L'appel du vide

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À Nel

***

Je me penche sur le vide au-dessous de moi.

Des rochers, des vagues et du vent qui hurle.

Une chute sera mortelle, avec des fractures dans l’abdomen et une lésion dans le crâne. Du sang. Je crois le voir teinter l’eau lucide avec un rouge écarlate. Le paisible paysage sera souillé par l’image d’un cadavre anonyme.

Je ferme les yeux.

La brise glaciale de l’aube m’anesthésie le visage. Les vagues déferlent dans une harmonie enchantée. J’ai une envie de plonger tête première dans la brume qu’on dirait de la neige, flottante sur la surface. « On » me pousse petit à petit vers le néant. Un autre centimètre et je serais débattue, fracassée, une épave que l’impitoyable mer engloutirait.

Maman pleurerait, Papa serait déboussolé. En classe, on verserait une larme en se rappelant de la fille taciturne. On fouillerait dans sa mémoire mais on ne trouverait jamais de vrais souvenirs avec elle. Puis on reprendrait le train de la vie. Un train qui n’attend personne.

Les gouttelettes salées me piquent les lèvres. Ma chevelure danse au grès du vent.

Les journaux vendraient bien: « Une lycéenne, d’une famille aisée et heureuse, se trouve inerte au bout de la falaise X ». Un titre séduisant et appétissant pour les gens qui se lassent du quotidien. Un quotidien où ils marchent tels des somnambules. Leur vie « oscille » entre l’ennui et la souffrance. Ils n’osent pas.

Ils n’oseront jamais.

C’est pourquoi je m’adresse à cette falaise. Un face-à-face avec la mort. Je résiste. Je m’agrippe avec toutes mes forces au petit espace de la “vie”. Une vie dont les promesses sont comme celles de l’aube : fragiles et éphémères. Mais je résiste toujours à ce courant de l’absurdité. Du vide.

Je recule et je ris. Un son à tue-tête, dont l’écho se perd avec le fracas des vagues. Je plisse les yeux au soleil qui fraie son chemin parmi les nuages grisâtres. Chaque jour est une nouvelle chance de « renaître », dit-on. Je laisse les rayons dorés me bercer d’une chaleur douce.

Le monde commence à se réveiller et la conscience du petit coin fragile que j’occupe dans cette vie me frappe. Je marche le long de la côte désertique. Sept minutes, je prends un coin isolé dans le bus. Vingt minutes, je me retrouve dans une classe encombrée d’élèves écervelés. Je regarde leurs mines effarées et perplexes. Ce sont tous des statues vivantes. Machinalement, ils récitent des théorèmes, cherchent les solutions à des problèmes qui ne les concernent pas. Ils ont un air distant, malgré les sourires qui naissent de temps en temps sur leurs visages et leur papotage insignifiant.

Soixante minutes, on finie avec les maths et on passe à l’Histoire. Encore une heure de souffrance. Je m’ennuie et je me mets à écrire une scène pathétique sous le clair de la lune. Le héros se croit avoir pris une dose létale du poison que sa fausse amante lui a prescrit.

–Mademoiselle Dubois, pourriez-vous répétez ma phrase? dit la professeur avec un ton grave.

Elle m’arrache la feuille sans scrupule et je rencontre son regard foudroyant avec une mine indifférente :

–Pourras-tu au moins nous inciter sur les cents-jours ? Je pense que tu es trop absorbée par tes petites histoires.

Je croise les bras et je soupire.

–Qui ya-t-il à dire à part qu’on avait chassé Napoléon pour qu’il revînt pour cent jours, perdit à Waterloo et qu’il se fut exilé dans une île au cœur de la mer ? Apparemment mes histoires sont beaucoup plus intéressantes que les siennes, madame.

Elle reste perplexe pour une bonne seconde. La sonnette retentit et je range mes affaires. Elle me dit, son sang-froid épuisé :

–Tes parents doivent me faire l’honneur de leur présence le plus tôt possible. On doit discuter de ta rêverie fréquente. Tu ne fais que fourrer ton nez dans tes écrits, Mélanie. C’est le bac, on ne rigole pas…

Je soupire et je regarde mes camarades filer, me jetant des coups d’œil pleins d’empathie suffocante.

–On peut parler de ça lorsque mes parents arrivent ? Vous n’allez pas quand même m’arracher mes dix minutes de détente à la bibliothèque.

La jeune femme hoche la tête, ayant perdu l’espoir en moi tout comme mes parents l’avaient fait.

*

Deux jours passent sans qu’on me reproche mon existence. Le matin du troisième jour, la professeur d’Histoire me cherche, les clés de la salle des maîtres ornant sa main. Je la suis vers l’antichambre de la mort et elle ouvre la porte. Mes parents sont là, en face l’un de l’autre, soucieux.

Je commence à ronger mes ongles.

– Qu’est ce qu’il y-a? Demandé-je avec une faible voix.

Papa a une mine sérieuse et impassible au visage. Et je me demande d’où j’hérite la froideur de mon regard.

Maman a les joues ruisselantes de larmes, elle pleurait.

–C’est ça tes histoires intéressantes, mademoiselle ?

Elle prend la feuille et le carnet dans sa main. Ma feuille et mon carnet. J’essaye de ne pas trop m’exprimer et de garder mon sang-froid.

– Ce sont mes affaires personnelles, madame. Qui vous a donné …

La prof soupire avec énervement et ouvre le carnet pour lire. Je l’arrache de ses mains et elle me scrute avec ses yeux vitreux.

– Je pense que je vous laisserai avec votre fille pour une minute.

Elle ferme la satanée porte avec un fracas horrible comme le geôlier ferme le cachot. Je tourne la tête et je m’assois à côté d’eux.

– C’est une histoire que j’écris… C’est rien.

Papa sort de sa torpeur et me dit avec une voix rauque :

– Premièrement, tu ne fais plus attention en classe. Tu restes jusqu’à minuit écrivant du n’importe quoi et maintenant que ton prof a lu ton carnet, elle nous a dit :“votre fille manifeste des penchants suicidaires. Elle est aussi taciturne et antipathique. Il se peut qu’elle ait des troubles psychiques” Tout ceci et tu me dis rien ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu étais une brillante étoile et maintenant tout s’est éteint!

Je me gratte la nuque et les gouttes de sueur s’entassent sur mes mains. L’anxiété me guette de nouveau.

– Pourquoi ? Pourquoi tu nous fais ceci ? dit ma mère, en se lamentant du triste sort qui les accable.

– Vous ne me croyez pas ? C’est un ROMAN ! C’est de la FICTION !

– Je t’ai dit de délaisser l’écriture depuis longtemps, tu abuses de ton temps en écrivant du charabia et tu fais de nous des imbéciles devant tes maîtres ! s’écria mon père, énervé.

Je me rassois et je compte au bout des lèvres les secondes qui passent.

– Pourquoi tu vas à la falaise ?

Le silence. Un silence de cimetière qui m’étouffe. Je suis prise par une envie de rire et de pleurer. On ne me comprend pas. On ne me comprendra jamais.

– Tu crois qu’on ne sait pas où notre fille passe du temps ?

– J’aime la vue, c’est tout.

Je mens et je ne mens pas.

– Mélanie, je répète. Pourquoi tu te rends là-bas et tu te penches pendant dix minutes, regardant la mer ? Veux-tu t’y lancer ?

Je souris. Parce qu’il a raison. Et parce qu’il ne l’a pas. C’est absurde. Tout l’est dans ce monde chaotique. Tu dois mentir, te souiller les mains et te percer le cœur pour le plaisir d’autrui. Le « on » me hante encore. Il est partout, ce « on » diabolique.

– Pourquoi tu ne t’es pas décidée à te suicider, hein ? dit mon père avec rage.

Ma voix perçante laisse glisser un murmure :

– Parce que vivre est le seul choix que je puisse faire librement, sans que vous y fourriez le nez. J’essaye de me rappeler ceci de temps en temps.

Je sors de la salle et la sonnette hurle en détresse.

Dix minutes, un prologue à l’enfer. Je sens les rumeurs circuler déjà dans les couloirs. Les yeux me scrutent, les bouches grommèlent et les doigts me montrent discrètement.

Je passe le reste de ma journée à jouer avec la chaîne dorée autour de mon cou. Une chaîne qui me gratte sans cesse. Elle me rappelle la guillotine. En fait, tout sent la prison et pue l’enfer. Je ne peux respirer que lorsque je dégringole les marches de l’entrée de l’école et suis la bienvenue dans le tumulte quotidien publique.

Je marche vers l’autobus, un chanteur de Pop dont j’oublie le nom hurle avec ardeur dans mes Airpods et les klaxons venant d’un embouteillage ne me dérangent guère. Je passe à côté d’un groupe de filles rebelles de notre classe, avec leur style « e-girl » : jeans déchirés, maquillage extravagant et des chaînes qu’on dirait le carcan des forçats. Elles me désignent d’un certain surnom et ricanent horriblement. Je les ignore. Les gens autour de moi semblent tous être pressés. Ils me rappellent des petits rats se bousculant dans une boîte en carton, courant sans cesse et sans avoir une destination.

Je retrouve Bella dans un carrefour :

– Coucou !

– Ils savent, lui dis-je sans détourner le regard.

Elle me suit avec un pas régulier, le froufrou de ses vêtements tellement vraisemblable que j’essaye de nier l’absence de sa réflexion sur les vitrines d’une boulangerie voisine.

– Tu n’as plus d’ombre… je murmure, jetant un coup d’œil fatigué derrière moi.

– Je n’en ai jamais eu une !

Son rire remplit l’air d’une allégresse nostalgique.

– Que ferai-je maintenant ? Ils savent, répété-je d’un air distant.

– Ils savent quoi ? dit Pierre, qui nous a rejointes.

J’attends le bus alors que mes deux « amis » chuchotent :

– Tu veux dire ils savent ce que tu écris ?

Je dis oui de la tête. Pierre soupire.

– Ils t’ont appelé psycho ?

– Pas encore mais ils le feront tôt ou tard… Ils disent « des penchants suicidaires ». Des trucs comme ça…Ils pensent que j’ai perdu la tête.

Pierre s’exclame :

– C’est le classique. On voit quelqu’un qui ne nous ressemble pas et on lui inflige la folie.

Le bus arrive et je monte. Une autre dizaine de minutes et je me retrouve devant la porte de la maison, indécise à tourner la clé dans la serrure.

À ma chance, mon frère ouvre la porte.

– On parlait beaucoup de toi. Quelle bêtise as-tu encore faite ?

– La bêtise d’être différente, laisse-moi…

Je le bouscule et débarque vers ma petite chambre, lieu d’exile lorsque la vie m’étrangle.

Je ferme la porte à double serrure et je jette le cartable par terre. Je me mets sur mon bureau, un nouveau carnet et je me mets à écrire. J’écris tout ce qui flotte dans ma tête. Le chaos de ma vie, l’absurdité de l’éducation dont nous sommes victimes, combien la falaise a été calme ce matin.

Même si j’ai un ordinateur bon marché, je n’écris jamais là-dessus. Bon, quelle est vraiment l’utilité de l’écriture si on ne sent pas le papier froissé ? Si on n’a pas les mains giclantes d’encre et si on ne sent pas les mots couler de nos mains vers nos feuilles ?

Je me rends compte que j’ai écrit une dizaine de pages. Je n’essaye pas de décoder mon écriture, je cache le carnet et je prends les clés de la voiture de ma mère sans le dire à personne.

Mon téléphone vibre et l’écran s’allume avec un nom que je déteste. Mon frère.

– Où vas-tu ? Reviens sur-le-champ car s’ils rentrent, ils vont te faire brûler vivante…

Je raccroche sans attendre qu’il finisse sa phrase. Ils m’ont brûlée depuis longtemps, seules les cendres se sont réincarnées en une fille impassible, accro à l’écriture qui est sa dopamine et sa drogue. Je sens les battements de mon cœur s’accélérer avec la vitesse de la voiture. Je pourrais finir ma vie à tout instant. Je pourrais mettre fin à tout ceci.

Le vide m’appelle toujours. Sa voix résonne dans l’arrière-plan et sa main glaciale enfonce ses ongles dans ma chair.

Mais non. Je vivrai coûte que coûte. Je vivrai et je donnerai sens à ma vie.

Ceux qui disent que la vie n’a plus rien à leur donner sont des lâches qui ont cédé le gouvernail du bateau en pleine tempête. On doit arracher à la vie ce qu’on veut. On doit dévier du chemin tracé par autrui.

Courir, tomber, grandir des ailes et aller loin, trop loin.

Parce qu’on doit vivre, vivre librement et sans que personne ne nous impose ses idées ou ses croyances. Vivre et crier avec une voix stridente, dans un boulevard plein de gens : « je suis, et je serai ce que je voudrais ».

Je gare la voiture dans le même endroit et je me mets à escalader la petite falaise jusqu’au même point où je me suis trouvée ce matin.

Je recule et j’inspire une grande bouffée d’air. Je hurle avec toute ma voix et ma force :

« Je ne mourrai pas ! Je vivrai, et j’écrirai ce que je voudrai, imbéciles ! »

Je sens quelqu’un s’approcher de moi et une voix masculine me répond :

«Imbéciles, hein ? ».

Je tourne avec surprise et je trouve un garçon de mon âge s’assoyant au bord, ses pieds baladant dans le vide. J’essaye de me rappeler de son visage familier. C’est Martin, un camarade de classe.

« Martin, que fais-tu ici ? » dis-je avec une petite voix timide.

Il rit gracieusement, ses cheveux bruns hirsutes encadrant son visage tâché de rousseur. Il a les yeux cernés et des lunettes au bout de son nez.

–C’est mon territoire, imbécile, bredouillé-je en s’assoyant à côté de lui.

– Maintenant elle parle ! dit-il jouant avec des petits cailloux. Il me jette un coup d’œil à la dérobée alors que je scrute l’horizon. Le chant du vent apaise pour un instant la douleur de mon cœur.

– Tu guettes le coucher de soleil, n’est-ce pas ?

Je hausse les épaules.

– Si tu m’as suivi pour faire le bon gars, va-t-en. Je n’ai pas besoin de compagnie.

Martin soupira et sourit.

– T’as un caractère difficile vraiment.

– Merci pour le compliment. Acariâtre est le bon terme.

Il rit.

– Tu as entendu parler de mes « penchants suicidaires » ? Dis-je avec un ton ironique.

Il joue avec un petit caillou rond dans sa main qu’il jette vers la mer.

– Je ne crois pas aux bagatelles de ces gens-là.

La curiosité me ronge et je lui demande :

– Pourquoi ? Qu’est-ce qui te pousse à ne pas penser que j’ai perdu la tête et que je veux me faire tuer ?

Son regard rencontre le mien et je me suis trouvée tellement nue et dévoilée que je regarde l’horizon de nouveau.

– A part le fait que tu as hurlé il y a deux secondes, tu es vraiment une personne sympa, loin d’être la psycho dont on parle. Bon, je ne pense pas qu’une personne qui aime la nature, qui chante avec la radio de la cafétéria, qui lit pendant la récréation ait des penchants suicidaires.

J’écoute attentivement chaque mot et je le grave dans ma mémoire.

– De plus, tu écris. Et les écrivains, comme les artistes, aiment la vie.

– Je ne suis pas écrivaine. Juste une ado avec ses petites histoires.

Il prend un nouveau caillou et il le jette. Nous regardons tous les deux l’horizon se peindre d’une palette exquise. C’est peut être plus intime que de se regarder l’un l’autre.

– Bon, on méprise toujours son art. C’est le mythe cinématique de l’artiste solitaire qui hait ses œuvres, n’est-ce pas ?

– Que connais-tu dans « l’art » ? Dis-je en riant avec nonchalance.

Martin prend son sac à dos et y fourrant la main, il trouve un grand carnet de croquis.

– Je n’ai jamais montré ça à personne mais bon…

Il l’ouvre et je vois un dessin à la gouache.

– Je dessine de temps en temps… Comme tu écris, dit-il avec triomphe.

Ceci n’aurait pas, pour des yeux ordinaires, aucun sens. Juste un mélange de couleur, des traits ici et là et parfois des ronds et des visages anonymes. Mais la plupart était un chaos artistique. Un style raffiné, énigmatique, frappant. Un chef-d’œuvre.

– C’est ridicule et c’est moche, s’exclama-t-il en soupirant.

Je souris avec émerveillement.

– C’est époustouflant, imbécile !

Martin ricane et hoche la tête. Je peux voir ses joues s’empourprer lorsqu’il dit :

– Tu trouves ça joli ?

Un enthousiasme effervescent me prend et en contemplant les dessins je murmure :

– C’est peut être le plus beau tableau que j’ai jamais vu… Tu vois ? Si tu fais attention, tu peux comprendre que c’est tout simplement la vie en un dessin. C’est beau, c’est répugnant, c’est chaotique, c’est épouvantable. C’est du vrai art !

Martin prend le cahier et me dit avec un ton désolé :

–Tu sais ? À en croire les dire, seuls les artistes comprennent les uns les autres… Seul toi comprend mes tableaux, personne n’y fait jamais attention.

Je joue de nouveau avec ma chaîne dorée.

– Personne ne comprend mes écrits non plus.

– Qu’écris-tu ? demande-t-il.

Je fais sortir une feuille froissée de ma poche. C’est un de mes paragraphes préférés :

– Je ne sais pas si j’ose l’appeler un roman, mais je l’ai débuté il y a longtemps.

Martin prend la feuille et ne lit pas à voix haute. Je regarde ses lèvres trembler à chaque mot. Je guette toute réaction aussi imperceptible qu’elle soit : le fantôme d’un sourire, les yeux qui se dilatent, les mains crispées d’émotion.

– “On pense qu’on est le héros de notre propre histoire alors qu’en fait, on ignore le narrateur en cachette.” Ta plume est sublime, dit-il en dévorant les lignes.

Je cherche quelque chose à dire et je me tais. Je ne suis pas habituée aux compliments.

– De quoi parle le roman ?

– Tu es vraiment intéressé par ce charabia ?

– Non, ce n’est pas du charabia. C’est de l’art… Du vrai art ce que tu écris…

Je ris à tue-tête et je remets une mèche récalcitrante au derrière de mon oreille.

–J’aime ton insistance sur le mot « art »…

– Parce que vraiment, si nous ne sommes pas des artistes, qui sommes-nous ?

Le cri des mouettes s’évanouit au loin. La mer comble ce moment avec un murmure langoureux. Je laisse tomber un petit caillou qui ne fait pas de bruit.

– Le roman… C’est à propos d’un mec qui a perdu l’espoir en tout et qui essaye de se tuer de n’importe quelle façon. Rien ne marche avec lui: le travail, les études, la fortune, les femmes… Rien ne peut combler l’appel du vide en lui…Vers la fin, il s’exile pour se donner à l’écriture. Les mots redonnent goût à sa vie âcre. L’écriture pour lui, c’est le remède contre l’absurdité de sa vie.

Il me fixe des yeux et murmure :

–Et ce mec, c’est une réincarnation de ce que tu vis, n’est-ce pas ?

J’inhale une longue bouffée d’air frais.

–C’est ce que nous vivons tous. A chaque instant, le vide t’appelle. L’absurdité est un choix, un choix de se donner à ce vide et de s’y noyer. Ce n’est pas un style, ce n’est pas une mode ni un courant littéraire. L’absurde nous guette et attend une petite faille pour nous assommer. Tu ne dois pas te laisser tromper par l’appel du vide.

Martin fronce les sourcils.

– L’appel du vide ? dit-il.

Je souris et je me mets sur mes pieds.

– Tu veux une démonstration sur-le-champ ? Dis-je, en lui tendant la main.

Il la prend et je me trouve debout à côté d’une personne dont je connais à peine le nom, devant une falaise de cent mètres.

– Tu peux jeter un coup d’œil dessous ? Dis-je en pressant sa main gentiment.

Il hocha la tête. Le vent gronde et la brise devient plus froide. Mes pieds se rapprochent petit à petit du bord, limite entre la vie et la mort. Je sens Martin frémir à côté de moi, ses yeux sont fermés et je crois entendre son cœur tambouriner dans sa poitrine.

– Je veux y aller, je veux sauter. Je n’en peux plus, murmure-t-il, en me regardant.

–Ecoute, imbécile. Pourquoi mourir ? Pourquoi mourir alors que tu es artiste ? Les gens ne nous comprennent pas, soit. Mais ne me dit jamais que ta vie n’a pas de sens. Crée-en-un. Vis. Dessine. Fais de ce monde hideux une toile et peins-la. Parce que nous connaissons bien l’art de vivre. Et nous pouvons rendre cette machine infernale qu’est la vie une inspiration pour notre magnum opus.

Il se calme progressivement et il recule. Je recule aussi.

– L’appel du vide, ce n’est pas seulement cette sensation de vouloir se tuer, il est plus terrible.

Martin se passe la main sur le visage et soupire. Je peux sentir le poids de ce qu’il refoule. Dans ses gestes incertains, ses yeux cernés, ses regards perdus. Il est hanté par le « on ». Je le sais mais je n’ose pas le lui demander.

Je sens le vibreur de mon téléphone. Dix appels manqués.

– Zut, je dois rentrer.

– Je peux te conduire, Mélanie.

Je sens une étrange joie de l’avoir entendu dire mon nom. Son accent retentit dans ma tête.

– Non, je m’en vais. Mais dis-moi… Si je n’étais pas là, tu te serais jeté là-bas ?

Il est surpris par la question. Le vent souffle de nouveau et ses cheveux cachent ses yeux inexpressifs. Ses lèvres tremblent imperceptiblement.

– Si je te dis oui, tu vas me détester ?

Je souris et je lui donne une bourrade amicale.

– Je te déteste en tout cas, tu n’es pas mon type. Allez, ciao !

Je me lance vers la voiture alors que l’écho de son rire me parvient. Je rallume le téléphone et je réponds à l’énième appel de mon frère.

– Oui, oui! Je suis sur la route.

– MAIS OÙ ES-TU BON SANG…

Je raccroche, je fonce dans la voiture et je débute une chanson énergétique sur la radio. Je chante avec acharnement et je me sens pleine d’une joie bizarre. La joie de vivre.

Parce que finalement, après avoir errée pendant des années parmi des gens aveuglés, j’ai trouvé quelqu’un avec qui je partage la même vision. Quelqu’un qui voit les couleurs que je peins et qui est hors du gris du quotidien. Quelqu’un qui ne pense pas que je sois une psychopathe avec des penchants suicidaires.

**

Je tourne la clé dans la porte et je commence à réciter la litanie de prétextes lorsque je remarque que personne n’était là. Je file vers ma chambre et je ferme la porte derrière moi. La discussion avec le garçon aux lunettes chic m’a inspiré un chapitre formidable vers la fin du roman. Je me mets sur-le-champ à écrire lorsque j’entends le craquement des doigts de Bella et les soupirs de Pierre, mes deux « amis ».

– Il est sympa, le garçon…

Je me retourne et essayant de ne pas sourire, je murmure :

– Quel garçon ?

– Pour l’amour de Dieu, tu sais qu’on parle du beau gars. Martin, parbleu !

Je hausse les épaules légèrement.

– Tu l’aimes ?

– Je le connais à peine, bon sang ! M’écrié-je avec une mimique dramatique.

Bella rit.

– Il a été dans ta classe lorsque vous étiez en primaire. Tu le reconnais ?

Je fourre dans ma mémoire et je me heurte encore avec des trous.

– Dommage, j’ai une mémoire de poisson.

Pierre soupire de nouveau.

– Toi tu ne fais que ce soupir mélodramatique. Qu’est-ce qu’il y a ?

Il me scrute avec ses yeux bleus fantomatiques et il retourne la tête vers Bella.

– Dis-lui.

– Pas question, dis-le toi.

Je commence à perdre mon sang-froid et à peine que j’ouvre la bouche, Bella dit en mettant de l’ordre dans ses cheveux dorés :

– On part.

Deux mots. Un seul son. Une petite phrase et le monde s’arrête. Le cadran de l’horloge semble ne plus fonctionner et je crois avoir oublié comment parler.

– Quand ? Dis-je en me mettant sur mes pieds. Je me dirige vers mon coin bibliothèque et je prétends mettre les livres en ordre. Je hais qu’on me voie pleurnicher.

Pierre répond avec une petite voix :

– Tu savais que ça arrivera un jour ou l’autre. Pourquoi es-tu triste ?

Je prends une longue bouffée d’air et je sens un sentiment de faiblesse me ronger.

– Tu peux prendre soin de toi toute seule, n’est-ce pas ? dit Bella.

Je me retourne et je vois qu’elle pleure aussi. Elle court vers moi. D’habitude je ne sens rien quand elle m’embrasse ou me sert dans ses bras. Mais maintenant je sens quelque chose dans moi. Quelque chose qui se brise. Car ce câlin imaginaire est le dernier de ma vie.

Pierre me sourit et me fait un signe de la main. Je passe mes deux mains sur mes joues et je leur dis, en guise d’adieu :

– Merci… Vous étiez tolérants envers toutes mes bêtises. Je vous aime.

Bella m’envoie un de nos « baisers en l’air » et elle quitte la chambre, sa main dans celle de Pierre.

J’éteins les lumières et je me recroqueville dans mon lit. Je me trouve hoquetante sous un tas de peluches. J’entends ma mère entrer et elle se glisse sous les draps à côté de moi. Je fonce dans ses bras et je continue à sangloter. Elle ne me parle pas. Elle ne me demande rien. Elle m’embrasse sur le front.

**

Martin rentre et retrouve ses parents en train de dîner.

–Ça fait une demi-heure qu’on t’attend.

Il bredouille un pardon et au moment où il veut monter vers sa chambre, sa mère l’appelle.

– Ton maître de musique nous a téléphoné hier et nous a dit que tu t’absentes régulièrement. Ton prof de math nous a rendu ta feuille et elle était pleine de fautes d’inattention. Ce n’est pas trop plaisant, Martin.

Il se sent anéanti par tous ses reproches insensés. Il est devenu pantin dans leurs mains, le fil tourné et retourné autour de son cou. Tous ses mouvements et ses actes sont minutieusement calculés par ses parents.

– Je ne vous ai jamais dit que je voulais devenir musicien. Ni mathématicien.

– On ne choisit pas notre avenir. Il nous choisit. Tes capacités sont énormes pour un adolescent de dix sept ans, inutile de gaspiller ton temps dessinant des figures de primaire.

Il jette son cartable par terre et court se réfugier dans sa petite chambre. Son cœur cogne dans sa poitrine et le goût de la solitude brûle sa langue. Il pense à elle, aux quelques minutes qu’ils ont partagées. À combien il l’a trouvée familière, avec son sourire et ses grandes prunelles noires. La hardiesse dans ses paroles. L’audace dans ses yeux.

Si elle découvre le vrai “lui”, un lâche, un peureux, un bon-à-rien, acceptera-t-elle de devenir son amie ? Probablement pas. Martin avance à pas de loups vers son bureau. Il ouvre le tiroir et prend une barre d’anxiolytiques, la dernière. Ses doigts tremblent et son poing se ferme sur une dizaine de petites capsules blanches. Lorsque la voix de la fille hurle dans sa tête.

“Vis. Dessine.”

Il jette la boîte et son contenu sous le lit et il se remet devant un tableau inachevé. Il dessine jusqu’à l’aube. Il dessine avec ardeur. Il dessine comme si c’était la dernière œuvre de sa vie.

**

Le matin de jour suivant, je prends la route vers le lycée de bonne heure. Je sens quelque chose de nouveau dans l’air. Je suis seule au monde. Mes amis m’ont quittée pour toujours.

La tiédeur du vent me fait frémir et je mets le capuchon de mon manteau. Je passe près d’un kiosque de journaux. Après le salut quotidien, je cherche le nouveau numéro d’un magazine littéraire. Mes yeux tombent sur le journal quotidien. Et surtout un titre en gros mots m’attire.

« Décès d’un jeune garçon après s’avoir jeté de la falaise X hier à une heure du matin… »

Mes oreilles bourdonnent sous le tumulte de ce quartier diabolique. Je sens ma respiration augmenter de fréquence et mes mains tremblent sans cesse. Je lis. Je relis. Je cherche une indication, un signe.

Aucune des informations ne dit qu’il soit Martin. Mais mon instinct me le dicte. J’essaye de me convaincre que je ne le connais pas, qu’il est à peine un de mes camarades et que je devrais me rendre à toute vitesse à l’école. Mais le dernier espoir de trouver quelqu’un qui me comprend s’est volatilisé en deux secondes. Je sens les larmes sur le point de se dégringoler lorsqu’un doigt me touche l’épaule.

– Tu sais ? Je pense que M&Ms veut dire Mélanie et Martin. C’est chouette comme nom. D’ailleurs, tu en veux ?

Je trouve le beau gars avec son sourire charmant et ses lunettes chics sur le nez. Il porte un manteau blanc et me tend le sachet des petites boulles de chocolat dont il parle. Je me sens infiniment ridicule et infiniment reconnaissante. J’ai une envie de le serrer dans mes bras.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, l’air soucieux.

Je me mouche et je balbutie :

– Rien. Et je n’aime pas ces trucs-là.

Martin veut voir le journal dans ma main mais je le remets à sa place.

– C’est rien. Allons-y, on est retard, imbécile ! Dis-je en le prenant par la main et me dirigeant dehors. Il rit brièvement et en marchant, il me jette un coup d’œil timide et me dit :

– Mélanie ?

– Quoi ?

Il cherche ses mots puis dit :

– Tu veux passer chez moi cette après-midi ? J’ai une chose à te montrer…

Je scrute ses traits et je murmure, en souriant :

– Je ne sais même pas où tu habites…

On dira qu’il est soulagé quand il répond :

– Donc tu ne me trouves pas trop ennuyant et « abstrait » ? me dit-il en me taquinant.

Je hausse les épaules :

– Qui a dit que les artistes ne sont pas ennuyeux ? C’est pourquoi on n’a pas d’amis. Vive l’art, vive la solitude.

Nous rions et nous franchissons la porte du lycée ensemble.

**

L’après-midi, je laisse un mot à ma mère et je file pour rencontrer Martin devant ma maison. Il se tient là, bouillant d’enthousiasme. Il me guide vers sa maison et nous la trouvons désertique.

– Mes parents rendent visite à Grand-mère.

Il m’ouvre la porte et à la manière des gens de l’ère victorienne, il tend la main vers sa chambre :

– Mesdames et messieurs, bienvenue dans le palais des arts.

J’entre timidement et je suis éblouie par l’ambiance, par le décor, par tout. Des tableaux ci, des peintures là. Des palettes de peinture d’aquarelle et des pinceaux de toute forme. L’odeur singulière des gouaches me chatouille les narines. Ses œuvres d’art sont comme celle qu’il m’a montré, « abstraites » : des traits, des tâches de couleur vive et impressionnantes.

Un œil prosaïque dira du n’importe quoi, mais un œil pénétrant pourra voir combien les détails, le choix des couleurs et des thèmes sont délicats.

– Tu a le potentiel de Van Gogh, lui dis-je en le bousculant gentiment.

Il a les joues empourprées et il me dit en ajustant ses lunettes :

– Ce n’est pas ça la surprise, attends…

Il s’en va à un coin où une œuvre cachée se dresse derrière un voile blanc. Je me tiens à côté de lui et mon souffle est coupé lorsqu’il arrache le voile. Un tableau en couleur vive : chaude, froide, frappante et poignante se trouve devant moi.

Et ce n’est pas un tableau « abstrait ». C’est la vue d’en haut d’une fille se couchant sur le bord d’une falaise. Ses mains sont crispées sur du papier et les vagues en dessus d’elle sont féroces et acharnées.

Elle ne s’en soucie pas, elle écrit.

On dirait qu’elle subsiste à l’appel du vide. Et elle n’est pas décidée à perdre ce jeu fatal de la vie. Elle a trouvé sa passion et rien ne peut l’en détacher.

Mes lèvres se courbent en un sourire et il me murmure :

– Tu l’aimes ?

– Je l’adore. T’es vraiment fou…

Martin laisse entendre un petit rire gracieux.

– Je le peins depuis longtemps. Depuis que je t’ai vu sur la falaise pour la première. C’est vrai que je te suivais là en cachette. Tu étais toujours calme et silencieuse, parfois tu riais, parfois tu écrivais. C’était le plus bel oxymore de ma vie. Te peindre à la dérobée avait un effet thérapeutique, tu es une vraie muse.

Je ris et je touche la toile avec délicatesse, comme on touche les pétales d’une rose. Le tableau semble prendre vie : les vagues se déchaînent et les feuilles sont retournées par le vent.

– Personne n’a jamais fait attention à tous ses détails sur moi, grommelé-je.

Sa main glisse et prend la mienne.

– Bon, personne ne te connait vraiment. N’est-ce pas ?

Je dis un oui inaudible et je lui murmure :

– On peut l’appeler « l’appel du vide » ?

– Comme tu veux…

Je tourne la tête et Martin me dévore des yeux. Nous restons pris l’un par le regard de l’autre et pendant ce moment-là, pendant cette après-midi, j’ai senti que peut-être, je ne suis pas aussi misérable que je ne le pense. Peut-être que la solitude que j’ai endurée m’a préparée à rencontrer la personne qui me comprend le plus.

Je crois qu’enfin, je me suis fait un ami particulier.

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L'appel du videChapitre2 messages | 5 mois

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