Le jardin de ma voisine
Pour la centième fois, l’écriture de mon dernier chapitre est sur le feu. C’est quelque chose quand même, le dernier chapitre. Personne ne m’aurait cru assez tenace pour y arriver et moi encore moins !
Cette fois, c'est le point final de l’aventure de ces personnages créés de toute pièce et qui m’ont accompagné pendant plus d’un an. Certains d’entre eux sont morts, dans d’abominables souffrances, arrachés comme du chiendent.
Nous sommes monstrueux, nous les auteurs : on fait joujou avec nos personnages, on les torture, les trahit et les assassine au gré de notre fantaisie. Parfois, quand le sommeil me fuit, la peur me prend : et si nos personnages venaient un jour nous réclamer des comptes ?
Une abeille se jète contre la vitre de la fenêtre face à moi. Mon petit cœur s’inquiète et mon regard papillonne à sa recherche, avant de tomber sur ma voisine. De mon bureau, la vue est imprenable sur mon jardin, ceux du voisinage, et l’immense entrepôt qui s’étale juste derrière, même si lui et moi, on a appris à s’ignorer au fil du temps.
Ma voisine a sorti sa tondeuse à main et sa paire de ciseaux. La voilà prête à s’occuper de ses massifs. A la voir, on ne sait pas qui entretient qui. Au premier rayon de soleil, elle est dehors, le nez dans ses fleurs, les regardant de plus en plus près à mesure que ses yeux fatiguent. Mon jardin ressemble à une jungle malpropre et abandonnée. Une friche sauvage où ne pousse que ce qui a décidé que ça en valait la peine. Le sien est entretenu avec soin. Les primevères et les pensées me font signe au gré du vent et les bourgeons de ses rosiers ronronnent de plaisir.
Elle est vieille, ma voisine. Elle ressemble aux oliviers : tortueux, ridés, faits de rugosité, d’anfractuosité et de callosité. Elle n’a pas toujours poussé droit, et parfois le vent lui a fait courber l’échine, mais elle est là, fragile parmi ses fleurs. Elle porte un vieux survet et un gilet sans manche d’un blanc éclatant. Elle promène sa tondeuse à main, puis s’accroupit et coupe aux ciseaux quelques brins d’herbe. Elle se voute un peu plus chaque année, mais son jardin lui rend ce qu’elle donne.
Il la garde en forme, la chouchoute et l’entretient. Il lui donne de l’air frais, des couleurs et mille parfums. Elle n’entend plus très bien, mais les chansonnettes qu'elle pousse, le nez dans son gazon me parviennent des fois. Son jardin lui donne des souvenirs, et une sagesse humble. Elle dit souvent qu’elle n’y connait pas grand-chose, mais son jardin, lui, la connait bien. Elle lui chuchote des secrets, et il les enterre, les garde au fond de ses racines et les lui répète quand elle en a besoin. Elle cherche quelque chose. Que cherche-t-elle ? Mystère ! Je suis dans mon bureau en train de dire adieux à mes personnages ! Ont-ils pris soin de moi comme son jardin a pris soin de ma voisine ? N’a-t-on jamais fini d’écrire, comme on n’a jamais fini de jardiner ? C'est peut-être à cette question que mes personnages devraient répondre, finalement.
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