Les risques du métier
— Nous voici arrivés sur le site de notre intervention de ce matin, annonça Zelo.
Notre équipe venait de sortir d’un tunnel pour déboucher dans une grande salle aux parois dégoulinantes d’humidité. Des champignons y proliféraient et formaient d’immenses plaques luxuriantes. Il y avait probablement de nombreuses espèces à en croire les couleurs et les textures. Un vrai bouillon de culture !
Zelo pointait sa main vers le mur occupant le fond de la salle qui comportait toute une série de portes dont certaines montraient d’évidents signes d’usure. La corrosion faisait son œuvre et l’atmosphère saturée d’humidité était sa meilleure alliée.
— Le but de notre intervention est de réparer le transmetteur 27, un relais énergétique de classe A [1]. Je pense que tu devineras facilement que le 27 correspond à la porte complètement bouffée par la rouille que l’on voit sur la gauche de l’armoire de transmission…
Effectivement, l’une des portes était dans un état désastreux.
Nex, Lygor et Bayek gagnèrent chacun une partie de la grande salle et commencèrent à examiner méthodiquement les installations situées en face d’eux. Ils ouvraient les portes des différents relais, en éclairaient l’intérieur et vérifiaient l’intégrité des systèmes. Leurs gestes trahissaient le côté routinier de ce genre d’activité. D’ailleurs, ils avaient démarré sans même un seul mot de leur chef.
Zelo pressa la manette centrale et le volet du transmetteur s’ouvrit lentement dévoilant des boutons, interrupteurs et leviers de grande taille. Tout le matériel était étudié pour pouvoir être manipulé facilement avec l’imposante combinaison des soussols.
— Aïe ! bougonna Zelo, tout est pourri dans cette unité... Il appela Nex qui s’approcha rapidement.
— Nex est notre bricoleuse de génie. Je lui demande toujours son avis avant de prendre une décision, précisa-t-il à mon intention.
Depuis mon arrivée ce matin, Nex n’avait pas dit grand-chose. Elle reprenait vie à l’idée d’avoir quelque chose à réparer ou du moins à démonter. Elle examina le transmetteur.
— Houlà ! Nous ne sommes pas venus ici pour rien, on dirait ! Théoriquement, il faudrait tout changer, mais, avec deux cent mille pékins privés d’énergie en haut, ça va couiner sévère vu les délais administratifs ! Elle ricana d’un air un peu désabusé.
— Si on suit la proc de remplacement standard, il y en a pour un mois rien que pour que le dossier soit ouvert par l’un des chargés d’entretien de la mairie. À mon avis, il faudra au moins trois mois pour que le dossier soit bouclé et un de plus pour que nos services soient livrés. À travers le masque de sa combinaison, il me semblait que le visage de Zelo avait pâli, un exploit pour un type qui passait sa vie sous terre.
— Zelo, tu me connais. Si tu me laisses une heure ou deux, je peux réparer ce transmetteur avec les moyens du bord. Nex avait l’air sûr d’elle. On devrait pouvoir trouver quelques pièces en démontant les unités du relais abandonné qu’on a croisé un peu plus haut en venant. Ces modèles sont beaucoup plus anciens et remontent au siècle dernier, mais je devrais m’en sortir si vous me laissez utiliser la colle multimatière des kit dorsaux de nos combinaisons. Nex souriait franchement en pensant à ces réparations et au défi que représentait la remise en état d’un transmetteur sans disposer des pièces nécessaires. Son enthousiasme semblait presque déplacé dans le contexte glauque de cette grande salle envahie de mousses et d’algues. Elle se mit au travail sans tarder. Les autres vinrent l’aider tandis que Zelo me faisait un petit topo sur la situation.
— Mon gars, tu viens d’être témoin d’un cas typique d’intervention de soussols. On arrive, on constate qu’il faut remplacer un matériel et on se débrouille en improvisant avec les moyens du bord parce que faire une demande de remplacement prend des mois. C’est très souvent comme ça que ça se passe. Les autorités ne font aucun effort, elles savent qu’on se démerdera pour remettre le zinzin en route et pour elles, c’est tout bénéfice. D’une certaine façon, la ville nous donne carte blanche, mais pas le budget qui va avec. Heureusement qu’il y a des agents comme Nex dans toutes les équipes de soussol, sinon tout le monde serait mort à la surface !
Cette histoire m’étonnait quand même. Je croyais que c’était dans la police que la paperasserie était la pire du système solaire. En-tout-cas, le travail avança très vite. Nex répara le système corrodé en quelques heures en utilisant un ensemble de pièces hétéroclites tenues par le mastic spécial que les soussols appellent colle multimatières. J’observai le travail avec une certaine admiration.
— Zelo, j’ai une question, d’où provient exactement la panne de ce transmetteur ?
— C’est vrai que je ne t’en ai pas parlé. On a affaire à une grosse colonie de zums. Ce sont de petites bestioles attirées par les champs magnétiques, alors tu imagines bien qu’on en trouve toujours dans les relais électriques. Ils s’installent sur les câbles et un peu partout dans la machinerie. Jusqu’ici, ça va, mais lorsqu’ils mangent certaines algues ou certains champignons, leurs excréments deviennent très acides au point de bousiller le matos. Du moins à la longue. On ne sait pas trop quelles sont les espèces végétales qui provoquent le problème, mais c’est assez classique.
— Tu vois, dit-il en se retournant vers le mur le plus proche, c’est là que pousse le vrai coupable.
La végétation ne manquait pas sur cette paroi visqueuse et j’essayai de l’imaginer transformée en fiente corrosive.
Comme s’il avait lu dans mes pensées, Zelo ajouta que notre combi était à l’épreuve des crottes de zums.
— Quand je te disais que ta combi serait ta meilleure amie…
Nex s’adressa à toute l’équipe par le canal radio commun pour annoncer que la réparation était terminée.
— Finito, les collègues ! Ca devrait tenir un bon moment, il est vrai que je n’ai pas lésiné sur la colle. On peut y aller quand tu voudras chef !
— Ok, merci Nex, merci à tout le monde. On repart pour la suite.
Zelo était content. Il passa en mode 2v2 [1] avec moi et m’expliqua :
— Pour la suite du programme, on va passer dans le niveau inférieur situé juste au-dessous du réseau on nous nous trouvons. C’est un niveau très ancien dans lequel on ne sait pas trop ce qui se passe. On l’appelle « purgatoire » entre nous. Il y a beaucoup de zones inondées et c’est un coin où nous n’allons pas souvent, car il n’y a ni conduit de liquide ni réseau énergétique. Au départ, je voulais te montrer autre chose, mais la réparation a pris un bon moment et comme il y a une entrée du purgatoire pas loin d’ici, c’est une bonne façon de terminer cette première sortie de découverte.
Après une trentaine de minutes de marche, nous arrivâmes dans une vaste salle au centre de laquelle se trouvait un grand sas à deux entrées.
— Il n’y a pas une entrée et une sortie si tu te poses la question, m’envoya Zelo en 2v2. Le purgatoire est une zone réputée dangereuse et la double sortie garantit simplement qu’on puisse évacuer en cas de gros problème avec l’un ses sas.
— Enfin, ce n’est pas une véritable garantie, mais c’est mieux que rien. Il y a de drôles de clients là-dessous, tu sais.
Il s’adressa ensuite à toute l’équipe :
— On descend.
Bayek ouvrit le sas de gauche et l’équipe passa lentement à l’intérieur. Ce sas comportait un système de radio filaire permettant de contacter la surface, diverses armes, des outils, et des vivres. Nous y fîmes une pause bienvenue. Nex récupéra un peu de colle multimatière dans les réserves du sas.
— Yes ! C’est toujours ça de pris. On ne sait jamais, dit-elle d’un ton satisfait.
Les sas comme celui où nous venions d’entrer étaient assez bien sécurisés. Certains retiraient même parfois leur combinaison. Aucun d’entre nous ne s’y risqua cette fois. Un escalier très large nous conduisit une vingtaine de mètres plus bas.
— Il n’y a pas d’ascenseur ici, m’avait expliqué Zelo. Trop de risques de panne et donc d’avoir des gars coincés sous terre sans moyen d’être secourus. C’est ça la vie des soussols !
À sa sortie, l’escalier débouchait sur un large tunnel. Les murs étaient recouverts de milliers de symboles et d’anciennes figures entrelacées. Le tout donnait l’impression que plusieurs générations d’artistes hallucinés s’étaient succédés et avaient partiellement recouvert les parois du tunnel avec des inscriptions incompréhensibles.
— Dame ! C’est donc ça l’enfer ? J’ai horreur de l’art moderne !
— Mais c’est très loin d’être moderne ! En réalité, personne ne sait exactement à quand remonte la construction de ces portions du réseau et ces inscriptions n’ont jamais pu être déchiffrées. Zelo s’était fait prof d’histoire un instant, puis Nex prit la parole. Depuis la réparation, elle semblait s’être réveillée et vouloir participer mon initiation à l’univers des soussols
— J’ai vu une vidéo sur ces inscriptions. Un scientifique nommé Evans, je crois, a trouvé une forme de cohérence. Certains symboles et certaines couleurs se suivent d’un côté à l’autre du tunnel comme si l’auteur avait écrit en suivant une ligne allant de droite à gauche en passant par le plafond. Ça ne se voit pas à l’œil nu car il faut un éclairage ultraviolet. On parle de curvilinéaire A pour décrire ces symboles. En fait, je ne me souviens pas pourquoi il y a un « A ».
— Ha ha ! Peut-être parce que c’est le premier, ricana Bayek.
— Pffffttttt ! Bayek ferme-la, tu n’y connais rien en antiquité !
C’était chouette d’entendre les membres de l’équipe se chamailler et rire. Ça ne valait pas les rigolades avec mes anciens collègues de la police, mais c’était déjà ça. Pour le moment, je trouvais les soussols un peu trop cérébraux, ils buvaient peu et je ne comprenais rien à leur curvilinéaire truc, mais en attendant, j’avais un boulot et des collègues.
Nous avançâmes lentement et le tunnel s’emplit d’une brume blanchâtre. Zelo, marchant devant, lança :
— Obstacle immobile droit devant. Distance de sécurité, armes prêtes.
Il s’approcha d’une sorte de cylindre posé au sol sur un petit monticule de substrat. Lygor repéra des dizaines de structures semblables plus loin dans le tunnel.
— Je ne sais pas ce que c’est. On dirait un œuf, c’est gros, cela fait au moins 50 cm de haut.
Nex rejoignit Zelo qui se penchait pour mieux observer l’objet.
— On dirait que quelque chose bouge à l’intérieur de l’œuf. Oui ! Quelque chose palpite au centre de cette sorte de matière visqueuse. Zelo ! Écarte-toi, c’est dangereux, on ne sait pas à quoi on a affaire !
—Je ne risque rien avec ma combi et ce truc ne palpite pas plus que le cœur de mon arrière grand-tante !
Zelo avança son visage tout près de l’œuf et l’observa encore plusieurs minutes puis il se redressa doucement et déclara :
— Rien à signaler, on repart sans plus traîner sans quoi on sera en retard pour l’apéro de bienvenue de notre nouveau collègue Ernesto.
C’est étrange, mais j’aurais juré que quelque chose allait se produire avec cet œuf.
Pas vous ?
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[1] voir Ernesto n° 9
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