...

3 minutes de lecture

Je me ressaisis. Je serai savante. J'apprends à observer les comportements de mon maître, écoute les sons qui émergent de sa bouche molle de poivrot, lis sur ses lèvres, me penche du haut de son épaule sur l'écran qu'il tient sur ses genoux. Rapidement, j'établis un lien entre les touches qu'il enfonce et les caractères qui surgissent devant moi. Je sais lire. Les cent cinquante mots de l'illustre Alex ne sont qu'une mince gloire du passé en comparaison avec les concepts que je manie. Quand mon maître sort, j'inscris ma colère dans un fichier secret. Les mots de ma comptine, que je ne saurais inscrire ici tant ils blessent ma sensibilité, se gravent en lettres de braise dans mon crâne. Je comprends la trivialité humaine.


Les saisons défilent, ma haine reste vive, je ne me venge pas. Je traverse les heures, sérieuse et appliquée dans ma routine, je suis devenue accro au savoir. Je tergiverse, le ciel, les toits et les branches des arbres derrière les vitres m'appellent, tout autant que les bonds des écureuils et le pépiement des oiseaux. Suis-je trop domestiquée ? De mon perchoir, je réponds d'un coup d'aile poli aux baisers que les enfants font voler vers moi. Je ne danse plus. Elvis est banni des lieux depuis que je me suis tordue de douleur sur le sol de la pièce quand mon maître m'a réclamé une ultime danse.


Je ne parle que pour dire l'essentiel : bonjour Bébert, bonne nuit Bébert, Alex a faim. Moi qui m'astreins à une discipline de fer lors des absences du maître, allant même jusqu'à lire à haute voix des pages entières de la Recherche du temps perdu (Proust, un reclus, comme moi), qui tiens un journal en langage codé, je joue le perroquet idiot. Je déçois mon maître, un modeste baume sur mes plaies encore vives.


Le malheur n'entame pas ma détermination à apprendre, mais me laisse à mon indécision. La neige, la pluie, le vent, les premières fleurs, les plantes immobiles dans leur long épanouissement, le soleil étouffant et les feuilles qui tournoient jusqu'à la neige, la ronde du temps m'engourdit, le matin m'éveille sur mon monde immuable.


Je profite de chaque moment de solitude pour parfaire mon éducation. Je télécharge des textes de la bibliothèque publique. Je lis sur les droits des animaux, j’apprends la géographie. Surtout, je découvre la violence de la passion avec Heathcliff, parcours avec lui la lande anglaise, sous ses ciels bas aux hurlevents ravageurs. Je dévore la poésie d’Emily Dickinson, cette immense auteure américaine qui ne sortait de chez elle que pour promener ses chiens :


There is a solitude of space A solitude of sea A solitude of death, but these Society shall be Compared with that profounder site That polar privacy A soul admitted to itself— Finite Infinity.

Il y a une solitude de l'espace Une solitude de la mer Une solitude de la mort, mais toutes seront nombreuses Comparées à ce lieu plus profond A cette intimité polaire Une âme qui se reconnaît elle-même— Infinité finie[1].


Mon maître se voûte et s'ankylose. Je me perche sur une épaule de plus en plus chétive, j'en sens les os à travers la chemise et la chair. Je ne vieillis pas comme lui, mon œil demeure vif, mes mouvements lestes.


Un jour, le corps de Bébert ne bouge plus. Sa tête est renversée contre le dossier de la berçante, sa bouche ouverte à la verticale en ovale, la chair de ses joues étirée en un vilain masque de cire. J'attends. Je comprends le prix de la liberté. Alex a faim. Alex patiente. Alex réfléchit à voix haute. Plus de mugissements ou de miaulements, des mots clairs, articulés, sensés, et sans pitié.


Un ultime adieu à mon arbre de fer, aux plantes dans leurs pots, témoins de ma lente détresse. Je vole vers la poitrine du cadavre, grimpe jusqu'à son nez, et crève d'un coup de bec les deux yeux qui ont vu la mort en face. Je comprends la cruauté. Je me nettoie au collet de la chemise, je réprime un haut-le-cœur. J'agrippe la tablette qui se trouve sur les genoux, plane avec elle jusqu’au sol pour taper ces derniers mots :


Je briserai du bec le carreau de ma prison de verre, déploierai mes rémiges, et je me propulserai vers les cieux. Je franchirai l’océan, braverai la houle et la fougue du vent du large, poursuivrai ma route jusqu’au pays où les nuées embrassent la lande. Je me percherai sur le toit du presbytère où vécurent une enfance coupée du monde celles qui furent mes sœurs, Anne, Charlotte et Emily Brontë, et lancerai au ciel une plainte lugubre par-delà les tombes.


Je comprends le poids de la solitude et de la mélancolie, la dimension de l'infini et du fini. Je les vis.



[1] La traduction : Liberté

Volume 28, Numéro 2, Avril, 1986, p. 21–50

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Mille Milles ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0