Camille & David

10 minutes de lecture

À l'adolescence, on se sent souvent concerné par la mort.

On y pense constamment, et on se dit parfois que nos parents ont raison, qu'on crèvera tous un jour ou l'autre. Qu'on finira dans un cercueil, bouffé par le vivant, et qu'on ne se réveillera plus jamais.

Tout deviendra noir et ta pauvre cervelle ne pensera plus à rien, disaient souvent les vieux de Camille quand ils partaient dans leurs délires junkies, morbides et destructeurs.

Mais, qui était Camille ? A quelle époque de sa vie allions-nous suivre ses aventures ? Sortir les mouchoirs devant les drames ?

La petite fille qui écoutait aux portes en pleine nuit ?

L'adolescente qui traînait avec des motards défoncés?

Non, la presque jeune femme qui, cette nuit d’hiver, vit ce qu’était la Mort.

Car elle vint à sa rencontre, sifflant dans les branches enneigées,

tournoyant autour de ses jambes maigres,

la prévenant : « tu mourras si tu oses avancer ».

Mais Camille ne supportait plus rien,

Elle n'en avait plus la force et la patience,

elle en avait assez.

Et nous arrivons désormais à l'origine de cette soirée.

Car je pense qu'il est important de raconter une histoire

À partir de son commencement.

*

Ça puait dans le petit appartement de Camille, ça parlait fort, ça écoutait de vieux vinyles aux pochettes déchirées.

Ça fumait, ça buvait, et ça empestait l'alcool fort. Ça sniffait, ça se piquait aussi, parfois, et des voix mornes chantonnaient des mélodies d'une autre époque, où l'abstinence n'existait pas.

De temps à autre, en passant dans le couloir, Camille apercevait une sandale brillante à talon, appartenant à son père. Un pantalon à franges qu'adorait porter sa mère. Des cheveux rouges encadrant le visage livide de sa sœur Alexia.

Elle ne s'arrêtait pas, elle en avait assez de cette débauche, de cette famille, des sandales à talons de papa. Les foutues sandales à talons de papa qui lui faisaient mal aux yeux et emmerdaient les voisins du dessous.

Camille se réfugia dans sa chambre tapissée de petits bouts de rêve, le seul que ses parents lui eussent jamais donné dans leurs excès. Ce rêve avait un nom précis, un nom choisi, un nom de héros que l'on rencontrait dans les livres d'aventure. Ce rêve n'était pas une vague notion, une profession ou une chose à part, non, c'était bien plus que ça, et ça méritait un vrai nom. Celui d'un gentleman cambrioleur, d'un espion anglais ou d'un explorateur très beau et courageux.

Un nom de couteau américain, pourtant, disaient les amies de Camille, et elles n'avaient pas tort. Mais un couteau enchanté, une lame ensorcelée qu'elle avait reçue quelque part dans son petit cœur désarmé.

Bowie était le nom de ce rêve-là, mais il était foutu depuis pas mal de temps.

« Il est mort, il est mort, se répétait Camille.

Il est mort, c'est con,

mais c'est comme ça,

J'y peux rien, vraiment rien,

en même temps, je le connaissais pas,

Pourquoi ça me touche autant ?

Pourquoi la vie, c'est encore pire qu'avant ?

Et même si on s'était connus,

Qu'est-ce qu'il aurait eu à cirer d'une fille comme moi ? »

Camille se disait que, si elle avait eu assez d'argent pour s'acheter une liberté, elle serait partie sans rien regretter. Elle aurait grogné « De la merde, de la merde ma vie » en martelant les pavés mouillés de la rue Ravel. Elle aurait suivi la lune, ou les étoiles, ou les deux, à la recherche du Starman qui manquait à son existence.

Elle aurait tout fait pour se retrouver

Devant lui, et murmurer

Deux trois mots mal écrits

Sur une page déchirée

De son cahier d'anglais.

Elle s'en serait bien foutue de savoir si c'était mal,

S'il n'avait pas voulu de l'ado paumée qu'elle était.

Oui, elle l'aurait juste serré dans ses petits bras de fée et serait partie

Sans rien demander, chercher un autre endroit pour faire sa vie.

Mais pas le temps de penser à ça, elle qui avait tant à faire, tant à éviter, tant à souffrir. Elle qui passait les trois quarts de son temps à pleurer, regarder ses posters d'un œil triste, traîner avec des types louches, puis pleurer encore.

Non, Camille avait vraiment trop à faire, d'autant plus que ce soir-là, elle avait décidé de pimenter son affreuse routine.

Et d'y mettre fin, par la même occasion.

Car vous n'avez pas forcément les pensées très roses quand vous avez des parents aussi déglingués

que ceux de Camille.

*

Camille réfléchissait.

Il ne fallait pas qu'elle descende par la rue, surtout pas. Tom et son gang seraient là pour la coincer si elle sortait.

Elle ne voulait pas rejoindre ses parents, ni utiliser leurs méthodes débiles pour passer dans l'autre monde. Ça n'aurait aucun sens.

Et sa chambre?

Hors de question!

Mourir au milieu de toutes ces belles images

Représentant le même et unique visage

- qu'elle avait aimé?

C'était bien la dernière de ses volontés.

Mais quoi, alors?

Décidément, Camille n'avait aucune idée.

"Et si je profitais encore un peu?" se demanda-t-elle

"Si j'attendais la fin de la soirée?"

L'idée ne lui déplut pas.

Elle s'allongea sur son lit et leva les yeux sur le plafond tapissé.

La huitième merveille du monde était là, tout autour d'elle ;

Ses yeux malicieux la contemplaient,

Son sourire l'assaillait

Et la plongeait dans un coma d'émotions disparates.

Mais les photos disparurent et Camille, aveuglée par un étrange faisceau lumineux, enfouit sa tête dans les couvertures.

L'ampoule avait claqué.

La jeune fille ouvrit les yeux, s'attendant à une obscurité complète,

Et pourtant, et pourtant !

La chambre rayonnait.

Au pied du lit, il y avait un ange

au visage ruisselant de lumière et de beauté

à la pupille gauche démesurée,

Une vision inespérée.

« Qui es-tu ? demanda l'ange.

Pourquoi veux-tu mourir ? »

*

« Qui es-tu ? Pourquoi veux-tu mourir ? »

Camille n'en croyait ni ses oreilles ni ses yeux. Elle essaya de se pincer plusieurs fois, en vain : il s'agissait bien de David, à genoux près d'elle.

Il la fixait, depuis longtemps même, attendant une réponse. Sa voix suave, l'espace d'un instant, avait réussi à emplir la petite chambre sombre.

Elle était retombée d'un coup.

Camille voulait l'entendre à nouveau.

« Parle ! Parle encore ! fit-elle en tremblotant.

— Qui es-tu ? répéta-t-il.

— Je m'appelle Camille. »

Elle bascula sur le ventre et pivota légèrement pour faire face à ce drôle d’archange, allongée à l’horizontale, le regard à hauteur du sien.

Ses cheveux blonds...

Son nez rond...

Son œil droit couleur de glace...

Tout était à sa place.

Elle le contempla longtemps,

Scruta son corps enveloppé

Dans des habits de soie, de riches vêtements,

Jusqu'à-ce qu'il bougeât les lèvres

Et répliquât, d'un ton blessé :

« Pourquoi veux-tu mourir... pourquoi, Camille ? »

Voici qu'il prononçait son prénom !

Elle avait tant souhaité entendre le son

De son spectre caverneux, l'écouter le murmurer !

Mais aujourd'hui, il sonnait faux

Tant l'heure était critique, et les mots

Avaient plus de gravité qu'un « je t'aime ».

« Je... murmura Camille. Je n'ai plus aucune famille, M. Jones ! Mes parents sont ravagés par la drogue, et... personne ne peut me sauver.

— Personne ? demanda-t-il. »

Alors qu'il prononçait ce mot, ses cheveux passèrent de leur blond initial à un roux épars, teintant quelques-unes de ses mèches platine.

Camille recula.

« Rappelle-toi ce que j'ai enduré...

Rappelle-toi 76, la paranoïa, la cocaïne...

Je m'en suis finalement tiré. »

Il lui prit la main.

« Je peux t'aider. »

Mais comment ? se demanda Camille.

« Suis-moi. »

Et si c'était une vision ?

Elle s'en fichait,

Elle y croyait,

Et lorsqu'elle serra ses mains dans les siennes,

Elle sut

Elle sut qu'il était vrai.

*

Elle ne s’en souvenait pas très bien et,

A vrai-dire, cet événement ne laissa aucune trace dans sa mémoire,

Mais ils jaillirent de l’appartement d’une manière ou d’une autre ;

« Par la fenêtre » s’imagina-t-elle, rêveuse,

Avec cette fâcheuse habitude de tout romancer

(surtout sa propre vie, qu’elle ne pouvait recommencer).

Alors, comme convenu, ils sortirent par la fenêtre

- Ce qui, rassurez-vous, était tout à fait normal, car l'ange avait la capacité de voler –

Et se retrouvèrent bientôt sous les lampadaires tamisés

De la rue qui avait vu Camille naître.

Camille, justement, qui se demandait comment David pouvait la porter tout en flottant sur les courants descendants ; c'était une bien étrange idée, qui n'avait jamais eu sa place dans son imaginaire d'enfant mais qui,

Maintenant qu’elle sombrait dans le désespoir,

Semblait

tout à fait

réalisable.

Ainsi, lorsqu'il se posa au sol,

atterrissant comme un chat, tous ongles dehors,

Il vit ses forces considérablement divisées

Et s'écroula sans pouvoir dire

A Camille que ses pouvoirs restaient limités.

Tout d'abord, elle s'inquiéta.

David ne réagissait pas à ses appels, suffoquant et grimaçant de douleur. Son poing s'était tendrement refermé sur le bras de la petite parisienne et il pleurait à moitié, déchiré par le mal terrible qui s'était abattu sur lui.

Camille embrassa ses phalanges, avec une douceur qui lui était propre, et se plongea dans ses yeux rougis. Elle avait mal, elle aussi.

A cet instant, la souffrance prit fin

Et laissa dans l'intégralité de ses membres

Une sensation de bien-être inespérée,

Un effet qu'il avait longtemps recherché

-Camille le savait -

ailleurs.

David se releva cependant un peu trop rapidement

Et s'affala légèrement sur Camille

En laissant échapper un grognement

Qui alerta de nouveau la jeune fille.

« Mmh... fit-il. Arrêtons-nous là, je t'en prie. »

Son corps gracile ne pesait pas lourd sur son épaule.

Et puis, son visage était coincé entre sa tête et sa clavicule

Ses pupilles asymétriques perdues dans le néant,

Tandis que son nez jouait les funambules

Sur la ligne escarpée de son cou...

« Pourquoi m'avoir emmenée dehors, M. Jones ? demanda Camille. Vous auriez pu rester à la maison et vous reposer. »

Elle caressa ses cheveux, mais il ne répondit pas ; il la prit simplement par la main, se releva avec difficulté et l'emmena au coin de la rue. Elle avait vu juste : Tom était là, seul, la clope au bec. Il regardait ses chaussures, mais lorsqu'il se rendit compte qu'elle passait à deux mètres de lui, il s'approcha d'elle.

« Cam ? demanda-t-il en lui prenant le bras. T'as pas froid ? T'as pas de manteau. »

Un brave type, au fond, Tom.

La cigarette l'avait ravagé, mais il gardait une âme d'enfant ;

Un caractère que même sa poussée d'hormones

N'avait réussi à estomper.

Ce n'était qu'avec son gang qu'il jouait un personnage humiliant.

« Oui, ça va, répondit-elle en l'ignorant du regard. »

Elle pensait que Tom lui poserait des questions.

Du genre « qui c'est, celui-là ? », ou « t'as un mec ? ».

Il n'en fit rien et se contenta de l'observer

Ses yeux verts ne trahissant aucune interrogation

de ce genre.

« T'es sûre ? s'enquit-il tout de même. Mon daron a dit qu'il allait pt'être neiger.

— Non, vraiment, t'inquiète, Tom. »

Sur ce, elle s'éloigna avec David

- qui avait repris de la couleur et la tenait fermement par le bras –

Rajeunie de cinq ans, frêle et innocente

Dans son grand pull et ses baskets montantes ;

David, si sûr de lui, la démarche confiante,

Protégeant au mieux la petite inconsciente,

Haut Gardien des heures qui lui restaient à vivre.

*

Evidemment, il se mit à neiger

- car nous étions en hiver, et que l’histoire le voulait ainsi –

Et David enveloppa Camille de ses bras aimants

Légers sur sa peau pâle

Eux-mêmes flocons blancs et éphémères.

Ils s’étaient arrêtés sur un trottoir

Le petit pied de Camille battant le pavé

A intervalles réguliers

Alors que son accompagnateur chantait pour elle

Assis comme une ombre sur un muret

Couvert d’une poudreuse qui ne semblait l’importuner.

Toute la nuit ils avaient parlé

De la Vie, de la Mort,

Refaisant le Monde avec justesse

Animés tous les deux d’une aspiration inexpliquée

et de remords sur leur vie passée ;

David ne prenait pas le froid,

Il tentait d’apporter à Camille

Une chaleur artificielle avant son trépas,

Une illusion qui la maintînt ainsi éveillée.

Et tandis qu’il trimait pour l’entretenir

Dans des débats à n’en plus finir,

Le petit cœur de la jeune fille

Faiblissait, faiblissait…

Mais à un rythme si régulier qu’elle ne semblait s’en apercevoir, puisque, oui ! David était toujours là, et lui tenait la main, et caressait sa nuque glacée de ses doigts impuissants.

Il n’avait pas voulu l’épargner - après tout,

Tel est le rôle de l’Espoir que de surgir aux moments les plus critiques –

Et, sentant son heure venir,

Avait préféré qu’elle mourût heureuse.

« Car mieux vaut partir aveugle et fou

Qu’en pleine conscience

Si nous voulons mourir joyeux »

Disait-il en observant son visage bleui,

- Son propre visage !...

Non, elle n’avait pas voulu vivre,

David le lui avait caché,

Inconsciemment, elle n’avait pas voulu ;

C’était bien la Mort qui s’était présentée à elle

Sous une toute autre forme, et qui l’avait sauvée.

Ainsi périt Camille

Aussi seule qu’accompagnée

Dans cette rue sombre

Où on la retrouva,

Pour la première fois,

le sourire aux lèvres ;

Et si un jour je rencontre une de ces jeunes filles

Ravagées par la vie, l’Espoir les tenant au bout de la corde

Avec laquelle elles iront se pendre

Je me dirai que leur hypothétique suicide

Aura été une drôle de réussite

Car il n’y a pas de Mort plus belle

Que celle marquée par la Conviction et l’Absurdité

d’une illusion

Non, il n’y a pas plus beau

Qu’une Mort qui nous libère de nous-mêmes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire blacklightning ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0