Chapitre 4
DeuxLunes, dans un hoquet, se remit à respirer. Son sang se remit en mouvement. Son corps revint à la vie. Mais l'oxygène n'existait quasiment plus dans son tombeau de pierre. Sur lui, écrasé par la roche se trouvait son père et sa mère. Jusqu'au dernier moment, ils avaient essayé de le protéger, de les protéger. Son frère était sous ses pieds, il sentait sa tête sous ses cuisses. Il ne pouvait les voir, mais il sentait encore leur aura magique, leur identité, peut-être leur âme au fond.
Soudain il réalisa qu’il devait respirer. Vite. Il envoya une légère impulsion dans la pierre pour la fragmenter et il répéta ce mouvement encore et encore jusqu'à ce que l'air parvienne à son visage. Il inspira bruyamment.
Il pensa alors à l'horrible présence qui avait attaqué son village. Il pensa à son ennemi, à cet homme en capuche qu’il avait perçu dans sa pensée juste avant de s’évanouir. Etait-ce vraiment un homme?
Et puis comment se pouvait-il que lui, DeuxLunes, ne fut pas mort?
Il essaya de déplacer sa conscience dans le village, observant tous les corps. Sa vision intérieure était plutôt en noir et blanc, percevant les objets de manière grossière et les gens comme des lumières éteintes. Après un moment, il la déplaça en périphérie, observant les environs, scrutant les ténèbres de la forêt dense et touffue alentour pour repérer l'ennemi… Mais il n’y avait personne.
Il savait cependant instinctivement qu'il devait limiter ses émotions et sa magie au maximum, de peur de faire comprendre à l'ennemi qu'il était toujours vivant. Il décida donc de dormir un moment, cédant au choc et à la fatigue, encore entouré des âmes de sa famille. Leur énergie était encore présente: aimante, triste, désespérée, choquée. DeuxLunes regardait leurs âmes, leurs corps, essayant de leur parler intérieurement, essayant de profiter de leur présence qui s’effaçait. Il pleura et hoqueta en silence tout en forçant son être à étouffer ses émotions.
Il se réveilla pendant la nuit à cause de la douleur. Des limaces suceuses avaient réussi à pénétrer dans son sanctuaire de pierre et cherchaient à lui dévorer le visage. Il en fit de la bouillie et expulsa dehors toutes celles qui cherchaient à descendre le long de la fente en direction de son visage. Il scruta à nouveau les alentours avec sa conscience cherchant une présence humaine, animale ou l'Ennemi. Il avait maintenant décidé de retrouver cet Ennemi et de se venger de lui par tous les moyens possibles. Sa conscience devait maintenant contrôler ses émotions de rage et de haine. Il n'aurait jamais pensé pouvoir haïr un jour ainsi. Mais à nouveau, il devait se contrôler, et ce ne fut jamais aussi difficile que dans ce premier moment, enfermé dans son cercueil de pierre avec son père, sa mère et son frère collé à lui et avec tous les autres habitants du village dont l'âme réclamait vengeance. Il accepta à ce moment là quelque chose d'inattendu, qu’il n’avait jamais imaginé, il accepta un pacte avec eux, un pacte de vengeance.
DeuxLunes dut batailler plusieurs heures pour conserver le contrôle sur lui-même et sur son identité. Toutes ces autres âmes, toutes ces pressions, toutes ces émotions… Ses amis semblaient devenir des ennemis, car ils essayaient de s'immiscer dans sa personnalité même, leur rage devenant sa rage, leur tristesse, sa tristesse; c'était presque trop pour lui, mais quelque chose dans son Pouvoir vint à son aide et il trouva le moyen de renforcer son bouclier mental.
Le matin arriva et ses premiers rayons de soleil, DeuxLunes, éreinté d'avoir lutté toute la nuit, fracassa la pierre d’une forte impulsion magique sans se soucier d’être repéré. Celle-ci s'ouvrit en plusieurs morceaux qui retombèrent sur le sol. Il voyait maintenant sur son corps les restes de ses parents et de son frère. Il les poussa doucement, avec tendresse et se leva. Il regarda autour de lui et la culpabilité le submergea soudain. Il était le seul survivant d'un massacre atroce. Partout autour de lui la mort régnait. Il se dépêcha de partir, incapable de faire face à ce spectacle, dont il allait rêver pendant de très nombreuses années.
Arrivé à la lisière, il se créa un bouclier défensif puissant mais discret. Pour y arriver, il dut innover. Il choisit de cumuler plusieurs boucliers de différents types, l'un protégeant de la Terre, un autre de l'Eau, un autre du Feu, certains utiles contre le mouvement cinétique d'une flèche (Air) ou d'une liane, d'autres contre l'écrasement. Chaque couche d'air autour de lui était ainsi spécialisée mais nécessitait peu d’énergie magique pour se maintenir. Le bouclier restait invisible et transparent bien qu'il aurait été impossible d'avancer vers lui et lui serrer la main. Il chercha ensuite des provisions pour son voyage mais il récupéra peu de choses tant la destruction avait été complète. Puis il partit, sans un regard en arrière mais accompagné de toutes les âmes des villageois qui réclamaient vengeance.
Il ne connaissait qu'un seul village à proximité, celui du Rivage bleu. C'était une communauté humaine qui avait pris ses quartiers au bord de la mer dans une région infestée de corail bleu toxique. Inexplicablement, ces humains-là s'étaient épris de ce corail et de ces paysages et avaient bâti un village sur pilotis au bord de la mer. DeuxLunes trouvait cette idée curieuse et dangereuse mais au fond il ne connaissait pas la mer et se faisait peut-être des idées. Et puis il ne se rappelait plus très bien de ses leçons de géographie. Il marcha d'un bon pas toute la journée ne s'accordant que peu de pauses. Il dut lutter contre de très nombreux prédateurs hostiles qui tous se cassèrent les dents, les griffes ou les plumes sur ses boucliers. Cela ne l'empêcha pas de vivre ces agressions comme autant de traumatismes qui le rendirent de plus en plus craintif. Heureusement, les arbres n'essayèrent pas eux aussi de l’attaquer, ou de l'égarer.
Il ne savait pas encore si il devait s'en réjouir.
Au moment de s'endormir, ce soir-là, il fut à nouveau écrasé par les âmes des morts qui tout en restant près de lui, semblaient s’effriter dans leur processus pour aller dans l’au-delà. Accablé, il pleura silencieusement, incapable de réfréner totalement ses émotions, cherchant à rester en contact avec ses parents. Il s'inquiéta d’attirer ainsi l’attention sur lui, mais il finit par s'endormir d'un sommeil inquiet et pleins de cauchemars, à l'abri d'un cocon de terre qu'il avait pris soin de modeler. Le plus difficile avait été de créer un fin passage pour l’air. Il avait passé plus d’une heure à trouver une solution efficace qui lui permette de respirer sans craindre un insecte qui passerait pas le trou.
Le lendemain et le surlendemain se déroulèrent de la même manière, sauf qu'il dut se mettre à chasser et à récolter pour se nourrir. Heureusement, les adversaires ne manquaient pas et il apprit rapidement lesquels étaient bon à manger et lesquels ne l'étaient pas. Il put, à certains endroits, tirer l'eau de source qu'il sentait sous ses pieds grâce à la magie et se découvrit des talents qu'il ne connaissait pas pour survivre.
Le quatrième jour il dut se terrer. Il avait senti l'Ennemi, qui à nouveau se méfiait, guettant DeuxLunes comme si il avait perçu un moustique vrombissant quelque part autour de lui. Il s'enterra donc à nouveau et se mit à méditer instinctivement, même si il ne connaissait cette ancienne technique terrestre que de nom et que dans ses principes généraux. Sa mère en parlait souvent et disait toujours qu'elle aimerait s'y mettre pour voir ce que cela pouvait bien apporter. Son père se moquait d'elle alors, bien que gentiment et elle y renonçait toujours. Il prêta attention à sa respiration et chercha simplement à ne pas penser. Il vit tout de suite que la tâche était difficile mais il persévéra cherchant à refouler la magie en lui à un niveau très faible, coupant même ses bouclier. Il resta ainsi longtemps, n'osant ni penser, ni ressentir. Au soir, tenaillé par la faim, il remit en place ses protections et sorti de son trou pour manger un peu dans le noir. La présence vigilante avait disparu.
Il marcha donc de nuit, maintenant pleinement réveillé. Il se dirigeait grâce à la magie, ses sens ciblant la grande étendue d'eau qu'était la mer. Le lendemain matin, l’air changea d’odeur. La forêt aussi. Il y avait maintenant autour de lui une végétation plus luxuriante, plus humide.
Il devait approcher de la mer. Mais il ne la percevait pas encore.
Il dormit de nouveau de jour, enfermé dans son cocon. Une fois encore il médita et s’endormit. La vigilance semblait plus lointaine.
Il se réveilla au milieu de la nuit, sans bien savoir quelle heure il pouvait être. Il se remit en marche, le ventre vide. Réactiver ses boucliers lui prit moins de temps.
Au petit matin, il entendit un son curieux, comme un écho, une rumeur qui se répétait. Et soudain, après une dune faites de terre ocre et jaune, il déboucha hors de la forêt et vit… la mer. Enorme, bleue azur près du rivage, bleue foncée un peu plus loin. Des vagues énormes chargées d’écumes venaient s’écraser sur la plage, peuplée de crabes géants, d’environ deux mètres sur deux mètres, parfois plus. DeuxLunes resta d’abord bouche bée. Se remémorant les récits de ses parents ou de ses professeurs, comprenant enfin l’attrait que la mer pouvait avoir sur l’homme. L’air marin était maintenant très reconnaissable, le vent fouettait son visage, l’air était chargé d’odeur de sel, d’iode, d’algues mais aussi d’un parfum difficile à définir, sans doute liés aux arbres alentour.
Evitant soigneusement les crabes, il marcha le long de la lisière des arbres, hésitant sur la direction à prendre. Finalement il prit à gauche, un peu par instinct, un peu parce qu’il croyait se rappeler quelques descriptions qu’on lui avait faites du trajet jusqu’au village marin.
Il persévéra, de jour cette fois, évitant des scorpions de la taille de raton laveurs, mais plutôt lents, ou des serpents de différentes tailles qui parfois lui tombaient dessus des arbres. Ils avaient tous leur magie à eux. Les scorpions tiraient des dards effilés et sans doute empoisonnés, ils semblaient sensible aux sons et au mouvement du corps. DeuxLune remarqua que, si il baissait sa température corporelle, ils n’arrivaient plus à le remarquer, mais seulement si il restait immobile. Quand aux serpents, certains semblaient sensible à la température, d’autres au mouvement, d’autres même à la magie utilisée. Pour couronner le tout, une sorte de python géant de 10 ou 15 mètres de long essaya de le projeter dans le sable avec sa longue queue fourchue, comme surgie de nulle part. Il émettait un son à la limite de l’audible, par sa queue, qui faisait tituber et saigner des oreilles. DeuxLunes se mit évidemment à fuir vers la mer, évitant la forêt d’où venait le son mais c’était en fait pour tomber sur le reste de l’animal, enfoui dans le sable, qui soudain s’extirpa du sol pour le gober. L’animal en fut pour ses frais. Le bouclier de DeuxLunes résista, bien qu’il fut à moitié avalé par le serpent. Il découpa vivement le cou du serpent depuis l’intérieur pour s’échapper et tomba dans le sable au milieu du sang dudit serpent qui se déversait partout. Une foule d’animaux se précipitèrent aussitôt sur ce festin, surgissant de la forêt ou du sol où apparemment rien ne se trouvait précédemment. Certains tentèrent au passage d’attraper DeuxLunes qui était plein du sang de l’animal. Un cauchemar.
DeuxLunes fut obligé d’utiliser sa magie pour repousser ces diverses attaques, certaines créatures, parfois toutes petites, qui avançant lentement, parvenaient à passer les couches de son bouclier (ce simple moment suffit à lui provoquer des cauchemars pendant plusieurs années). Mais quand les crabes arrivèrent pour participer au festin, DeuxLunes crut sa dernière heure arrivée. Le premier crabe, agitant sa plus grosse pince dans un mouvement de faux, projeta un flux d’air si puissant qu’il découpa purement et simplement la plupart des animaux alentour en deux parties. Le bouclier savamment intriqué de DeuxLunes explosa. Mais instantanément, le bouclier énergétique de son père, qui s’activait automatiquement à partir de sa boucle d’oreille, prit le relai ce qui lui évita une mort certaine. Il contorsionna son corps pour s’enfuir vers la forêt toute proche, comme un pantin désarticulé. En proie à la panique la plus totale, il courut de toutes ses jambes qui pourtant étaient molles et lourdes comme du plomb. Etait-ce grâce à la force de sa terreur ou grâce à la magie un peu lente des crabes, il ne le sut jamais, mais il parvint fort heureusement à la forêt pour s’y cacher, avant la venue des monstres qui étaient assez lents à se déplacer. Il put assister caché à leur festin. Ils étaient plus d’une dizaine dans le petit espace devant la forêt ou le serpent avait fait son nid. Aucun autre animal ne se risqua à les déranger.
Fasciné DeuxLunes observa avec attention les formidables animaux. Quand son coeur se fut calmé et qu’il eut remplacé son bouclier temporaire par son bouclier habituel, il essaya de percevoir quelle magie utilisait ces animaux. Ils utilisaient clairement le vent pour attaquer et même manger leur proie. Mais leur corps semblait lui aussi protégé par une chitine magique faite d’énergie de terre, d’eau et de vent. Ils se bousculaient sans cesse mais tout ces coups étaient comme absorbés ou repoussés par leurs boucliers.
Incroyable, une carapace aussi solide et pourtant ils éprouvaient le besoin de se renforcer encore. Mais DeuxLunes se demanda comment ils pouvaient sentir le sang de leur proie. Il observa patiemment. Manifestement, leur bouclier était plus vulnérable au niveau de leurs antennes. Il essaya de les tordre à distance avec un flux d’air et après quelques essais infructueux, il y arriva, privant l’un des animal d’une antenne. Celui-ci fit entendre un petit cri plaintif et étonnamment aigu pour une bête de ce calibre. Ni une ni deux, ses congénères, saisissant apparemment une opportunité, se mirent à taper sur son bouclier avec leurs pinces et leur magie. En quelque minutes le bouclier du pauvre hère fut vaporisé, sa coque transpercée et voilà les crabes engagés dans un nouveau festin.
DeuxLunes dégoûté s’en alla discrètement.
Un peu plus loin, il se nettoya avec un peu de magie utilisant l’eau dans l’air ambiant. Il n’avait cependant plus très faim et se remit en marche.
Après quelques heures de route toujours en lisière de forêt, il vit enfin, au loin, une sorte de maison sur pilotis. Il percevait aussi un grand flux de magie vertical de nature plutôt humaine, qui entourais le petit bâtiment.
Tout semblait calme, aucun humain, ni monstre en vue, si ce n’est quelques crabes sur le rivage.
Il se demanda tout à coup pourquoi son village avait été attaqué et apparemment pas celui-ci? Pourquoi ce déchaînement furieux? Et pour la millième fois, il se demanda pourquoi cet Ennemi le cherchait toujours, lui?
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