Trostotem
Soudain des sons singuliers : glapissements, timbales, clameurs et rots géants.
L'œil déconfit, je sors de mes absences légendaires. Je vois alors ramper dans la flaque de viscères golems et visions d'atroces totems.
Poursuis ton voyage, ce n'est pas ton heure. Quant à moi, je vais d'abord me reposer aux champs enlisés de la mémoire, à l'ombre des totems, m'avachir paraît-il ; y paître la fleur de l'âge. Aux usures glaciaires je dédie mes lenteurs. Advienne que pourra, mais qu'enfin survienne le moment tant attendu : ce n'est déjà plus qu'un souvenir six pieds sous le présent, déjà plus qu'un fossile, une bouteille vide valsant sur les flots du passé ; déjà plus qu'un froncement de sourcils.
Encore moins que l'écho d'un dernier souffle dans un trou de mémoire.
Demain, je poserai l'avant-dernière pierre de mon cairn au flanc dénudé de la colline. Ensuite ? Je commencerai à n'en pas finir un autre. À m'appesantir. À m'enfouir. À germer dans la roche.
À planter là. Mais si tu y tiens vraiment nous emprunterons, avec ou sans intérêt, ce menu passage que tu m'as promis d'un clin d'œil. Je passerai devant comme le vieux mâle qui veut faire illusion, le pas malaisé d'avoir longtemps suivi la piétaille, longtemps monté à des fronts dégarnis, longtemps déguerpi au compte-goutte, un temps cru que tu ne viendrais pas assister à mon trépas.
Je suis couru d'avance, à court de certitudes, à perdre ou à laisser.
Vois ! J'ai encore la cadence infernale rivetée aux chevilles ! Mes voyages ? J'ai mangé des lieues par milliers, j'ai fait les cent pas entre les bancs de rame, la navette entre les joies et les drames ; mon trait de caractère est un cercle vicié. Même mes rêves sont recyclés, c'est le lot de ma dégénération ! Ferme les yeux si ça te gêne, ou mieux : danse dans mon dos.
Le temps de le dire, et ce sera fini. Nous serons très au-delà du retour, si bien revenus que nous serons toujours là, toi virevoltant devant le pare-brise du ciel, moi... moi plus lourdaud que jamais, je planterai dans le vent, émoussé, rouillé, incapable de me retourner sans grincer des dents.
Alors si tu y tiens vraiment, allons nous perdre le temps d'une question : toi pourquoi, moi comment. Aux dialogues herbeux de la plaine s'oppose la froideur des horizons bleu clinique, diagnostic qu'on exorcise dès qu'on est en âge d'allumer une bougie. La foi s'est choisi le vent. Le cœur ? La terre et ses bruissements.
À tous ceux brûlés d'indécence divine qui croient lire la liberté dans les nuages, je le dis : être sourd n'ouvre pas les yeux. Mélopée qu'on rembobine ; tristesse, tristesse, quelle tristesse qu'il faille périr pour avoir vécu !
D'un commun désaccord des icônes barbares cliquettent à ton cou : non ! Rien n'est plus éternel que ton corps, me dis-tu, sauf... un cirrus figé dans un ciel d'été, sauf... une nuit faufilée entre les mailles des jours, sauf, peut-être... la beauté tombée de la toile d'un maître.
Alors mon corps à tout prendre vaut bien le tien, que je reverrai au retour des marées, quand j'aurai enfin pris ce large que j'ai toujours longé.
**
Huées, calomnies, vent salin porteur de mouettes renfrognées ; tel pirate a perdu au change, tel marsouin s'est brisé les phalanges en grattant son billet de loterie, le dos voûté par l'effort, la mâchoire proéminente. L'heure est au chantage.
Dans la nuée criarde de blancs et de rouges éclipsés les totems veillent au tirage. La vindicte est sans appel, elle passe à tire d'ailes dans un fou rire extrudé. Mon sang ne fait qu'un tour et s'élance à la traîne.
Drone édenté, une comète s'empourpre et bafouille son rôle. Mon idôle, c'est l'électron expulsé de son orbite. C'est l'œil dément du cyclope qui suit par à-coups les zigzags d'un panneau de la Bourse. C'est le cœur lourd d'une étoile à neutrons, le caillot fatal qui précède l'explosion ; la gigue dans le ciel incendié !
C'est le crash assuré.
**
Dans la salle d'attente il y a ces visages carrelés.
Ils crient. Ils crient ne rien savoir, ne rien vouloir. Ils se lèvent et se rassoient à l'unisson. Ils luisent d'effroi. Le vide dans leurs yeux se défait, se refait comme l'envers du néant, éclats dévissés des lundis d'émail.
Contre toute attente, j'entonne l'hymne de l'âme incertaine, troisième mouvement faramineux plein de si minés par le doute. Je note le mépris des regards, alors je poursuis mon crescendo.
Se joignent à moi d'autres raclements, d'abord discrets, mouchages, halètements de plumeaux, soufflets d'écailles, puis de savoureux râles saignants à gorge ergotée, à bras le gore. Enfin s'enchaînent coups de pieds, de mains, de rostres, de gueules.
La tension est à son comble.
Blop ! Une bulle de savon éclate avec le sérieux d'un novice, la langue écarlate entre les dents. Trace au tableau noir une pluie microcosmique. Pétille, scintille, frétille, se fraye une chute dans le silence ahuri.
La télévision s'est tue pour mirer l'orage dans l'ivresse jovienne d'un sourire qu'on dit malade de saturnisme. Le vif-argent plus très vif, le grésil qui crépitait sur les meubles du salon s'est mué en plomb, c'est la nuit dehors, la nuit imputrescible. Depuis des lustres.
Je sors.
**
Entre deux murs éteints les rues discutent : de rhume, de congestion, des ruelles qui grandissent. D'une avenue qui a mordu un cul-de-sac.
Tic tac taximètre. Au prochain signal du quasar il sera exactement... une heure quelconque. Celle où l'on démonte les gibets quasiment secs, dans la lumière spectrale des totems à vapeur de mercure.
Ici un balcon, des barreaux, des cris caillés d'enfants. Des cratères pour les billes, les bisbilles, les billots alignés des poubelles pansues, totems bleu foncé, vert foncé, gris foncé, tête baissée, la nausée aux lèvres.
Des façades scarifiées : graffitis d'un hasard rupestre. Des tabacs giclés, floqués d'une chiquenaude sur la tôle des placards - vous savez ceux qui bourdonnent dans les coins des couloirs, ceux dont personne ne sait rien.
Les rues murmurent, se souhaitent une bonne journée, se mettent au garde-à-vous, et reprennent leur sévérité de façade. Gare au déluge.
L'aube déborde alors, déroule son drap de smog, déferle en fleuves rauques. Je ferraille contre le courant. Débâcle, défaite, déroute d'asphalte, embolie débonnaire ! Que faire, sinon hurler de concert, hurler à perdre haleine hurler en meute hurler...
Hurler.
**
Là-bas se dressait une usine, une fabrique, une briqueterie peut-être, un fournil piqué sur la veine d'argile d'un champ donneur.
Il n'en reste que la cheminée, incertaine cheminée au creux d'une vague de blés rêches, couturée de ronces perplexes d'être au faîte : eh oui, mes belles, la conquête du sommet est achevée, ne saviez-vous pas qu'au-delà c'est le ciel ?
Trêve de verdeur, on est en guerre. La résille gouttelée de sève n'est plus qu'un treillis, un corset à la rigueur, une armature gardant le totem de la pelure de l'érosion. De l'irraison.
Au-delà c'est le ciel, un ciel cobalt, de ceux qui mettent en valeur les champs de blé l'été, un ciel plein de clichés, de nuages à la pâleur de crânes exhumés d'une fosse peu commune ; des cumulus cloués de stupeur.
Le monde en est bouche bée. Rien ne bouge si ce n'est parfois la brise, qui se lève et se retourne sous le soleil, pour mieux se rendormir dans la paume du vallon.
À pas mesurés j'en suivrai la ligne de vie, une ornière parsemée de cailloux polis, dents de lait brassées, sucées, tamisées, laissées là par des larmes antédiluviennes.
La cheminée mi-close me regardera m'approcher dans un remous d'épis, mais je m'arrêterai aux premiers morceaux de briques qui rouleront sous mes pieds dans la poussière collante, la cendre d'un Apollon treize, le khôl d'une déesse négligée.
J'aurai le pas lourd, l'humeur assombrie. Les nuages qu'on prétendait immuables auront colmaté le soleil, finalement.
Je resterai le temps d'un frisson au seuil de l'oubli.
**
Sueur cathodique. Dernières minutes d'une promesse mammaire de supernova, des pixels de rêves d'un ailleurs loin très loin ; je n'ai qu'un geste à faire pour rallumer le soleil, faire revenir les plages et les cris et les rires et les guerres.
Mais pas ce soir. Pas cette nuit. Les formules tragiques n'attirent plus les fous.
J'ai lapé des pluies acides, j'ai perdu le goût de l'eau ; mes cris se sont vendus comme des petits pins exfoliés, tranchés à blanc, débités vifs.
M'est témoin la lune exsangue qui s'y connaît en démence, sa lumière n'a pas de mots assez crus pour effrayer les totems vautrés sur la colline, à l'affût de ma venue.
Lève donc les yeux, sinistre barde, et vois la foule enracinée. Les yeux barrés d'un trait orange elle te regarde ! Morituri ! Ni salut ni grâce insultante, pas de sursis pour les ancêtres : la hache est prête ; mais je ne suis pas de cette trempe.
Par trois fois les portes ont claqué des dents sur mes talons, j'y ai laissé quelques cals, des rognures de ventricules, des zestes d'oreillettes.
Senteurs de fer moisi : ici on forge la vérité. L'enclume battue par des vents maintes fois décryptés n'est plus qu'une momie infestée de vers, l'un gigote, l'autre sursaute au gré des
CLONG clong !
CLONG clong !
au gré des brèves servies à l'heure, au gré des nouvelles percutantes qu'on nous martèle à satiété.
Un peu plus loin fredonnent les totems, attroupés bras ballants dans la pénombre ; à la lisière de l'entropie ils bombent le torse. L'époque est aux matamores en bottes.
Ce n'est que partie remise.
Ce n'est que partie remise.
Mon cairn est presque terminé, sa dernière pierre palpite dans ma main. Elle a le poids d'une vie. C'est si léger, une vie. Comme un photon perdu dans l'espace ; comme une idée fugace qui vient trop tard. Comme un regret.
Circulez, tout est à voir ! Prenez la tangente, allez faire des tours de piste, des ronds dans l'eau : qui sait s'ils ne seront pas carrés cette fois, par pur esprit de contradiction, par simple diversion. Par pitié.
Par pitié circulez !
L'ennui hante les ruches et les abeilles
de bailler s'emmêlent
la langue au ciel.
Plus dur sera le réveil.
ô Trostotem les effrayeurs t'invoquent !
Prépare tes peines fignole tes douceurs !
ô Trostotem les effrayeurs t'invoquent !
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