1 - Duel Nocturne
**Ce roman est sous contrat d'édition mais ne paraîtra pas avant 2023, donc autant en profiter et ce sera une bonne occasion de le re-travailler.**
Le cliquetis caractéristique de la porte d'entrée l'alerta, alors qu'elle somnolait sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, comme à son habitude. L'animal abandonna son perchoir et se faufila avec prudence dans le couloir. Elle huma l'atmosphère...
Des intrus... un de ses congénères et... un humain. Comment osaient-ils pénétrer dans son domaine à cette heure avancée de la nuit ? Et puis cette absence d'odeur singulière ? Un mâle ? Une femelle ? Impossible à déterminer. La lumière inonda soudain l'entrée et elle se dissimula dans un renfoncement, sans quitter des yeux ces indésirables. L'humain... quantité négligeable. Elle les tolérait comme un mal nécessaire. Après tout, la nourriture, l'eau, le gravier propre pour sa litière relevaient de ces êtres étranges, parfois très attentionnés, comme le précédent occupant des lieux.
Les individus hostiles, elle les ignorait. Tout comme les inévitables curieux, attirés par sa fourrure lustrée, tricolore, dont elle prenait grand soin, et son regard vert et candide. S'ils s'aventuraient à quelques caresses malencontreuses, alors, en récompense, la demoiselle distribuait coups de patte griffus et crachotements. Sans oublier, le triplement du volume de sa queue, et les poils dressés de son échine, en témoignage de sa juste fureur.
Elle observa la « chose » s'extirper d'une boîte grillagée et filer se réfugier sous une commode proche, avec un long miaulement, mélange de protestations outrées et de plaintes. Un chat, ça ? Pas de pelage, une peau lisse, une tête si étrange... Hors de question qu'elle accepte de partager, « son » espace, avec un être aussi bizarre. Pour l'heure, la reine des lieux se tiendrait en embuscade et à la première occasion, elle chasserait le spécimen...
***
Alban Claisse, sursauta. Arrivé tard dans la nuit, vaincu par la fatigue du voyage, il s'était effondré dans son ancienne chambre. Pourtant, un bruit étrange, qu'il ne parvenait pas à identifier, l'avait tiré du sommeil, à peine deux heures après s'être endormi lui indiqua sa montre. Hagard, d'une main fébrile, il actionna l'interrupteur et les appliques répandirent un halo de lumière discret puis il chaussa sa paire de lunettes, abandonnées sur le chevet. Sa vision se clarifia aussitôt.
Réfractaire aux lentilles, il se consolait avec des verres sans monture et très légers. Alban écarta une mèche de cheveux qui lui barrait la vue et, à nouveau, tendit l'oreille. Rien. Aucun bruit. Un rêve sans doute. Dommage alors qu'il dormait si bien et pensait récupérer du vol. La bouche pâteuse, Alban réalisa que la soif le taraudait, comme toujours après de longues heures d'avion, et il avait omis de se munir d'une bouteille d'eau minérale. En trouverait-il dans un des placards de cuisine ?
Pieds nus, pas très réveillé, il se dirigea vers la grande pièce. Rien n'avait changé. L'endroit méritait un relooking total pour éradiquer l'aspect un peu trop vieillot à son goût. Des éléments de bois sombre, avec des poignées de laiton tarabiscotées... Seul le piano à multiples feux, avec four et rôtissoire, récoltait son suffrage. La longue table campagnarde aussi... Il lui faudrait revisiter la décoration s'il ne voulait pas déprimer à chaque fois qu'il préparerait ses repas. Enfin, si ses occupations lui laissaient le loisir de s'adonner au plaisir d'apprendre à concocter quelques spécialités culinaires et expérimenter de nouvelles saveurs.
Sur un bâillement appuyé, Alban attrapa une bouteille d'eau fraiche dans un frigidaire qui ne contenait pas grand-chose. Il lui faudrait prévoir le ravitaillement parce que si ses journées s'organisaient comme d'ordinaire, le déjeuner deviendrait vite une anecdote et il rentrerait le soir, affamé, et prêt à dévorer n'importe quoi. Pas question de replonger dans ses mauvaises habitudes, sucrées, en particulier. Après quelques gorgées d'eau bues à même le goulot, il étouffa un nouveau bâillement. Pour le moment, son lit et son oreiller suscitaient son intérêt.
Alban saisit un grondement étrange, suivi d'un long feulement... Nefer. Le matou, trouillard comme seul un chat allergique au changement pouvait l'être, même si les standards de l'espèce prétendaient le contraire, se trouvait sans doute face à une curiosité qui lui filait une frousse bleue. Alban situa l'origine du bruit à l'autre bout du large couloir, qui s'orientait sur la gauche. Soudain des miaulements furieux qui n'étaient pas ceux de son animal l'alertèrent et il se précipita pour le découvrir en plein duel avec un félin tricolore de plus petite taille, mais très belliqueux.
De son point de vue, Nefer, acculé dans un angle, risquait de se prendre une bonne raclée. Coup de patte à droite, uppercut, crachotement, une calotte sur la truffe... Le combat virait à l'éradication du matou et le récupérer dans ces conditions relevait de l'inconscience pure... Alban déboucha sa bouteille et balança le contenu sur les deux guérilleros fulminants. La douche impromptue provoqua la fuite immédiate de l'agresseur furibond d'un côté, et Nefer, sur un miaulement rageur et peut-être humilié, s'élança jusqu'à l'entrée pour se réfugier dans sa caisse de transport.
Pour un peu, le minet, prudent et mort de trouille, aurait refermé la porte derrière lui et verrouillée à double tour. Une idée si loufoque que son propriétaire explosa de rire. Alban s'agenouilla pour évaluer les dégâts. En cas de griffure, il lui faudrait récupérer Sa Majesté et désinfecter la plaie. L'animal, fragile, et sujet, par le passé, à de vilains abcès, se coltiner le véto dès leur arrivée, Alban préférait éviter... Encore faudrait-il que Son Altesse daigne se laisser extirper de son abri. La première tentative abandonna une belle estafilade sur le dos de la main d'Alban qui vociféra entre ses dents, puis opta pour une approche moins directe. D'une voix apaisante, il entreprit de convaincre « Mr Pedigree à rallonge » :
— Nefer, sois sympa pour une fois. Désolé de ne pas avoir vérifié l'appartement, mais j'étais crevé ! Tu ne voudrais pas avoir encore droit à un séjour dans une clinique et aux antibiotiques...
Alban gloussa comme un gosse devant le ridicule de la situation. À force de vivre seul, il devenait de moins en moins regardant sur ses potentiels interlocuteurs. S'échiner à négocier avec un chat pas du tout prêt à capituler... Douce régression. Trentenaire et déjà sur la pente descendante, le début de la déchéance. Sous peu, il passerait ses soirées en Charentaises, un plaid sur les genoux et son matou ronronnant, en guise de bouillotte. Sans se considérer comme un adonis, il possédait assez de charmes pour peut-être tenter de... même pas en rêve, c'était bien trop de complications !
Sa main le brûlait et la griffure gonflait de façon typique. Il décida de jeter l'éponge et d'aller déjà savonner la plaie, pour ensuite retourner au lit. Tant pis, si la victime, pas du tout coopérative, finissait au Véto, lui tombait de sommeil. Après avoir pris soin de déménager Nefer dans la salle de bain, proche de sa chambre, avec sa litière, ses croquettes, son bol d'eau propre et son coussin préféré, Alban sécha le lieu du duel, même si le carrelage rétro ne craignait pas grand-chose, et récupéra sa bouteille à demi vidée. Tandis qu'il se réfugiait en hâte sous la couette, il maudit en silence la personne qui lui avait offert l'animal deux ans plus tôt, sans lui en fournir le mode d'emploi...
Fantasque, froussard, capricieux, voilà qui définissait Nefer, mais câlin aussi, qui adorait se caler dans ses jambes la nuit, ou bien sur ses genoux quand il travaillait sur son ordinateur portable. Et très bavard... qui miaulait, feulait, à la moindre alerte. Une véritable diva, capable de produire un concert nocturne dithyrambique, dès que quelque chose le contrariait ou le stressait ! Une habitude qui lui valait le doux surnom de « La Callas », un étrange hommage à la cantatrice à la voix d'or...
Le lendemain matin, Alban, pas très réveillé, ouvrait la porte sur Madeleine Melicier, la locataire du premier, retraitée dynamique et vieille amie de son oncle Aloys, le précédent propriétaire de l'appartement. Elle l'embrassa sur les deux joues, heureuse de le revoir :
— Alors, te revoilà chez toi !
Sa visiteuse examina le visage ombré d'un léger chaume blond, les traits réguliers et avenants, éclairés par la lumière des prunelles grises, derrière les verres sans monture. Adolescent en rupture familiale, Alban avait vécu ici une bonne dizaine d'années, auprès d'Aloys, qui malgré le fossé générationnel, avait su le comprendre et l'entourer. Il retrouvait avec plaisir le regard alerte et la silhouette tout en rondeurs de leur inénarrable voisine.
— Tu n'as pas pris une ride, Madi, toujours aussi jolie !
Avec ses cheveux grisonnants, son absence de maquillage, sa mise sans recherche, Madeleine récusa derechef cette affirmation, plus que douteuse, à son humble avis.
— Pourtant tu as tes lunettes sur le nez ! Il faudra penser à en changer, mon garçon, ta vue baisse !
Sur un sourire affectueux, Alban ignora la remarque et proposa :
— J'ai fait couler du café, tu en prendras une tasse avec moi ?
Comme au bon vieux temps, quand elle venait préparer le souper, ils s'installèrent dans la cuisine où l'odeur du nectar tout chaud se répandait :
— Merci de t'être occupé de rouvrir l'appartement, Madeleine. Si j'avais dû m'amuser à faire mon lit en arrivant, je crois que j'aurais dormi à même le matelas.
Son invitée éclata de rire.
— Dis donc, Madi, cette nuit, il y avait un chat qui se trimballait...
— Ah ! C'est Florette. Ton oncle l'a récupérée il y a deux ou trois ans. Il y a une chatière dans la buanderie, elle va et vient comme elle a envie. C'est une minette pas commode. À part Aloys qui en faisait ce qu'il voulait, personne ne peut la toucher. Elle traînait dans le quartier, abandonnée ou égarée, et tu sais bien comment il était, il a commencé à la nourrir. De fil en aiguille, elle a fini chez lui. Elle devait se planquer lors de tes visites. J'aurais dû faire bloquer la chatière, mais avec l'hiver, déjà qu'Aloys n'était plus là pour elle... J'ai eu pitié de cette pauvre petite bête. Ça t'ennuie ?
« Pauvre petite bête » ? Nefer risquait de ne pas donner la même version... Si le matou avait voix au chapitre, il voterait sans aucun doute pour un qualificatif beaucoup moins tendre et porterait plainte pour agression nocturne contre la harpie qui avait tenté de lui refaire le portrait et surtout le museau... Avec le caractère placide de « Demoiselle » Florette, inutile d'envisager une adoption par une âme charitable, Alban le comprit aussitôt. Quant à la chasser, il n'avait pas non plus le cœur à une décision aussi implacable. Si Aloys avait réussi à pacifier la mini tigresse, peut-être Alban parviendrait-il à l'apprivoiser. Par contre, son compagnon risquait de ne pas apprécier la cohabitation...
— Moi, non, ça ne m'ennuie pas, mais Nefer a pris une bonne dérouillée !
— Nefer ? C'est qui ?
L'intéressé pointa le bout de son museau, avec un de ses miaulements aristocratiques, et Madeleine écarquilla les yeux, médusée par l'apparition :
— C'est un chat, ça ?
Toujours la même surprise ! Avec une moue significative qui traduisait la répulsion et masquait l'habituel : « Purée, mais qu'est-ce qu'il est moche ! » Le genre de pensées parasites que tout individu diplomate gardait pour lui lors d'une visite à la maternité, penché au-dessus du berceau, à « admirer » un nourrisson rougeaud et tout fripé... et pour tout dire, pas vraiment... gracieux.
Les personnes capables de reconnaitre un Sphynx, avec pedigree à rallonge, Alban n'en rencontrait pas souvent. Et l'allure de Nefer... surprenait beaucoup, pour ne pas dire plus. Dans les faits... une petite tête, des oreilles qui semblaient disproportionnées, pas de pelage, mais un duvet à peine visible, une peau plissée par endroit...
Sa Majesté lâcha un nouveau miaulement qui grimpa dans les aigus et son maître en profita pour le prendre dans ses bras et l'examiner. Malgré l'attaque nocturne virulente, plus de peur que de mal. Après un bref ronronnement, l'animal se dégagea d'un coup de reins et disparut.
— On me l'a offert, expliqua Alban, et ça n'est pas un cadeau ! Un véritable emmerdeur ! Mais il a des bons côtés et me fait des tonnes de câlins quand ça lui chante...
— Tu es bien de la même trempe qu'Aloys, tu vois toujours le bon en toute chose.
Une bien mauvaise habitude du point de vue d'Alban... mais impossible de s'en débarrasser, une plaie !
— Tu me rassures, j'ai cru que tu avais adopté des goûts bizarres à vivre à l'étranger !
Toujours la même. Madeleine et ses réparties truculentes ! Malgré la décoration déplorable de l'endroit, Alban se sentit soudain chez lui.
— Alors tu vas prendre la suite d'Aloys.
Une constatation davantage qu'une question. Le jeune homme sourit, passa une main nerveuse dans ses cheveux blonds, hirsutes, et approuva :
— Si je veux que Claisse redevienne une société saine, j'ai du boulot... mais je refuse de laisser tomber. Claisse est une trop vieille maison pour qu'elle disparaisse sans se battre. Cent-cinquante ans de savoir-faire que je ne peux pas laisser perdre...
La visiteuse le fixa avec acuité et annonça :
— Certains locataires s'inquiètent que tu vendes l'immeuble...
D'un air dégagé, pas très en correspondance avec la réalité, Alban but une gorgée et apprécia l'amertume du breuvage. De quoi mettre de l'ordre dans ses idées.
— C'est ce que le notaire me conseille, c'est vrai. Mais Aloys s'y refusait, alors... Il voulait revoir l'isolation, la chaudière, changer certaines fenêtres, il avait demandé des aides pour procéder aux travaux. Il pensait que cela permettrait de baisser les factures de chauffage, d'éviter les impayés au niveau des loyers... Il faut que je réunisse tout le monde, qu'on en discute. Moi aussi j'aime cet endroit. Ici également, il faudra que je fasse des rénovations !
L'œil critique, Madeleine examina les meubles de cuisine et le diagnostic tomba :
— Aloys avait des goûts de chiottes !
La mine stupéfaite d'Alban la ravit.
— Madi ! Quel langage !
— Je vis avec mon époque et je m'actualise ! Je vais surtout faire du soutien scolaire à des gamins qui revisitent mon vocabulaire.
Son interlocuteur manqua de s'étouffer de rire, parce que l'expression n'était pas récente, pendant que la sexagénaire se rengorgeait, très fière de son petit effet.
— Enfin j'exagère, il lui arrivait de faire preuve de goût, mais dans son appartement... il avait laissé les choses partir à vau-l'eau. Il a eu tort d'insister pour t'envoyer à l'étranger, c'était peut-être une bonne idée sur le papier, mais Aloys s'ennuyait trop sans toi et il s'éreintait.
— J'ai voulu rentrer, l'année dernière, mais il me l'a interdit. Trop tôt d'après lui ! Aloys estimait que tout ce que j'apprenais, ailleurs, servirait ensuite Claisse. Mais il ne m'a jamais avoué que les choses allaient aussi mal. Quelque fois, je me dis qu'il craignait que je m'enchaine à l'entreprise familiale et il préférait que je vive ma vie... sauf que moi, ma seule envie était de revenir.
La mimique de Madi traduisait une approbation sans équivoque.
— Il a tout sacrifié pour cette boîte. Peut-être qu'il ne voulait pas que tu fasses la même chose ? Aloys me confiait souvent qu'il aurait bien aimé que tu penses à toi d'abord... mais que vous vous ressembliez trop.
— C'est un beau compliment. Aloys a toujours été un exemple pour moi. Et davantage un père que le mien, avec qui je ne peux pas discuter cinq minutes sans qu'on se querelle.
Songeur, Alban examina sa tasse en porcelaine agrémentée d'une jolie bergère... désuète à souhait, mais sans influence sur le goût du café. Il lui faudrait faire l'achat de bons gros mugs, parce que là, le contenant très réduit créait un manque.
Alban réprima un soupir au souvenir de la dernière conversation avec son paternel, après les obsèques de son oncle. Elle avait viré à l'aigre quand il lui avait annoncé ses projets et son retour définitif en France pour reprendre la suite d'Aloys.
— Et vous vous êtes encore chamaillés, conclut Madi fataliste.
— Il m'a dit que j'étais cinglé de lâcher un plan de carrière tout tracé pour revenir tenter ce sauvetage, que de toute façon c'était sans espoir. Je lui ai répondu que ses perles d'optimisme, il pouvait s'en faire un collier et s'étrangler avec...
Le rire de Madeleine rebondit sur les vieux murs :
— Aloys aurait adoré !
— Hum ! Il m'aurait engueulé d'abord... et ensuite, oui, il m'aurait félicité pour cette réplique saignante !
Une fois seul, Alban décida de faire le tour de l'immense appartement, une nouvelle tasse de café en main... Un constat s'imposait : s'il voulait se sentir ici chez lui, entamer des travaux s'avérait indispensable. Déjà le grand salon : à éclaircir d'urgence et à relooker. Blanchir les murs et les plafonds, rafraîchir, tirer parti du superbe plancher en chêne. La pièce vide lui laissait le choix de l'ameublement. Ailleurs, Alban se régalerait à mélanger les genres : intégrer quelques meubles modernes avec ceux bien plus anciens, accumulés par son oncle... un effet de style garanti !
Intrigué par ses déambulations, Nefer approcha pour renifler ses pieds nus. Le minet se frotta contre ses jambes et d'un miaulement, exigea de poursuivre la visite dans ses bras. Blotti contre la poitrine de son maître, il disposait d'un poste d'observation imparable et ne risquait aucune mauvaise rencontre. Satisfait, le matou ronronnait avec application. Point de Florette à l'horizon... une aubaine !
Un coup d'œil dans les chambres confirma à Alban la justesse de ses choix. L'une d'elles, en particulier, attira son attention. L'ancienne chambre d'Aloys... Elle disposait d'un dressing et d'une salle de bain attenante. Elle serait la première à profiter d'un rafraichissement en règle et pourrait servir à recevoir d'éventuels invités. Parce que les autres, très vieillotes, risquaient de provoquer la fuite même les plus courageux... Rien que la qualité de la literie... une torture pour les dos fragiles.
À ce sujet, changer matelas et sommier ne serait pas du luxe, si Alban voulait préserver le sien, car là, entre l'avion et son lit, ses reins lui promettaient de prochaines mesures de rétorsion. Dans sa situation, avec les obligations qui l'attendaient, se récolter un lumbago n'était pas envisageable.
Parvenu à la porte du bureau d'Aloys, l'émotion l'envahit. Comme s'il devinait son trouble, Nepher se frotta avec application et un doux ronronnement contre le menton de son maître. Du bout des lèvres, Alban effleura le haut du crâne duveteux de l'animal, juste entre les oreilles.
L'endroit identique à son souvenir ranima l'image de son oncle derrière le grand bureau et qui griffonnait sans relâche. Adolescent, il aimait se retrouver là avec lui, assis en travers d'un fauteuil, en gosse résistant aux positions académiques, à lire, un casque sur la tête pour écouter le groupe phare du moment. Des instants paisibles, dont Alban avait appris la valeur et qu'il reproduisait dans sa vie d'adulte. Désormais, il serait celui qui se tiendrait derrière le bureau. Le jeune homme s'installa sur le vieux siège de cuir craquelé qu'Aloys n'aurait échangé pour rien au monde contre une version plus récente. Le chat gagna ses genoux et après une courte toilette se roula en boule. De la paume, Alban caressa le sous-main en cuir fauve, qu'il avait toujours vu là.
Une vague de chaleur brûla ses paupières et les larmes dévalèrent. La succession des évènements ne lui avait pas permis de se poser et de pleurer Aloys, foudroyé par une crise cardiaque. Une arrivée en catastrophe pour l'enterrement puis un départ deux jours plus tard, après avoir pris connaissance des dernières volontés de celui qui l'avait aimé comme un fils. Sa décision, immédiate, il était retourné liquider ce qui constituait sa vie de l'autre côté de l'Atlantique pour rentrer, après deux semaines, et assurer la continuité de Claisse.
Pour la première fois, Alban s'autorisa à extérioriser sa peine, un bon moment. Il se retrouva à sangloter, dégouliner et renifler, comme jamais, parce que la perte d'Aloys ouvrait un abîme en lui. Plus jamais ce créateur imaginatif ne partagerait avec lui ses fulgurantes inspirations. Terminées, les longues conversations, les confidences, les pseudo-querelles qui s'achevaient en formidables éclats de rire avec celui qu'il admirait comme son mentor, qui lui avait appris la valeur du travail, mais aussi la simplicité, le don de soi et la compassion. Celui qui avait su, tout comme il avait séduit Florette, apprivoiser l'adolescent entré en rébellion après le divorce de ses parents et qui, ensuite, n'avait supporté aucun des petits amis successifs de sa mère, pas plus que le remariage de son géniteur. Et Aloys lui avait transmis son amour pour les Montres Claisse.
Quand son oncle l'avait encouragé à déployer ses ailes pour acquérir plus de compétences, le jeune homme lui en avait gardé rancune, quelque temps, avant de comprendre ce qui incitait, celui qu'il considérait comme son père, à élargir son horizon. Célibataire endurci, il ne resterait d'Aloys aucun héritage, si la société familiale qui portait leur nom disparaissait et cette idée, intolérable, Alban ne la supportait pas.
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