Cinq minutes
La porte se referma doucement derrière nous. Je hurlai et m'aggripai à l'épaule d'Alison sans une once de retenue.
- C'est juste la porte, Léo, ricana Charlotte.
Je déglutis. Bon sang, mon coeur tambourinait si fort que j'avais l'impression qu'il allait me sortir de la bouche d'un instant à l'autre !
- En tout cas, le décor en jette ! fit Thomas en balayant l'étroit couloir avec le faisceau de sa lampe de poche.
Oui, y avait pas à dire, ça en "jetait". Les murs décrépis et moisis, au vieux papier peint tâché de substances diverses (dont je ne voulais absolument pas connaître l'origine), le plancher grinçant et troué, les toiles d'araignée au plafond, la pénombre étouffante... tout ça était on ne peut plus réaliste. Et là, dans les coins ? Étaient-ce des cadavres de rats.... ? Et merde.
- J'ai hâte de voir le cadavre ! jubila Kévin tandis que nous avancions dans l'étroit couloir. Vous pensez que ça va être un mannequin ou un vrai type qui fera semblant d'être mort ?
- Personnellement, tant que c'est bien fait, je m'en fiche, lâcha Alison.
Je déglutis de plus bel et resserrai mon étreinte autour de son épaule. Elle tourna la tête vers moi ; ses boucles brunes, difficiles à discerner dans la semi-obscurité, me chatouillèrent la joue.
- Tout va bien se passer, Léo, me rassura-t-elle dans un demi-sourire. Et au pire, si tu as vraiment peur, souviens-toi que ce n'est qu'un jeu, d'accord ?
Un jeu. Oui, c'était vrai, c'était juste un jeu. J'expirai lentement et arrivai à me détendre un peu. Le couloir semblait ne pas avoir de fin : il s'étirait, tout en longueur, jusqu'à un escalier à l'aspect sinitre, tout au bout. La lampe-torche de Thomas (la seule dont nous disposions) éclaira enfin le bas des marches. Nous levâmes la tête d'un même mouvement, examinant l'escalier, et je hurlai à nouveau. Plutôt vieillot, en bois et assez large pour qu'on puisse y monter à deux de front, il grimpait jusqu'à un palier poussiéreux, une quinzaine de marches plus haut, où un grand tableau nous faisait face, dardant ses yeux vides (brûlés ?) sur nous. La peinture était si abîmée qu'on eut dit qu'elle avait légèrement fondu, et quelques traces laissaient entendre qu'on l'avait griffée. Je récoltai à nouveau de nombreux regards moqueurs, dont celui de Charlotte, qui m'irritait assez.
Devais-je lui rappeler l'épisode fort peu élégant de sa crise de nerf, lorsque ses frères lui avait donné un cadavre de souris ?
L'escalier faisait ensuite un coude, se perdant dans des ténèbres que le faible halo de notre lampe ne pouvait pas encore percer. Un silence feutré régnait, uniquement troublé par le souffle de nos respirations et par les battements précipités de mon coeur.
- Oh, ça a l'air lugubre... gloussa Charlotte en se dandinant.
- On y va ? demanda Kévin d'un ton taquin.
- Bien sûr, qu'on y va ! s'esclaffa Thomas.
Puis, se tournant vers moi et mettant la lampe sous son menton, de sorte à avoir l'air effrayant (du reste, avec ses grosses joues couvertes d'acnée et son nez un poil trop long, le résultat était saisissant), il m'interrogea :
- Sauf si Léo préfère rester ici, pour faire le guet...
- Hors de question, marmonnai-je.
La dernière fois que j'avais fait le guet dans un escape-game, je m'étais pissé dessus. Je me rappelais très bien de l'immonde main velue qui avait jailli d'une porte entrebaîllée pour m'attraper la jambe. Même si je savais que ce n'était qu'un comédien avec un gant, j'avais cru mourir.
Thomas rigola et nous précéda dans l'escalier, suivi de près par Charlotte et Kévin, tandis qu'Alison et moi fermions la marche.
Les marches craquaient sous nos chaussures et une odeur âcre flottait dans l'air. Une odeur de renfermé et de poussière, déjà présente dans le couloir, mais moins forte. Et puis, une autre... Une odeur métallique, ferreuse. Et plus nous montions, plus elle devenait puissante et entêtante.
- L'odeur du sang, chuchota malicieusement Alison.
Je frissonnai.
- Ouais, tu l'as sent aussi ? ajouta Charlotte. Ils ont super bien réussi leur coup ! La dernière fois, le "sang" sentait plus le jus de tomate pourri !
- Lotte ! souffla Kévin. Tu gâches l'ambiance là !
- Il a raison, Lottie, approuva Thomas sans prendre la peine de se retourner.
- Ne m'appelle pas Lottie ! rouspéta sa soeur, poings serrés.
Cela me fit sourire. Charlotte détestait ce surnom depuis que leur voisine avait appelé sa chihuahua Lottie. Or, si on comparait l'adolescente et la chienne, on s'apercevait qu'elles avaient pas mal de points communs : Charlotte avait les cheveux roux, comme le pelage du chihuahua ; elles avaient toutes les deux les yeux bruns, de grandes oreilles, un nez court et un peu retroussé ; enfin, Charlotte était plutôt petite. Bref, autant de similitudes qui nous faisaient bien rire et excédait la jeune fille.
Je frémis de plus bel lorsque nous dépassâmes le portrait. Enfin, après une autre volée de marches grinçantes, nous débouchâmes au premier étage. Sur notre droite, l'escalier continuait en faisant un autre coude -heureusement, cette fois, aucun portrait glauque n'était accroché au mur crasseux. Devant nous s'ouvrait un couloir, plus large que celui de l'entrée. Un épais tapis rouge terne couvrait le plancher et des portraits d'hommes et de femmes vêtus de chemises à jabot et de robes aux corsages lacés encombraient les murs. Ils n'étaient pas en meilleur état que la peinture précédente. Une lumière pâle filtrait à travers les fenêtres sales - des projecteurs ? un lampadaire ? - ; quelques grains de poussière dansaient dans les rayons blêmes. Une ribambelle de portes closes s'opposaient aux fenêtres. Tout au fond du couloir, une porte bleue à double battant semblait nous narguer. Sur notre gauche, un couloir identique à celui que nous avions en face nous se terminait par une autre porte bleue à double battant.
- Hum, il y a beaucoup de pièces, lâcha bêtement Kévin, comme si on avait pas remarqué.
- Et encore, ce n'est que le premier étage ! rappela Charlotte en fixant les marches qui disparaissaient dans l'obscurité.
- Bon, on fait quoi ? interrogea Thomas. On essaye d'ouvrir ces portes ou on monte direct au second étage ?
- Puisqu'on est là, autant essayer de les ouvrir, fit Alison.
Et, sans attendre, elle s'arracha à mon étreinte et fila au pas de course dans le premier couloir où elle essaya d'ouvrir la première porte, en vain. Un sourire espiègle aux lèvres, elle passa à la porte suivante puis, lorsque celle-ci refusa de s'ouvrir, passa à celle d'après et ainsi de suite, jusqu'à parvenir à la porte à double battants, avec laquelle elle n'eut pas plus de chance. Virevoltant sur elle-même elle revient vers nous en trottinant.
- Elles sont toutes verrouillées ! sourit-elle.
Elle me décocha ensuite un regard taquin et me désigna l'autre couloir du doigt.
- Tu te charges des autres portes, Léo ?
Je lui tirai la langue.
- Non merci, Lison, je passe mon tour !
- Pfff, le contraire m'aurait étonné, ironisa Charlotte en levant théâtralement les yeux au plafond.
Cette fois, je lui décochai un doigt d'honneur bien senti.
Thomas soupira.
- Pourquoi tu proposes des escape-game si t'as autant la trouille ? s'irrita-t-il.
- Je sais pas... je trouve ça cool, qu'on fasse ça ensemble...
Pitoyable, comme explication, mais c'était la seule que je pouvais lui donner. Et puis, tous les jeunes de notre âge le faisait, non ?
- Bon, Kévin, Lottie, vous pouvez vérifier les portes de l'autre couloir ?
- Lottie ne fera rien du tout tant qu'on l'appellera Lottie, lâcha la jeune fille, poings sur les hanches.
- Rhoo, t'es chiante, pesta Kévin.
Thomas poussa un autre soupir.
- Ok, chère petite soeur chérie, pourrais-tu aller vérifier que les autres portes sont aussi verrouillées ?
- Mais tout de suite mon cher frère, minauda Charlotte en suivant Kévin d'une démarche altière, ses longs cheveux roux flottant derrière elle.
Moins de deux minutes plus tard, ils revinrent bredouille : toutes les portes étaient fermées.
- Eh bien, je crois qu'on a pas le choix... direction le deuxième ! clama Thomas.
Il reprit la tête de notre petit groupe et nous le suivîmes. Trente marches plus tard, nous débouchâmes sur le deuxième étage...
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