Barbara - Risée pyromane

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RISEE PYROMANE

Le goudron saignait sous le cagnard du domaine des Blasons. Ça collait aux semelles sous les crevées des pins. Le vent passait entre les aiguilles, les emportait jusqu’aux piscines bleues avec les effluves des allume-feux, du charbon et des brochettes marinées. Fondues dans l’écorce, des cigales cymbalaient. Au bout de l’impasse, à l’ombre, le Volkswagen Tiguan familial blanc dormait, lui. Barbara pleurait à l’étage. Il se leva de sa sieste sans avoir fermé l’œil. Il était d’astreinte et il sut que cette nuit serait encore plus longue que cette journée. Et tout aussi accablante de chaleur.

Elle n’arrêtait pas de pleurer.

Dans la chambre, elle peignait avec ses doigts. Sur la toile, une lame de cadmium rouge éventrait une masse en oxyde de chrome vert et taches de bleu phtalo. Elle estompa de l’index l’ombre en blanc de titane qui filait vers le bord de la toile. Et l’ombre ricana comme une hyène affamée.

Elle ne cuisinait plus. Ne préparait plus de biberons. Elle n’avait pas faim. Elle n’avait pas envie de s’occuper d’elle. Pas besoin de manger avec tout ce qu’elle avait emmagasiné durant sa grossesse. Elle se délectait plutôt des odeurs de peinture, de l’huile de lin et des solvants qu’elle mélangeait avec frénésie pour oublier celle des grillades. Ce gras-là lui plaisait mieux.

Elle ramassa un large pinceau, le plongea dans l’oxyde noir et balaya la ligne rougeâtre. Le noir se fondit au rouge. Le rouge avala l’ombre blanche qui riait encore. Des larmes de phosphore jaune coulaient sur ses joues grasses. Elle avait enfanté un monstre.

Il filait à pleine allure sur l’autoroute, hilare. Climatisation à fond. L’asphalte sous les pneus et l’odeur du lait tiède renversé dans l’habitacle le berçaient. Il évitait de vérifier son rétroviseur central. Ne pas réveiller le monstre à l’arrière. Une rafale le surprit après le dépassement d’un poids-lourd. Le Volkswagen Tiguan blanc fit une embardée. La jauge d’essence cria famine.

À la station, il laissa les vitres entrouvertes le temps de régler en espèces au comptoir. Il acheta un sandwich au poulet dégoulinant de sauce orange et oublia de le manger. Il fit le plein et remplit une jerrican de dix litres de sans-plomb 98. Puis il repartit en sens inverse. Il aurait aimé dormir un peu avant d’aller à la caserne. Il n’était pas sûr de savoir ce qu’il faisait ni pourquoi il le faisait mais il fallait que ce soit fait. Il avait besoin de sommeil et de silence mais ni l’un ni l’autre n’était à la maison. Le ciel était clair acide sinon l’ombre d’un nuage famélique filant au vent.

Barbara pleurait encore.

Elle recula pour contempler sa toile. Elle traça une courbe blanche entre l’oxyde noir et l’oxyde de chrome vert. Ça avait besoin d’oxygène et elle souffla pour faire couler la peinture comme de la sueur. Sous les ramures, un soldat de fer blanc descendait à flanc de colline. Derrière lui, une terre d’ombre et de Sienne brûlée sur laquelle des ailes jaune et rouge larguaient des trombes d’azur. Presque fini. Elle ne pouvait pas abandonner. Pas maintenant. C’était nécessaire comme il était nécessaire de manger ou de dormir.

Elle recula encore. Elle bouscula la table, les pots, les pinceaux et la palette. L’essence de térébenthine se renversa à ses pieds. Odeur suave d’hydrocarbure. Dehors, les barbecues flambaient gaiement.

Enfin un peu de calme.

Il dévala la pente avec les clés du Volkswagen Tiguan blanc à la main. La chaleur était atroce. Il transpirait. Il croisa des promeneurs malgré l’interdiction d’accès au massif. Il les salua. Arrivé en bas, il jeta les clés dans la garrigue. Il avait des cailloux dans ses chaussures. Il allait être en retard au travail.

Le guet aérien de la sécurité civile repéra quatre départs de feux quasi-simultanés dans le milieu d’après-midi. Du delta entre le relais radio et le centre, des promeneurs téléphonèrent pour signaler des feux dans le massif des Blasons. Non, ils ne savaient pas l’accès restreint en période estivale. Oui, ils avaient déjà quitté les lieux. Non, ils n’avaient croisé personne de suspect. Et puis d’abord, ça voulait dire quoi suspect ? Dans la demi-heure suivante des automobilistes durent fortement ralentir à cause d’importantes fumées en bordure d’autoroute au niveau de la station essence et de l’échangeur 7. On ferma l’accès en double sens. On relaya l’information aux municipalités attenantes et on évacua le centre aéré, le camping et l’EPHAD des Blasons. On décida que la clinique psychiatrique, bien plus en contrebas et à plus de trois cents mètres d’un seul arbre, pouvait attendre mais on s’organisa en conséquence. On coordonna et dépêcha les équipes en veille aux alentours.

Difficile d’accès, le front de feu se déplaçait à une vitesse de 5 km/h dans un ravin pentu non loin d’un chemin de randonnée. Ces foutus pins parasols dans cette foutue réserve naturelle et ce foutu maire qui ne voulait pas les couper empêchaient les CCF de s’engager sur la piste. On appela du renfort terrain et aérien. On appela les réservistes, ceux en congés et les jeunes retraités. On appela le centre météorologique et on pesta contre cette foutue sécheresse et ce foutu vent qui avait tourné et poussait maintenant l’incendie vers les habitations. Ça ne s’arrêterait pas d’ici demain. Certains furent soulagés de ne pas avoir à déplacer des patients instables, d’autres pensèrent qu’il valait mieux laisser cramer ces dingues. On râla que tout ce bordel hâtif perturbait le cœur fragile de papi et mamie alors qu’on avait pas évacué l’asile. On appela les départements voisins et on pesta contre les coupes budgétaires et les engins qui resteraient dans leurs hangars pour une absence de pièce de rechange ou simplement un manque de main d’œuvre pour changer cette foutue pièce qui avait mis six mois à arriver.

Barbara pleurait encore, dévorée de faim. Les cigales s’étaient tues et les pignes de pins éclataient comme du pop-corn. Un voile blanc et lourd lui tombait sur le visage. Barbara toussait.

Dans la chambre aux pastels grasses, elle barbouillait les finitions. Elle grattait de ses ongles pleins de sang les croûtes de lait sur les gris fumée, sur le vert d’olive et sur l’huile bleutée à l’odeur de kérosène. La poussière ocre était sèche. Sa bouche était sèche. Elle avait mal. L’eau lavait mal. L’eau n’éteignait rien des flambées, des cris en échos, du chaos. Elle raclait avec sa spatule en métal, et raclait et raclait les couches et les couches autour de ce visage du monstre comme elle aurait aimé racler toutes les couches de graisse sous sa peau. Et les cloques éclataient.

C’était l’œuvre de sa vie, la chair de sa chair et ses doigts la brûlaient.

Elle sentit le graillon et le chlore évaporé à travers les stores baissés. Elle entendit les sirènes qui hurlaient à mort – qui réclamaient qu’on étanchât leur soif terrible. Elle pleurait les dents serrées. Elle devait finir son travail. Après, elle pourrait dormir tout son soûl.

Il était rentré mais dut repartir aussitôt. Sans manger. Sans dormir.

Déjà 2000 hectares. Les Canadairs CL-415 avaient décollé, renforcés par deux Trackers, un Dash-8 et un hélicoptère Milan. Les équipages écopèrent au-dessus de l’Étang, à raison de six tonnes d’eau en moins de quinze secondes. Plus de huit cents sapeurs-pompiers furent mobilisés. Les rotations des pélicans ne suffirent pas à circonscrire l’incendie. Avec un vent soufflant nord-nord-ouest à 80 km/h, le feu sauta l’autoroute et remonta rapidement vers le vallon des Blasons dans le milieu d’après-midi. La fermeture avait déversé de nombreux embouteillages sur les villes à l’approche du retour des plages.

Sous le casque F1, il jubilait.

Sa peau se craquelait et les peaux mortes voletaient en pétales blanches. Le sol crissa sous ses pieds nus. Elle effleura la croûte avec une tendresse rompue. La perfection avait un prix. Elle n’avait plus d’ongles. Elle avait hâte de les rejoindre. De sortir. De rentrer. De dormir. Mais le monstre exigeait sa berceuse. Sois heureuse ! les rivières pourpres jaillissent et ruissellent. Sois heureuse ! les rivières pourpres abreuvent et nourrissent la terre.

La nuit tomba. On désengagea les Canadairs. On ordonna l’évacuation préventive de près de 2000 personnes supplémentaires ; soit tout les habitants du domaine des Blasons et les malades mentaux. On pesta sur les délais impartis et on fit ça vite et mal, mais vite. En moins de dix minutes, on emballa portefeuille, doudou, chien, chat, cochon d’Inde, vêtements, pochette avec tous les papiers, téléphone et ordinateur avec chargeur. Les murs étaient déjà orange de retardant et l’air brulant et âcre. Ça sentait méchamment le roussi. On plaça ceux qui n’avaient nulle part où aller dans le gymnase municipal et on laissa les autres se débrouiller avec des amis ou de la famille. On dispatcha les fous dans d’autres établissements après d’innombrables coups de téléphones peu aimables. On mis en place un barrage pour empêcher les aller-retours des déménageurs improvisés et faciliter la circulation des pompiers sur la petite route en entrelacs qui montait au domaine des Blasons. Un paquet de monde traita un autre paquet de monde d’abrutis puis les képis calmèrent le jeu en traitant tout le monde d’abrutis. Les boulangeries, restaurateurs et pizzaïolos du coin, ainsi que les supermarchés et des locaux, se mirent à ravitailler bénévolement les soldats du feu. Aussi, dans cette débandade canalisée, on persuada même les petits vieux qui arrosaient encore leurs murs avec un jet d’eau de s’en aller. Et on n’oublia personne – ou presque.

Entre les sirènes des pompiers, des policiers, des gendarmes, les klaxons et le sifflet du maire, on ne l’entendait plus pleurer.

Elle voulait qu’elle se taise. Sois heureuse ! Taire le bruit des rivières pourpres. Taire les pleurs. Taire. Taire. Taire. Abreuvent la terre. Qu’avait-elle fait ? Elle érafla ses joues qui se reflétaient sur la toile. Rouge de cadmium. Vert d’oxyde de chrome et d’olive. Bleu phtalo. Blanc de titane. Noir d’oxyde et de fumée. Jaune de phosphore. Et l’odeur de l’essence. Cela en valait pourtant la peine. Ce sacrifice. Ce silence. Elle chercha un couteau pour crever la toile, cette graisse, ce visage de monstre. Sa peau était tendre et le flot était de rubis. Éclats de rires et de verre d’ampoule. Elle pouvait enfin dormir. Et le monstre dévora les couleurs et s’enfuit quand la porte s’ouvrit.

Barbara ne pleurait plus depuis longtemps.

La nuit brillait d’or. On bagarra d’arrache-pied dans la broussaille noire, entre les murailles des jardins et jusqu’au cul des citernes. On se relaya et on déroula et déroula des mètres et des mètres de tuyaux lisses dans la lumière d’un crépuscule volcanique.

Puis le vent tomba et lui aussi. Heureux.

Au matin, le goudron suintait gras sous le cagnard du Domaine des Blasons. Ça péguait aux semelles sous les pins crevés. Le vent ne soufflait plus. Les scories avaient bouché les skimmers des piscines évidées. Une seule maison avait brûlé au bout de l’impasse. Une auréole cramée au point de fuite du tableau idyllique de cette zone résidentielle privilégiée.

Miracle.

Il avait lutté sur un autre front. Il n’avait pas fermé l’œil. Hébété de fatigue dans sa combinaison aluminé, il se demandait comment il était arrivé là, devant chez lui. Enfin, ce qu’il en restait – pas grand-chose entre le plastique fondu du salon de jardin, la pierre calcinée du four à pizza, l’aluminium voilé des menuiseries neuves et le béton des murs froissés comme du papier noirci. Il se demandait où était la carcasse de son Volkswagen Tiguan blanc. Si elle allait bien. Si on l’avait évacuée avec les autres.

Il enjamba le mur tordu par l’incendie qu’elle avait peint. Parcourut les dalles enfoncées dans le sol flaqué de ses larmes. Pataugea dans l’entrée noyée de sa maison. Traversa le spectre blanc des fumerolles encore chaude qui montait en volute hallucinée vers une ouverture du toit. Monta un tas d’escaliers se gondolant d’un rire dément. Ouvrit la porte de la chambre, la seule qui tenait encore debout. La poignée lui resta dans la main. Le sol était croustillant de miettes sous un lit de bébé imbrûlé. À l’intérieur, un tableau : le portrait poupin de Barbara souillé de suie.

Il pleura en silence. Elle ne pleurait plus de faim.

Ils avaient besoin de repos.

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