001 - qui je suis
Et me voilà à l’oral pour devenir agrégée, avec ma classe en direct live sous les yeux inquisiteur de l’inspecteur du rectorat. C’est une formalité. On a répété. Ça passe vite. C’est mon dernier cours trop travaillé et mal payé. À nous les 15 heures deux fois mieux rémunérées ! Mais il y a comme une ombre qui m’éblouit, le black, le métisse, le café au lait. C’est comme si je savais ce qu’il allait dire ou faire avant qu’il ne le dise ou ne le fasse. On a trop répété, ça fait faux, ça sonne faux. Mais ça passe, voilà qui est fait. Je sors de ce lycée austère toute fraîche pour retrouver ma vie de divorcée, deux enfants, un garçon et une fille à l'école primaire et tous leurs problèmes qui vont avec mes solutions. Des fois il me reste assez d’énergie et de temps pour sortir dans la vraie vie avec la secrétaire complètement cinglée de l’administration du lycée. Quand je la vois boire ses cocktails fluorescents je lui demande :
- Mais tu as quel âge en fait ?
- 30. Mais avec un décalage d’une décennie, dans ma tête, et dans mon corps aussi, j’espère, je fais beaucoup d’efforts.
Tout ça n’est qu’une façade. Mais je ne sais pas pourquoi, dès notre rencontre, j’ai tout de suite vu, su, senti qui elle était vraiment au fond. Sensible. Intelligente. Sensuelle. Comme quand je l’ai raccompagnée chez elle la première fois. En passant sous la grande route, elle m’a plaquée sur le mur en béton froid et j’ai senti sa chaleur entrer dans la mienne quand elle m’a embrassée. Heureusement, je n’ai pas le temps de me lancer dans cette histoire alors ça se passe par épisode, à chaque fois ça va un peu plus loin. Pourquoi lorsque j’ouvre les yeux la nuit à 3H15 du matin, ma première pensée est pour lui ? Cet élève de ma classe. Le café au lait, avec du miel. Je sais pourquoi. Il me rappelle mon premier amour. En cours, mon trouble est maintenant permanent. Un jour anonyme de ces semaine qui n’en finissent pas quand le ciel gris dehors nous écrase de son pessimisme, en lui montrant un détail dans un livre, sans faire attention, nos mains se touchent et un frisson me parcourt. Il est troublé aussi, je crois, je ne sais pas, je n’ose pas le regarder. J’ai une drôle d’impression. Comme si ma vie prenait enfin du sens. Que toute mon existence était vouée à cet instant fugace. Je zappe pour me reconcentrer sur mes problèmes et trouver mes solutions. Bordel, je suis pourtant pas prof de maths ! J’inspire, j’expire et mon agenda défile dans ma tête. Il y a une place pour un délire avec la secrétaire. Je crois qu’elle veut m’attirer dans son appartement pourri pour me faire des choses. J’en rigole presque à voix haute en imaginant la scène d’une moi loin de ce que je suis vraiment, ou pas, qui sait ? Elle, je crois qu’elle sait plus que moi qui je suis.
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