7 - Courtoisies sur le quai
Ils avaient la mine bien sombre, c'est ce que je me suis dit en me plantant devant eux. Les deux gaillards, d'épaisses gavroches enfoncées sur la tête, se tenaient comme une milice prête à me bondir dessus.
J'avais tenté de les éviter, mais maintenant que je me retrouvais face à eux je ne pouvais plus faire demi-tour : il fallait les affronter, quoi qu'ils puissent me vouloir. Et pour cela, il était temps de faire œuvre de mes talents.
- Bon, faisons la simple, commençai-je. Vous me suivez, vous regardez mon chapeau avec insistance, vous m'attendez... alors que voulez-vous mes braves ?
L'un des deux portait une cravate brune délavée : c'est lui qui s'adressa à moi d'une voix éraillée par le tabac.
- Ne fais pas le malin : tu vas gentiment venir avec nous sans attirer l'attention, et peut être que tu resteras entier jusqu'à ce soir.
Des menaces ? Charmant. Je savais à quoi m'attendre au moins. Je décidai donc d'utiliser une autre tactique :
- Maurice, sois gentil et change de ton, tu veux ?
Maurice sursauta sous son couvre-chef. Et oui c'était bien son nom que j'avais prononcé avec désinvolture ; il ne semblait pas s'en remettre.
Le bougre avait laissé sa Carte de Citoyenneté dépasser de sa poche : vraisembablement, il s'agissait d'un amateur. Cette fine plaque de graphène contenait toutes les informations identitaires du citoyen, dont le nom écrit en grosses lettres. Il était évident qu'il valait mieux ne pas l'avoir sur soi lorsque l'on se lançait dans la filature. Maurice avait pour sûr beaucoup de choses à apprendre, mais je lui épargnais les balbutiements d'usage en répondant aux questions qu'il allait poser :
- Quoi, tu es surpris ? Ne crois-tu pas que la base du métier de Trouveur, c'est déjà de trouver le nom de son interlocuteur ?
Il blémit sous son chapeau : amusant comme un tour élémentaire peut épater la galerie. Mais très vite, l'autre voulut s'en mêler. Je ne lui en laissai pas le temps et le pris à partie :
- Et toi ! Tu ne crois pas que tu devrais baisser un peu les doses de Martinobrian ? Tu as des enfants bon sang ! Va passer du temps avec eux ; sinon tu le regretteras toute ta vie.
À son tour, maintenant, d'avoir la face pâle. Pourtant je n'avais encore rien fait d'incroyable : son débardeur blanc était constellé de petites tâches vert vif, or seul le Martinobrian laisse de telles traces sur le coton. Facile aussi de deviner qu'il avait des enfants : autrement pourquoi porterait-il des tatouages aux noms de Matt et de Sam ? Deux prénoms très à la mode dans les années - 10, soit il y a dix ans, et donc des prénoms encore jeunes.
Désormais, mes deux filocheurs étaient sous l'effet de surprise, ce qui me laissait un peu de temps pour réfléchir. À en juger par leur air, leur tenue et leur amateurisme, ils n'étaient que des gros bras. Il y avait donc un cerveau qui tirait les ficelles de tout ça, et je dois le dire, cela m'intriguait tout particulièrement. Il fallait que d'une manière ou d'une autre, je puisse accéder à lui pour trouver plus d'informations. À moi de renverser la situation pour la tourner à mon avantage ; je décidai donc de prendre une attitude nonchalante et de bluffer :
- Voulez-vous que je trouve d'autres informations à votre sujet ? Ou est-ce qu'on en a fini ? Si tu veux Maurice, je peux contacter l'un des agents de mon bureau immédiatement : il transmettra toutes tes coordonnées aux hautes instances de la Neustrie. Ou peut être que je devrais m'en prendre directement à Matt et à Sam ? Hm ? Qu'est ce que vous en dites ?
Ils n'en menaient plus large...
- On peut en rester là, proposa maladroitement Maurice.
J'esquissais un sourire :
- Oh non, je ne crois pas. Si vous voulez que je vous oublie tous les deux, il va falloir répondre à quelques questions et faire ce que je vous dirai. Premièrement, que savez-vous de moi, exactement ?
Ils hésitèrent, prouvant ainsi une certaine loyauté. Mais finalement, le père de Sam et Matt me donna la réponse attendue :
- On a été engagés, notre boss a des questions à vous poser et... Il s'intéresse à votre chapeau.
- Vraiment ? fis-je en haussant un sourcil.
À vrai dire je m'y attendais ; et en y réfléchissant rapidement, j'avais il me semble déjà trouvé l'identité de ce mystérieux commanditaire. Une vieille connaissance... Ou plutôt un vieil ennemi. Mais il me fallait en avoir le coeur net.
- Alors c'est très simple, déclarai-je. Vous allez me conduire à votre patron, et ainsi je lui parlerai directement.
Les deux hommes se regardèrent, surpris.
- C'est que......... Voyez-vous........ Notre patron ne reçoit que sur rendez-vous, et sa liste est déjà complète jusqu'à l'année prochaine..... Vous êtes sûr de vouloir y aller comme ça ?
- Oui oui, dis-je en agitant ma main d'impatience. Vous ne voulez pas faillir à votre tâche, pas vrai ? Sinon vous seriez virés, et cela, à mon avis, serait regrettable. Alors je vous propose de m'escorter courtoisement jusqu'à Boris.
Cette fois, ils se regardèrent complètement désemparés : j'avais deviné juste, ce monstre était bien leur employeur. Ils ne semblaient toujours pas bien sûrs de comprendre, mais hochèrent la tête. Sous mon chapeau à plume tant convoité, j'avais du mal à retenir mon sourire. Certes j'allais être conduit chez mon ennemi juré, mais pas en tant que prisonnier : en tant qu'invité de marque.
Maintenant c'est moi qui avais les cartes en main, il s'agissait juste de bien les manier.
— Auteur : Aigrefin
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