Souvenirs (2ème partie)
« Cédric, t'es enfin arrivé ! s'écrie Sophie de sa voix cristalline.
- Dépêche-toi, on va ouvrir dans cinq minutes, informe Natalie, contrariée par son retard.
- Ne stresse pas, je serai dans les temps, affirme-t-il impassiblement.
- Essaie de venir plus tôt la prochaine fois.
- À quoi ça sert ? Pour vous regarder en sous-vêtements ? Je dois de toute façon attendre que vous finissiez de vous habiller avant de pouvoir me préparer. Si tu veux te plaindre, fais-le auprès de Nina.
- Elle ne va tout de même pas aménager un autre vestiaire pour une seule personne ! La place était libre il y a dix minutes, donc arrête de sortir cette excuse !
- S'il-vous-plaît, ne vous disputez pas, réussis-je à intervenir. Il est encore tôt et d'habitude, les clients ne sont pas nombreux au début. À trois, on pourra facilement gérer, n'est-ce pas Natalie ? Cédric nous rejoindra plus tard.
- Ce n'est pas non plus comme si je mettais une heure pour m'habiller », ajoute l'homme en pénétrant dans la salle.
J'ai toujours eu du mal à régler ce genre de discorde, contrairement à ma sœur qui savait être autoritaire dans ces moments-là. Malheureusement, ce cas devient de plus en plus fréquent. Les caractères de Natalie et de Cédric ne font pas bon ménage. La première ne jure que par la rigueur, alors que le deuxième préfère le laxisme. Même si je comprends l'agacement de ma collègue, je n'ai pas à me plaindre du travail de mon aîné qui est irréprochable. J'avoue ne pas savoir si j'arriverai à remplir correctement ce rôle. Quoi qu'il en soit, je persévérerai pour l'honneur de ma famille, et pour que Céline soit fière de moi. J'essaie d'apaiser l'ambiance en changeant de sujet, bien aidée par la benjamine qui expose sa gaieté naturelle. L'ouverture du commerce est imminente. Je me place près de l'entrée pour accueillir les clients. Mes deux collaboratrices, rejointes plus tard par Cédric, se tiennent prêtes à œuvrer. La routine s'installe dans le salon, ainsi que l'atmosphère à la fois sérieuse et chaleureuse. J'alterne entre ma fonction de gérante, et celle de coiffeuse lorsque c'est nécessaire.
J'apprécie ces moments de partage, où tout le monde semble être en osmose. M'occuper des cheveux me fait voyager, et oublier mes soucis. C'est comme un renouveau à chaque coupe, une remise à zéro qui m'offre la confiance d'affronter l'avenir. Une pluie soyeuse tombe sous les coups de ciseaux. Blonde, châtaine, rousse, brune, noire. Un mélange de couleurs exhibant la beauté de la diversité, et de la tolérance. Natalie a dorénavant oublié son désaccord avec son collègue masculin. Elle se comporte telle une vraie professionnelle, et Cédric n'est pas en reste. Quant à Sophie, elle s'entoure habituellement de jeunes enfants. Ceux-ci adorent son côté boute-en-train, ce qui ravit leurs parents. Après une dizaine d'heures de travail, l'établissement se prépare à la fermeture. Le calme s'invite en tant que dernier client, amenant l'épuisement avec lui. L'unique homme de l'équipe bâille la bouche grande ouverte, et va se changer en premier. La superviseuse discute avec la troisième salariée en attendant leur tour. Pendant ce temps, je replace proprement le matériel.
« Nina, tu es sûre de ne pas avoir besoin de nous ? questionne la jeune demoiselle.
- Ne vous inquiétez pas. Allez vous changer et rentrez bien. Vous devez être fatiguées.
- Mais toi aussi, tu dois l'être, suppose l'amie de ma sœur.
- Non, j'avais juste pris quelques clients, je suis encore en forme.
- Bon, si tu le dis », finit-elle par capituler
L'endroit se vide peu à peu, et les trois employés se relayent pour partir. Le ciel a commencé à s'assombrir il y a une trentaine de minutes. Cela crée un contraste saisissant entre l'extérieur et la pièce baignée dans une lumière artificielle. Je me sens coupée du monde, protégée par ce cocon rempli de souvenirs. Mes pensées font revivre des scènes avec Céline, principalement celles qui se sont passées ici-même. Sa grâce, son assurance, son charisme et sa générosité me manquent affreusement. Depuis qu'elle n'est plus là, j'ai la perception d'être plus fragile et vulnérable, surtout au niveau psychique. Pourtant, je dois avancer afin d'écrire la suite de mon histoire. Seule dans mon espace de travail, je termine le rangement, puis me mets à balayer le sol avec des gestes répétitifs. En ramassant le tas de cheveux, je marque subitement un arrêt.
J'identifie quelque chose de rugueux, qui attise ma curiosité. Je plonge graduellement mes doigts à l'intérieur, fouillant dans cette forêt multicolore. Mon cœur s'active tout d'un coup, sans que j'en comprenne la raison. Je m'approche du centre de l'amas. Ma gorge se serre, et mes viscères se contractent peu à peu. Ma peau repère une substance visqueuse, désagréable au toucher. Mon haleine devient de plus en plus courte, de même que mon rythme cardiaque. De façon brutale, mon corps sursaute à l'entente d'un bruit inopiné. Immédiatement, mes yeux se tournent vers le vestiaire, et ma respiration se coupe. Je sens mes globes oculaires trembler de stress. Ma vision se bloque en direction du battant, anticipant un quelconque évènement. Cependant, rien ne se produit après une poignée de secondes. J'expire longuement dans le but d'extirper la tension accumulée, puis reprends mon activité.
Ignorant cet effet de surprise, je balance les cheveux dans un sac poubelle, et finalise avec hâte le ménage. Bien qu'il me reste la comptabilité à effectuer, je décide de rentrer chez moi, stimulée par une sensation d'urgence. Je fais un dernier tour des lieux pour éteindre les lumières, mais lorsque j'arrive à la salle d'habillage, mes muscles se raidissent à nouveau. Mon regard explore le contenu de la pièce, qui renferme le strict minimum, à savoir un porte-vêtements en bois, deux tabourets rouges et une cabine munie d'un rideau gris. Déplié, le tissu de coton cache l'intérieur de celle-ci. Seul l'espace entre lui et le sol dévoile une infime partie. Mes pupilles sont irrésistiblement attirées par ce vide. A cet instant, il m'obsède et j'ai l'impression d'attendre quelque chose pour en être satisfaite. Quoi exactement ? Un habit ? Un ustensile ? Ou peut-être même une apparition ! Cette pensée me donne des frissons. Le cauchemar de la nuit précédente resurgit aussitôt.
Le corps ballant, la peau déchiquetée, le visage mortifié ... ces images génèrent un sentiment de dégoût, qui remonte le long de ma trachée. Cette pression suffocante détourne mes iris de cet endroit. Ceux-ci tourbillonnent aléatoirement, désorientés par l'angoisse qui me submerge, puis s'immobilisent sur un cintre gisant par terre. Spontanément, mes émotions négatives disparaissent en cascade, substituées par un soulagement réconfortant. Je fais le lien entre l'objet et le son étrange survenu auparavant. Mon esprit rationnel est ainsi satisfait, et je suis convaincue que rien d'anormal ne s'était produit. Mes lèvres forment un sourire de relâchement. Mes poumons récupèrent leur rythme ordinaire. J'expire un bon coup, avant d'éteindre le reste des lumières, et de fermer le local. Marchant dans la pénombre, mes bras se referment automatiquement sur ma poitrine, assistant mon parka dans le réchauffement de mon torse.
L'absence de l'astre solaire permet à la fraîcheur de s'exprimer, et de circuler librement dans l'air. Mes talons ricochent sur le béton terne, diffusant un bruit régulier dans cette jungle urbaine. Les faisceaux lumineux des divers magasins animent la ville, et attirent les passants. Ces derniers discutent, consomment et rigolent dans une ambiance détendue. Malgré cette atmosphère amicale, je trace ma route en direction de mon domicile. Tout ceci ne fait plus partie de mes loisirs. Flâner dans ces lieux chargés de souvenirs est un supplice pour ma psychologie. Je ne peux m'empêcher de me remémorer les soirées en compagnie de ma grande sœur. Les rires partagés avec elle, les repas d'un meilleur goût, ainsi que l'innocence qui me qualifiait, magnifiaient ces moments de complicité. Dorénavant, il ne me reste plus que la tristesse d'un passé perdu à jamais. Mes amis ont pourtant tenté de m'arracher de cette spirale fataliste, en vain.
Je ne réussis pas à l'oublier pour passer à autre chose. Je me surprends d'être aussi attachée à Céline, mais en y réfléchissant, c'est compréhensible vu tout ce qu'elle m'a donné. Même après un mois, ce sentiment ne s'est pas atténué. Ce laps de temps est juste suffisant pour réaliser qu'elle n'est plus à mes côtés, et cela me fait souffrir davantage. Sans m'en rendre compte, je me trouve devant l'immeuble de mon appartement datant du dix-neuvième siècle. L'architecture, de type haussmannien, rend hommage à cette glorieuse époque. Les façades beiges s'imprègnent de la couleur froide de la lune, qui apporte une touche de modernité. Mon regard fixe l'endroit où j'habite, et cherche désespérément de la lumière. Néanmoins, les fenêtres sont sombres, signe que personne n'occupe le logement. La tête baissée, je pénètre dans le bâtiment à l'intérieur élégamment décoré, passe devant l'escalier en bois massif, puis emprunte l'ascenseur pour atteindre le cinquième et dernier étage.
Dès mon arrivée dans mon espace privé, j'abandonne mes affaires sur la table à manger, et m'étale disgracieusement sur le canapé. Mes paupières s'abaissent d'elles-mêmes, aidées par la fatigue physique et mentale. Mon estomac a beau exprimer sa faim, mon âme monopolise déjà mon attention, m'interdisant de me lever. Progressivement, j'ai l'impression d'être bercée par l'air. Mes soucis semblent loin de moi, m'attendant docilement au seuil de la porte. Une sensation agréable s'empare de mon esprit, et celui-ci devient léger. Cela fait longtemps que je n'ai pas éprouvé des émotions aussi plaisantes, au point que mon cerveau confectionne des mirages. Mes tympans captent des voix imaginaires, retranscrivant des dialogues enjoués entre ma sœur et moi. Ce bien-être se diffuse dans mon corps qui se détend instantanément. C'est maintenant au tour de ma vision d'hériter de cette bénédiction.
Tout en conservant un état somnolent, je revis des moments heureux de ma vie. Même si ce n'est qu'une illusion, cela me réchauffe le cœur, surtout lorsque Céline est en ma compagnie. J'aime me rappeler sa douceur et son aura distinguée. La revoir à nouveau serait mon vœu le plus cher, peu importe la durée. Je souhaite simplement la remercier, et lui montrer toute ma gratitude. Le sourire plein les lèvres, je profite de ces instants sans me soucier des retombées futures. Je danse, virevolte, rigole ; je me libère de la tension qui affecte mon existence, pour me livrer pleinement à ce monde enchanteur. Bien que ce ne soit qu'un rêve, je fais abstraction de ce détail, afin de panser temporairement mes blessures. Soudain, cela bascule complètement, et mon voyage se transforme en une chute libre, provoquant une nausée éprouvante.
Mes dents se serrent sous la pression, accompagnées de tremblements incontrôlés. Je fonce dans un trou noir dépourvu de fond, engloutie dans une noirceur absolue. Mon cœur se débat violemment à l'intérieur de ma cage thoracique, déréglant ma respiration. Cette torture perpétue son emprise sur moi, jusqu'à m'étouffer totalement. C'est comme si des milliers de mains, dissimulées dans l'obscurité, étaient en train de m'étrangler. Je ne discerne plus rien. Est-ce dû à l'opacité ou à l'appel de la mort ? Subitement, plus rien. Mon anatomie paraît immobile, allongée sur une matière confortable. Cette sérénité regagnée me permet de percevoir l'extrême contraction de mes muscles, qui bouche mes voies respiratoires. Je devais être en apnée depuis de nombreuses minutes, et ma tête est prête à exploser. Je remplis donc mes poumons à leur maximum, avant d'expirer mon stress par la bouche.
Je n'ai toujours pas retrouvé la vue, mais curieusement, je me sens sereine, presque épanouie. J'ai le sentiment d'être englobée dans une bulle impénétrable, que seule la félicité y est invitée. Quelle est cette sensation ? Un contact chaleureux se dépose sur ma joue droite. Ce n'est pas un objet, j'en suis certaine. Ce toucher sensible me rassure, dissipant lentement les ténèbres, jusqu'à me faire revenir dans mon salon. J'identifie un bras, une épaule, puis un buste et enfin un visage. Abasourdie par la découverte, aucun mot ne s'échappe de ma gorge, et mon regard se fige sur ce faciès si apaisant. Une larme coule du coin extérieur de mon œil droit, pour atteindre les doigts de la personne devant moi. Je m'accroche à mon mutisme, désirant profiter de ce moment de bonheur en silence. Son doux sourire m'a énormément manqué, et le mien se déclenche aussitôt.
« Je savais que tu reviendrais, grande sœur », dis-je d'un timbre frissonnant d'émois.
Ces mots semblent atteindre leur objectif, puisque je distingue une réaction dans ses prunelles. Cependant, celle-ci est à l'opposé de ce que j'imaginais. En effet, je perçois de la tristesse, qui est comparable à de la détresse. Cela me perturbe, d'autant que ses émotions s'affichent sur son visage. J'essaie de la consoler, en essuyant ses larmes à l'aide de mon pouce. A peine touchée, sa peau se pâlit étonnement. Une froideur pénètre dans les pores de ma main, que je retire par réflexe. Je cligne des yeux à de nombreuses reprises, croyant à une hallucination. Toutefois, cette impression s'intensifie davantage, contrastant avec l'apparition des veines bleuâtres qui s'entrecroisent. Un effroi électrise mon être, et mon cerveau entreprend une fuite précipitée. Je relève mon buste, dans le but d'échapper à cette expérience funèbre.
Mes pupilles se focalisent sur la porte de sortie, qui paraît plus loin que d'habitude. Je bloque mon souffle involontairement, et cela a pour conséquence d'accélérer mon pouls. En poussant sur mes jambes pour me propulser vers l'avant, je quitte le sofa avec hâte. Mais à peine quelques pas plus loin, je me fais férocement plaquer au sol. Mes actions sont contrecarrées par Céline, que dis-je, par cette entité qui a pris son apparence. Elle agrippe mes jambes tel un serpent, et démarre son ascension vers ma tête à la force de ses bras. Sa peau est maintenant blanche comme celle d'un cadavre. Quant à ses cheveux, ils ont entièrement perdu de leur brillance, pour devenir gris et aussi fins qu'une toile d'araignée. Je me débats de toute ma puissance, sans résultat. Son poids étouffe mes tentatives. Cette femme glisse au-dessus de mon anatomie, ne me laissant aucune issue. Des convulsions envahissent mes muscles incontrôlables.
Malgré mon désir d'hurler bruyamment, mes cordes vocales sont annihilées par cette peur excessive. Tétanisé, mon corps s'apparente à un mannequin inerte. Pourtant, je peux encore ressentir l'avancement de cette créature, qui torture mes sens. Ses halètements saccadés irritent mes tympans, tandis que son regard perçant glace mon sang. Je ferme les yeux, ne voulant pas voir la suite des événements. Un léger vent effleure mon nez, preuve qu'elle se trouve à ma hauteur. Sa chevelure chatouille ma figure apeurée. Avec une tonalité morbide, elle prononce quatre mots qui s'impriment dans ma mémoire. Mes nerfs tendent dangereusement vers le point de rupture. Comment ce rêve d'avoir revu ma sœur a-t-il pu virer au cauchemar ? De façon inattendue, du liquide percute mon front, puis des gémissements parviennent à mes oreilles.
Je relève instinctivement les paupières, et témoigne de la chute de sang venant des cornées de mon vis-à-vis. Horrifiée, je me mets à pleurer, à la supplier de m'épargner, mais le tourment ne s'arrête pas pour autant. Au contraire, sa chair se dessèche à une vitesse anormale, épousant rapidement les contours de son squelette. Les cavités orbitaires s'agrandissent, jusqu'à ne plus pouvoir contenir ses organes visuels. Ces derniers pendent hideusement, étant seulement retenus par les nerfs optiques. Une boule prend forme au niveau de mon cou, résultante de l'accumulation d'angoisses. Elle est prête à éclater dès la récupération du contrôle de mon enveloppe charnelle. Malheureusement, je suis toujours dans l'incapacité de me mouvoir, comme si mon esprit a abdiqué. Les iris morts me défient, et dessinent des cercles tels des pendules. Brusquement, les globes oculaires se détachent, et foncent droit vers les miens.
Annotations