5 - Mon chapeau à plume
— Alors, quel serait ton prix pour m’aider à le retrouver ? demandai-je à ce filou, tout en m’interrogeant mentalement sur la somme que les militaires seraient prêts à verser.
— Ton haut-de-forme à plume.
Je sentis mes jambes se dérober sous moi et le sang se retirer de mon visage. Mais je ne devais pas laisser paraître mon désarroi devant ce sinistre personnage qui saurait profiter de ma faiblesse.
— Quelle garantie aurai-je en contrepartie ?
— As-tu vraiment le choix ? ricana l’affreux Flavis.
— Je vais y réfléchir…
— C’est ça, réfléchis vite et n’oublie pas que sans la personne en question, la guerre est perdue d’avance !
Je me retins à grand-peine de le transpercer avec ma canne-épée. Mais, outre le fait qu’elle devait être rouillée et ne sortirait pas si facilement de son logement, cela ne m’aurait guère avancé dans ma mission. Je me contentai donc de rejeter sur son étalage l’objet en cuivre, maintenant complètement écrasé sous l’effet de ma nervosité, puis de tourner les talons. Son rire sardonique me suivit à travers les allées du Marché.
Mon chapeau à plume ! Cet objet unique, fabriqué spécialement à mon intention par Ada Biron, Brin d’Amour dans l’intimité, du temps où nous nous égarions dans nos rêves edisoniens et où nous livrions à toutes sortes d’expériences, tant amoureuses que scientifiques… Notre idylle n’avait pas duré longtemps, hélas, Ada revendiquant sa liberté pour se consacrer à ses mathématiques et moi, avide d’aventures de par le monde.
Ce fameux chapeau avait été son cadeau de rupture.
— Ne t’en sépare jamais, m’avait-elle dit, il recèle de précieux secrets qu’il est encore trop tôt pour dévoiler.
Malgré son aspect d’une élégance banale, il était plus lourd que les hauts-de-forme en soie, et surtout la plume, en tous points semblable à une rémige de faisan, était faite en réalité d’un très fin assemblage de fils métalliques mordorés . Je ressentais parfois d’étranges vibrations autour de mon crâne, c’était comme si je captais des sons lointains à peine perceptibles.
Évidemment, je l’ôtais pour dormir et le posais sur la table de chevet, à l’opposé de mon vieux réveil-matin qu’il avait le bizarre pouvoir de détraquer.
Pourquoi ce maudit Flavis s’y intéressait-il ? Avait-il subodoré l’importance de ce couvre-chef et le prix qu’il pourrait en négocier ? Il était hors de question que je le lui cède, mais il me fallait trouver un subterfuge afin d’obtenir des informations sur le général disparu, l’avenir de la nation était en jeu.
Une copie ! Il fallait faire réaliser une copie !
Ada nous avait quittés dramatiquement depuis plusieurs années, mais il me revint qu’elle avait eu pour apprentie la fille de mon propriétaire. Peut-être la mignonne gamine avait-elle conservé des notes ou des croquis qui lui permettraient de reproduire le chapeau à l’identique, du moins dans son aspect extérieur. Je me hâtai jusqu’à mon bureau et trouvai le vieux Clodobert dans son entresol, silencieux car plongé dans les vapeurs du laudanum, ultime recours quand la douleur devenait par trop insupportable.
Je m’empressai de préparer un café très concentré dans ma cafetière à percolation argentée. Les narines de Clodobert frémirent quand je pénétrai dans son antre avec une grande tasse fumante sur un plateau en métal guilloché, souvenir d’une mission en Cordavie. Avec la force du breuvage, il émergea rapidement de son sommeil artificiel.
— Qu’est devenue votre fille, qui travaillait avec mademoiselle Biron ?
— Vous voulez parler de Marion, cette garce qui m’a fabriqué cette prothèse ?
Il agitait son bras articulé qui, il faut bien le dire, était monté de bric et de broc. J’ignorais qu’elle s’était lancée dans la fabrication de prothèses métalliques, profitant de l’aubaine de l’engouement populaire.
— Où puis-je la trouver ?
— Aux dernières nouvelles, elle créchait dans l’ancien chantier naval. Elle est devenue brodeuse sur tôle. Si vous la voyez, ne l’embrassez pas pour moi.
Emmitouflé dans une grosse écharpe pour me protéger des vapeurs et des fumées, je pris donc le tramway pour me rendre en ce lieu éloigné du centre ville. Le paysage était désolant, une lande stérile, des cabanes misérables faites de tôles rouillées récupérées, des marmots en haillons et pieds nus… le progrès n’avait pas profité à tout le monde.
Le tramway me lâcha à son terminus, mais il me fallut encore marcher pour atteindre le port désaffecté. Je redoutais d’être attaqué et surtout de me faire voler mon chapeau mais je ne rencontrai personne. Pourtant, j’avais entendu dire que c’était un repaire pour les pacifistes. Mais lesquels ? Les pacifistes lanceurs de bombes ou les anti-lutte non-violents ?
Enfin j’arrivai sur ce qui avait été le chantier naval, à l’époque révolue de la marine en bois. D’immenses carcasses d’anciens navires, dont il ne restait plus que l’ossature vermoulue, gisaient éparpillées. Le bois des ponts et des flancs avait dû être arraché pour être brûlé dans les fonderies à canons. J’aperçus une silhouette furtive qui se glissait derrière un gros réservoir d’acier. Je la hélai, mais elle disparut sans répondre. Je m’approchai et appelai :
— Marion Clodobert !
J’entendis un bruit sonore à l’intérieur du tonneau et le torse d’un être revêtu d’une sorte de scaphandre apparut sur le dessus, là où il devait y avoir une ouverture.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ? demanda une voix féminine assourdie par le scaphandre.
— Je suis Clovis, un ancien ami d’Ada…
— Silence !
Aussitôt elle dévala une petite échelle à flanc de réservoir et se précipita vers moi.
— Ne restons pas là, allons dans l’atelier !
Elle courait presque, j’eus du mal à la suivre jusqu’à un hangar délabré où elle me fit entrer. Un astronef avait survolé notre trajet. Étais-je surveillé ?
— Auteur : Suzanne Ville
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