Le tueur légendaire
Densetsu no koroshiya. « Le tueur légendaire ». J’ai découvert ce profil sur Tumblr une semaine à peine après la triple catastrophe du 11 mars, alors que j’étais coincé à Tokyo sans espoir de sortie. Il faisait partie de la « face sombre » du site, celle qui reblogue des images de cadavres, d’auto-mutilation, d’extraits de snuff movies, entremêlées à des gifs de films violents ou edgy, en tout cas, toujours bien darkos. À l’époque, j’étais fasciné par les tueurs en série. C’était même devenu une véritable obsession. Jeffrey Dahmer, Ted Bundy, Issei Ogawa... mais aussi les histoires de survie en milieu hostile, surtout si elles impliquaient du cannibalisme et des amputations, comme l’accident d’avion dans la cordillère des Andes ou la disparition du Terror en Antarctique, dont on n’avait retrouvé que des corps momifiés sur une île battue par les vents. Regarder de telles horreurs me faisait oublier celle que je vivais au jour le jour, à attendre que la centrale nous pète à la gueule.
Parmi tous les profils de fans de gore et de serial-killers, celui-là détonnait. Déjà, il ne postait que des images en noir et blanc, montrant des écoulements de sang, entremêlés de gifs tirés de films de kung-fu vintage, avec une majorité de Bruce Lee. Mais aussi des trucs spirituels, philosophiques, parfois, bien que toujours morbides. Des réflexions sur la mort, le devenir des âmes... des trucs qui trouvaient un écho particulier en cette période de remise en question existentielle. Le thème était bricolé, et entièrement gris. Sur l’entête de la page, en guise de signature, un simple loop de vidéo surveillance floue, sur laquelle on voyait un homme torse nu, aux muscles secs et au corps entièrement tatoué et scarifié. Son bas de visage était caché par un masque chirurgical noir, mais on pouvait voir ses cheveux, courts, décolorés et ébouriffés comme un Billy Idol asiatique, et surtout ses yeux fendus et obliques, d’un noir abyssal, aussi inhumains que ceux d’un chien de combat. En dessous, une seule description : Bleached, bone-breaking, nunchaku-holding killer for hire. Ask me a question. Et une barre pour pouvoir envoyer ladite question.
Un tueur décoloré à blanc qui casse des os au nunchaku... Au début, je m’amusais seulement à lire ses réponses aux questions que les internautes lui posaient : quelle est ton arme favorite, combien de personnes as-tu tué, etc. Certaines étaient très drôles : « pourquoi es-tu torse nu quand tu tues ? ». Beaucoup étaient sexuelles. Il répondait à ces questions-là d’une façon acide, vive et brusque, en témoignant d’un sens aigu de la répartie. Cela m’amusait de les lire, d’essayer de discerner la personnalité qui se cachait derrière ce profil, apparu plutôt récemment.
Puis un jour, j’ai eu envie de jouer le jeu.
Anonyme asks : Densetsu no koroshiya... « Le tueur légendaire » ?
Envoi. Puis je me suis levé pour aller me chercher un café à la machine du premier étage, laissant mon macbook air ouvert sur mon bureau.
En ce moment, il n’y avait personne dans les couloirs. Les gens étaient partis hors de la ville, afin de fuir les possibles retombées radioactives et les aliments contaminés. L’étudiant avec qui je partageais le bureau 12, rangée B, était rentré dans sa province natale le temps « de voir ». Moi, je n’avais nulle part où aller : aucune famille à l’extérieur, pas d’argent pour me payer un retour en France alors que ces enfoirés des compagnies avaient multiplié leurs prix par quatre. J’ai inséré une pièce de cent yens dans la machine et ramassé la canette chaude qui en sortait. Je remontai par l’escalier, mollement. Depuis le tremblement de terre, personne n’osait plus prendre les ascenseurs. Et si ça recommençait, et qu’on restait coincé dedans ? Au Japon, on dit qu’un poisson-chat géant provoque les tremblements de terre, le namazu. Une fois qu’il est réveillé, il ne fait que bouger. Les répliques peuvent durer des mois. Ce foutu namazu n’était pas encore calmé : en ce moment, ça tremblait tous les jours. Mieux valait éviter les ascenseurs.
Un petit drapeau s’était allumé sur mes notifications. On m’avait répondu.
— Densetsu no koroshiya, c’est le surnom qu’on me donne dans le milieu.
Je me suis assis, puis j’ai tapé un seul mot :
Anonyme asks : Le milieu ?
Je tapais en anglais, la langue par défaut de Tumblr. Mais j’avais remarqué que son interface était paramétrée en japonais, tout comme cette appellation qu’il avait utilisée comme adresse.
Lorsque le petit drapeau popa dans mes notification, je me jetai dessus.
— La pègre, si tu préfères. Le crime organisé.
J’ouvris ma canette de café et en but une gorgée. Il était brûlant, et, comme d’habitude, dégueulasse.
Anonyme asks : Attends... t’es en train de me dire que t’es un mafieux ? Un yakuza ?
Puis je tapai sur envoi. La réponse ne se fit pas attendre :
— Pas les yakuza. Je bosse pour le Si hai bang, une organisation que vous appelez les Triades.
Le Si hai bang... une recherche rapide sur le net m’apprit qu’il s’agissait de la « Bande des quatre mers », une organisation criminelle chinoise traditionaliste qui avait pris pied à Taiwan avec la fuite de Tchang Kai Tchek sur l’île.
Anonyme asks : Quel est ton poste dans cette organisation ?
— Bâton Rouge.
« Bâton Rouge ». Que disait internet là-dessus ? Pas grand-chose, mais il y avait cette explication sur Wikipedia : « À l’origine un expert en arts martiaux, en torture et en médecine, le bâton rouge est l’officier militaire d’une triade, qui sert à faire respecter la loi interne et commande les opérations extérieures. C’est le lieutenant du « député », qui prend ses ordres directement du boss, « le dragon » de l’organisation. De manière plus prosaïque, il s’agit d’un tueur à gages, chargé de toutes les sales besognes du groupe. »
J’étais donc en train de parler avec un tueur à gages. Comme l’indiquait l’adresse de son profil.
Du moins, c’était ce qu’il prétendait.
Sur Tumblr, il y avait un certain nombre de profils de « jeux de rôle », où l’utilisateur se faisait passer pour une célébrité, un personnage de manga, de film, de franchise célèbre, et utilisait la boîte à questions — une fonctionnalité vraiment sympa de cette plateforme — pour interagir avec un « PJ » (perso joueur) qui était parfois un « OC », une création originale s’insérant dans un univers connu. Mais c’était la première fois que je voyais quelqu’un personnifier un random, quelqu’un de totalement inconnu, qui aurait pu exister dans le monde réel. Enfin, je me trompais peut-être. Ce « tueur légendaire » était peut-être la persona online d’un type très dérangé, qui bloguait du fond de son sous-sol, ou sortait d’une franchise que je ne connaissais pas. Dans tous les cas, nous étions dans un jeu de rôle.
Pour l’instant, je décidais de mettre son talent à l’épreuve. Certains joueurs étaient vraiment doués pour interpréter leurs personnages et faire vivre leurs univers.
Anonyme asks : C’était quoi ton dernier contrat, tueur légendaire ?
— Un type qui n’avait pas payé sa redevance à l’organisation.
Anonyme asks : Wow, ça rigole pas ! Tu l’as tué pour un loyer de retard ?
— Pas un. Plusieurs. On l’avait averti.
Anonyme asks : Ok... comment t’as fait ?
— Je lui ai juste ouvert le crâne avec une machette.
Anonyme asks : « Juste »... (lol). Et pourquoi une machette ?
— Ça s’est passé dans une arrière-cuisine, et je ne voulais pas attirer l’attention avec une arme : j’ai donc pris le premier ustensile qui trainait.
Anonyme asks : Bon... honnêtement, je m’attendais à pire, venant d’un tueur des Triades. Tu prends des demandes spéciales, des fois ? Genre, torture et tout ?
— Bien sûr. Mais je ne sais pas si tu es prêt à entendre ça.
Je réfléchis un instant, pris une gorgée de mon café. Il me testait, ce petit con ! Comme si j’allais me laisser impressionner par un otaku américain fan de films de kung-fu... Je le pris au mot.
Anonyme asks : Raconte toujours. Ta dernière « demande spéciale ».
Je m’attendais à ce qu’il me parle du ling chi, la célèbre torture impériale du découpage vivant en mille morceaux, dont des photos prises par des Occidentaux pendant l’époque Qin trainaient sur le net. Mais le type sut me surprendre :
— Tu connais le supplice du santal ?
Anonyme asks : Non... mais ça ressemble à un truc bien mystique !
— Ça n’a rien de « mystique ». Cela consiste à empaler la victime avec un pieu de santal enduit d’huile de sésame, de l’anus jusqu’au cou. Si c’est bien fait, le supplicié met des jours à mourir.
Anonyme asks : Je vois. Et... tu l’as fait ?
— Oui. Pour un 415 qui avait posé ses sales pattes sur la fille du boss.
Un « 415 »... j’avais vu lors de mes recherches correspondaient à des grades dans l’organisation.
Anonyme asks : Combien de temps le type a-t-il mis à mourir ?
— Une semaine.
Anonyme asks : Une semaine, avec un pal dans le cul ! Mais comment t’as fait pour le garder en vie tout ce temps ?
— Je lui ai injecté de l’héroïne et boire un bouillon au poulet, au gingembre et aux plantes médicinales. Là d’où je viens, c’est ce qu’on donne aux malades. Surtout, j’ai bien fait attention à ne pas crever les organes internes, et à faire passer le pal le long de la colonne vertébrale avant de le faire ressortir. Si tu touches les organes, c’est foutu.
Anonyme asks : Merde alors... mais tu as bien dû crever le rectum ?
— Non, j’ai fait une incision juste sous l’anus, c’est là que j’ai fait passer le pal.
Anonyme asks : Cela demande d’énormes connaissances en anatomie !
— C’est le cas. Mais cela fait partie des attributions d’un bon 426.
426... son numéro.
Je discutais encore avec lui de l’anatomie humaine et des techniques médicinales chinoises. L’immersion était totale. Le mec était vraiment doué. J’oubliais complètement l’heure, et au moment où je me réveillais, je m’aperçus qu’il était déjà onze heures et demie. Autour de moi, tous les bureaux s’étaient vidés : il n’y avait qu’un étudiant qui dormait sur sa table, à quelques rangées de la mienne. Si je ne me dépêchais pas, j’allais rater le dernier train. Depuis la catastrophe, il y en avait nettement moins.
Anonyme asks : Je vais devoir te laisser. Merci pour cette conversation, c’était très instructif !
— Je t’en prie. Tout le plaisir était pour moi.
Sur cet échange d’amabilités, je le laissais, puis éteignis mon ordinateur, que je glissais dans mon sac. Le temps de ranger mon espace, et même le dernier étudiant était parti. J’étais seul. J’éteignis la lumière, croisant le reflet d’un jeune homme sur la grande vitre au bout de la rangée de bureaux. Pendant un court instant, je crus y voir des cheveux décolorés et ébouriffés, un masque noir et un regard de chien de combat. Puis l’illusion se dissipa. Dans la salle vide, il n’y avait que moi.
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