5. La décision de la raison 

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Quelques jours s’écoulent sans que nous ayons abordé le sujet. Alexandre fait en sorte de respecter mon souhait de prendre le temps, sans m'oppresser. Ainsi, les journées se succèdent, rythmées par le quotidien.

Ce matin, installée dans la cuisine pour le petit déjeuner, je m'attache à faire le bilan, consciente de devoir prendre une décision. Il n'est pas envisageable de continuer à fuir comme cela en m'enfermant dans une sorte de déni constant. Devant Tiago et Alexandre je tente de garder la face, mais lorsque je suis seule, je m'effondre. L'instabilité de mon humeur me fait progressivement sombrer dans une déprime profonde impossible d'afficher. Ai-je la force de supporter tout cela ? La chimiothérapie, l'opération... « Sachant qu'il y a très peu de chance que je m'en sorte... Cancer de stade IV... c'est le plus grave... il n'y a pas de guérison... ».

Je sens un froid glacial envahir la pièce. Je viens de parler à haute voix sans m'en rendre compte, Alexandre est figé sur le pas de la porte, les yeux ahuris.

En tant qu'infirmière je lis entre lignes des discours médicaux, réussissant à relier mes connaissances théoriques aux situations. Je réalise en voyant son visage stupéfait qu'il n'a pas mesuré la gravité de mon état. Je n'ai pourtant pas tout entendu de ce que le médecin a dit au moment de l'annonce. J'étais tellement sonnée et ailleurs à ce moment-là que le Dr Frost nous a même laissé seuls un moment, nous avons donc eu que peu d'information. Mais je sais que le stade IV d'un cancer est le dernier, le plus grave. Je pensais que le médecin en avait dit quelque chose lorsque mon esprit s'était embué.

Alexandre s'approche de moi et m'enlace de ses bras, sans un mot.

« Et si finalement je meurs après des mois de traitement, d'épuisement intense, d'une chirurgie douloureuse, en espérant qu'il n'y ait pas de complications, qu'aurais-je gagné ? ».

Les larmes coulent silencieusement sur nos joues. Je tente de refouler la colère ressentie à l'égard du sort ayant jeté son dévolu sur moi, me condamnant à mort.

Nous sursautons au retentissement de la sonnette de la maison.

J'ouvre la porte. Sabine ! Je me jette dans ses bras. Elle est la seule personne en dehors de mon fils, d'Alexandre et mes parents que je me réjouie de voir. Sabine et moi nous sommes rencontrées sur les bancs de l'école d'infirmière, le premier jour des cours. Perdues l'une autant que l'autre au milieu de l'immense amphithéâtre. Au croisement de nos regards nous avons immédiatement accrochés. Après quelques échanges basiques de présentation et questions sur le fonctionnement de la journée, nous comprenons vite avoir fait une grande rencontre. Et en effet, un amour grandissant au fil de ces 11 années avec de beaux moments partagés ensemble. Elle est de ces amies à qui vous pouvez tout confier, de celle qui ne vous juge pas et vous soutient sans faille, voir vous pousse à aller plus loin. Sabine est une femme positive et sûr d'elle. J’admire beaucoup sa personne.

Elle renifle dans mon cou, elle pleure et je pleure aussi. À cet instant, j'imagine ce que je ressentirais si j'avais appris moi aussi qu'elle était gravement malade... Une immense tristesse m'envahit. Nousj séchons nos larmes rapidement par pudeur.

« Je t'ai apporté tes chocolats préférés ! ».

En voyant le joli sac vert, je comprends qu'il ne s'agit pas d'un assortiment de sucreries de supérette comme Antoine à l'hôpital. Je reconnais immédiatement le paquet du chocolatier meilleur ouvrier de France du coin. Tiago accoure et se jette dans ses bras.

« Tata Sabine ! ».

Les liens sont si forts qu'il l'a toujours appelée « tata ». Elle est la sœur que je n'ai jamais eu. Alexandre est fils uniquement également, Tiago n’a donc pas d’oncle et tante et c'est donc naturellement que Sabine est devenu sa tata de cœur.

Elle plaisante avec lui pendant qu'Alexandre prépare du thé qu'il laisse infuser de longues minutes dans la théière en fonte que ma mère m'a offerte à Noël dernier. Une délicieuse odeur de vanille et de cannelle embaume le salon.

Tiago repart jouer dans sa chambre. Sabine ne parle pas du cancer. En tant qu'infirmière comme moi elle n'a pas besoin d'en savoir plus, cancer stade IV, elle sait. Elle est venue me témoigner de son soutien, elle a le chic pour ça, être là quand il le faut et c'est tout.

« Alors comme ça le travail te manquait au point que tu as voulu y passer tes nuits ?

- Très drôle !

- J'espère au moins que tu as pu faire la connaissance du nouvel interne « so sexy » ! C'est son surnom.

- même pas ! ».

Sabine a beaucoup d'humour. Elle n'hésite pas à faire rire dans les pires circonstances, une de ses forces également au travail, très appréciée des enfants et de leurs parents. Ma nature plus réservée et dotée d'une extrême empathie, peut-être excessive, m’enferme parfois dans quelque chose de grave et lisse.

Sabine raconte toujours des tas d'anecdotes. Elle réussit la prouesse de me faire rire joyeusement. Nous parlons de la pluie et du beau temps, de tout sauf de la maladie, une réelle preuve d'amour. Elle se tient à disposition et à l'écoute. À chaque fois que je traverse une période difficile elle est là, je peux me confier et compter sur elle au bon moment. C'est aussi vrai à l'inverse. On fonctionne en miroir elle et moi, spontanément sans le calculer, c'est fluide. Une amitié comme celle-là est rare et précieuse.

Je surprends Alexandre faire des signes à Sabine. Il se ravise comme un enfant prit en flagrant délit de bêtise.

« Comment te sens-tu ? » me demande-t-elle sentant le moment opportun.

En effet, sa présence réconfortante me permet d'ouvrir mes chaccras. Je sais qu'elle ne me jugera pas et saura trouver les mots justes. Je lui explique le choc de l'annonce, le balai des visites, l'oppression ressentie face aux questions d'Alexandre et mes doutes sur l'intérêt de suivre les traitements, me sachant condamnée.

« C'est ton choix, ta décision... Prends le temps de peser le pour, le contre et te demander ce que tu souhaites vraiment.... Surtout tiens compte de tes besoins à toi ».

C'est du Sabine tout craché. Renvoyer vers l'autre, ne pas parler à la place de l'autre, être à l'écoute. Sa manière de me rendre actrice de mon choix, de sous entendre son soutien quel qu'il soit, me fait un bien fou. Si je ne pense qu'à moi, je refuse les soins et je vie ma vie comme je l'entends jusqu'à la fin. Je suis néanmoins partagée entre l'envie de me battre et de vivre tranquille avant de quitter ce monde. Deux envies sûrement incompatibles. J'aimerais que ma famille garde en mémoire des moments heureux plutôt que mes absences et ma souffrance. Mon extrême empathie m’empêche d’assumer cela et d’accepter de blesser mes proches. Une telle décision est difficile à prendre, j'ai besoin de temps, bonne douche et une nuit de sommeil. Je suis épuisée, impossible de penser, tout se mélange dans ma tête. Je lui promets d'y réfléchir demain.

« Tu n'as pas à le promettre. Prends le temps qu'il est nécessaire de prendre ».

Alexandre reste quant à lui silencieux, préférant sans doute ne pas prendre la parole pour éviter une maladresse, et sûrement grâce à l'esprit médiateur de Sabine. Son soutien est précieux, il a finalement bien fait de la contacter.

« Bon tu ouvres la boite de chocolat que je t'ai apportée ou tu comptes la garder pour toi ?! ».

Moins d'une heure plus tard, elle repart. Après avoir dîné rapidement, baigné puis bordé Tiago dans son lit, je rejoins Alexandre, déjà couché, dans la chambre. Allongée sur le dos, les yeux rivés au plafond dans la pénombre, je prends quelques profondes inspirations pour me relaxer et évacuer le stress des derniers jours. Je sens à la respiration d'Alexandre à côté de moi qu'il ne dort pas non plus. Incapable de parler l'un comme l'autre et soulagée d'être enfin posée dans mon lit, je ferme les yeux et fini par m'endormir quelques longues minutes plus tard, d'un sommeil agité.

Au petit main, la chambre est illuminée par le levé du soleil et la voix de Tiago « maman ! Papa !» sautant sur le lit pour nous retrouver. Il est de ces matins dont vous ne vous lasserez jamais.

« Chatouille partie ! » ordonne-t-il.

Nous démarrons la journée par une partie de chatouilles collective. Son éclat de rire contagieux réussit à nous embarquer d'emblée comme à l'accoutumé, tel un réveil de samedi matin ordinaire, comme avant. Il finit par descendre du lit en pourchassant un monstre imaginaire dans la maison « je vais t'attraper ! ».

Je le regarde avec un large sourire béa, je l'aime tellement.

Tout d'un coup comme une évidence, je me tourne vers Alexandre.

« Alex, appelles le Dr Parrot à Curie pour moi s'il te plaît et prends rendez-vous... Je suis prête ».

Il me regarde sans un mot et m'embrasse. Un baiser tendre et doux, un baiser de soutien, un baiser d'amour, un baiser de soulagement.

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