pas des Pleine Vie et des Notre Temps, non, des OK Podium et des Salut, des revues people, et ça l’amusait.
Peu avant de mourir, alors que j’étais venue la voir, depuis six mois, je faisais le trajet toute seule en bus ou en vélo parce que je trouvais ça plus sympa et que mes parents commençaient à trouver que la facture de carburant s’alourdissait un peu trop pour un investissement aussi risqué ( et s’il lui prenait la lubie de vivre encore cinq ans ? Cette vieille bique n’aura jamais rien fait comme personne !)
- T’es une battante, ma petite, de tous les vautours, tu es la seule à ne pas avoir lâché ta proie
- En même temps cent mille euros, ça motiverait n’importe qui à enfourcher son vélo sous une pluie battante, hein.
- C’est vrai qu’il y a peu de petits boulots qui paient autant, mais bon, tu m’épates quand même.
- Tu fais quoi, là ? ajoutai-je en la voyant griffonner sur une feuille à en-tête.
- Mon testament.
- Sérieux ? C’était pas déjà réglé, cette affaire ?
- Je fais juste une petite modification...
- Quelqu’un serait venu marcher sur mes plates-bandes ?
- Mais non, mais non, t’en fais pas.
- Tant mieux, parce que vu le mal que je me donne depuis tout ce temps, il manquerait plus que ça qu’un lèche botte débarque maintenant et rafle tout.
- Tu t’es acquittée de ta tâche avec professionnalisme et sans jamais faillir, alors tu les auras, tes cent mille euros,
- C’est pas la peine Ta, te sens pas obligée
- Mouais, ne me dis que tu n’aurais pas préféré faire des boums avec les filles de ton âge pendant toutes ces années ?
- Pour me coltiner ces pouffes en dehors du collège ? Non, sans façon, ça ira bien comme ça
-Pouffes ? En voilà de jolies façons de parler de ses camarades ? Elles ont à ce point l’air de faire le trottoir ?
-Vu comme elles se maquillent et s’habillent, cela serait une bonne façon de rentabiliser leur argent de poche.
- Je comprends mieux pourquoi tu as si peu d’amies ! Tu es décidément la fille que j’aurais aimé avoir. Allez, je disais donc, tu les auras mais…
- Quoi, mais tu ne vas pas me faire le coup de la clause débile genre marie-toi à 25 ans et fais dix gosses ou je file tout à la SPA ?
- Eh bien figure-toi que si... Mais, ajouta-t-elle en voyant ma mine renfrognée – elle était la seule avec laquelle je me permettais ce luxe, mes bouderies passaient autrement inaperçues- c’est pour ton bien ma chérie, si, si. Je sais qu’avec toi mon argent est entre de bonnes mains, tu sauras te débrouiller et ne compter sur personne. Et c’est là que le bât blesse ma petite. Tu as vraiment envie de finir comme moi toute seule dans ton coin ? C’est pour cela que je me dois de te mettre un coup de pression. En plus cela fera old school, les autres y verront juste une dernière crasse de vieille aigrie, mais moi, ce que je veux, c’est que tu prennes la peine de trouver qq1 qui prendra soin de toi. Parce que tes petits neveux à toi, ils n’attendront pas que tu crèves pour toucher ton argent, ils t’y aideront si ça ne va pas assez vite.
Une fois que Nasie avait une idée en tête, c’était peine perdue de vouloir lui en faire changer
- Alors, c’est quoi le contrat ?
- Je t’ai désignée comme ma seule héritière mais à la condition : à trente ans tu dois être casée. Oui, trente ans, tu vois, je suis sympa, j’avais pensé vingt-cinq, mais vingt- cinq c’était bon pour mon époque, à vingt-cinq ans, il fallait se caser ou se pendre, maintenant avec les études et la phobie des hommes pour l’engagement cinq ans de plus ne seront pas de trop. Il ne faut pas non plus attendre 35 ans, vu les trésors héréditaires de la famille tu risquerais de te retrouver avec des enfants pas finis finis. Je sais qu’un jour tu me remercieras.
- Pfff, c’est tellement vu et revu les clauses testamentaires bidons. T’as qu’à tout filer à la SPA direct.
- Non, je n’en ferai rien, dit-elle avec un sourire. Et si tu ne trouves personne avant trente ans, c’est toi qui choisiras l’organisme bénéficiaire. Je te dois au moins ça !
- On va regarder les dernières frasques de Stéphanie de Monaco et son chauffeur de mari. C’est toujours rassurant de voir que certains ont de vrais problèmes.
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