L'île des morts
Anonyme asks : Tu ne mentais pas.
— Non.
Anonyme asks : T’es un vrai tueur à gages...
— Je te l’avais dit.
Anonyme asks : Est-ce que je suis obligé de te... payer ?
— Non. Tu n’avais rien demandé. C’est moi qui ai voulu te montrer ça. Qu’est-ce que tu en as fait ?
Anonyme asks : Je ne pouvais pas le garder. Je suis parti l’enterrer en forêt.
— Laquelle ?
Anonyme asks : Celle du mont Takao. Y a un temple bouddhiste au sommet. J’ai pensé que ça ferait l’affaire.
— Ça me va. C’est un bel endroit.
Anonyme asks : Si tu ne mentais pas, ça veut dire que c’est vraiment toi sur cette vidéo...
— Oui. Sur la photo aussi.
Anonyme asks : Tu peux en mettre d’autres ?
— J’en mettrais d’autres si toi, tu me donnes quelque chose de toi.
Anonyme asks : Comment ça ?
— Créé toi un compte. Je veux savoir à qui je parle.
Anonyme asks : On verra. Mets une photo d’abord.
Il me répondit en exauçant mon souhait. C’était la troisième représentation que j’avais de lui. C’était une selfie, prise sur le rebord d’un lit. On ne voyait que son visage, dissimulé par des lunettes de soleil, et une partie de sa main. Il avait une cigarette entre les lèvres. Et je n’avais jamais vu d’homme plus sombrement viril, et à la fois si androgyne, avec ce visage fin, ce nez racé, cette bouche sensuelle et ces yeux cruels, qu’on devinait derrière les verres fumés.
Arsha asks : (( Les gars, j’adore vos interactions ! Plus vrai que nature))
— Merci.
Depuis cette histoire de colis, les questions pour Intyin avaient redoublé. Sans le vouloir, je l’avais aidé à mettre son profil en avant.
Sauf que c’était un vrai tueur. Et tous ces gens qui lui parlaient ne le savaient pas. Pour eux, c’était un jeu.
Paradoxalement, cela m’aida à lui faire confiance. Il n’en voulait pas à mon argent. Il en avait sûrement plus que moi, d’ailleurs.
Anonyme asks : C’était qui dans ce paquet, Intyin ?
— Si tu veux le savoir, créé toi un compte.
Anonyme asks : Je sais pas. T’es un tueur... Pourquoi ressens-tu le besoin de parler à des randoms sur Tumblr ?
— Je voulais parler à des gens qui ne sont pas du milieu.
Anonyme asks : Mais pourquoi ?
— Je suis arrivé à cette période de ma vie, dernièrement.
Anonyme asks : Quelle période ?
— La période où l’on se pose des questions. Où l’on se demande si ce qu’on a fait jusqu’ici à un sens.
Anonyme asks : Tu te poses des questions ? Sur quoi ?
— Sur mon parcours. Le sens de la vie. L’existence. La mort.
Anonyme : On dirait que tu as des regrets...
— J’en ai. J’aurais pu choisir une autre voie.
Anonyme asks : Tu regrettes de faire ce métier ?
— Je me demande quel était le sens de tout ça, oui.
Un tueur qui se posait des questions métaphysiques. Normalement, j’aurais dû fuir. Mais Intyin m’avait rendu complice en m’envoyant ce crâne à la peau parcheminée. Et c’était trop tard. J’étais accroché. Comme un rongeur hypnotisé par un cobra... Je ne pouvais plus partir.
*
Il s’engagea alors entre lui et moi une conversation quotidienne, contenue, au début, dans mes heures de pause. Mais ces conversations s’allongeaient de plus en plus, et il m’arriva de rater un cours ou deux, parce que la discussion avec Intyin était trop intéressante. J’étais fasciné. Il était vraiment intelligent, et super cultivé. Il connaissait plein de choses sur la Chine ancienne, les arts martiaux, les poisons ou encore la médecine. Un jour que je me plaignis d’une mauvaise toux, il me donna une nouvelle recette de soupe, et me conseilla une variété de thé inconnue et me fit même une liste de plantes à demander à l’herboriste chinois du quartier, cette boutique sombre et pleine de caractères indéchiffrables devant laquelle j’avais peur de m’arrêter. Mais ces traitements s’avérèrent efficaces, et je me mis à fréquenter cette boutique. Au restaurant chinois du coin, le Dairen, je me mis à échanger avec la tenancière en la faisant parler de la Chine du Nord, d’où elle venait, comme Intyin. Elle m’apprit que c’était une région rude et vide, où la température pouvait descendre jusqu’à moins 50° en hiver.
— Mais c’est une région magnifique, me dit-elle, et celle où on trouve le plus superbe fauve du monde : le tigre blanc de Sibérie.
Le tigre blanc de Sibérie... un peu comme Intyin, dont les cicatrices, sur le corps nerveux et élancé, ressemblaient à des rayures.
Puis, un jour, je sautais le pas. Je me fis un profil sur Tumblr. J’avais même mis une photo de moi, prise dans une machine à pelicula, avec un chapeau et une écharpe. Tout ce qu’on pouvait voir de moi, c’était des yeux ronds de singe, quelques mèches colorées en roux et une bouche boudeuse. Mais Intyin le remarqua et cette fois, c’est lui qui m’envoya un message.
Densetsu no koroshiya asks : Kaoru. Un prénom épicène en japonais. Alors, homme, ou femme ?
— Un homme. Ça se voit pas ?
Densetsu no koroshiya asks : Tu as un visage presque féminin. Et une peau très blanche.
— Je suis métis. « Half », comme on dit ici.
Densetsu no koroshiya asks : Métis quoi et quoi ?
— Franco-japonais.
Densetsu no koroshiya asks : La France... ça doit être intéressant. Il parait qu’il y a une importante communauté chinoise là-bas.
— Comme partout, je suppose... Et toi ? Pourquoi es-tu venu au Japon ?
Densetsu no koroshiya asks : J’ai été emprisonné en Chine. Je me suis enfui avant mon exécution.
— Pour meurtre ?
Densetsu no koroshiya asks : Oui.
— T’étais déjà tueur à gages...
Densetsu no koroshiya asks : Non. Mais je participais à des combats illégaux. Et, au cours de ces matchs, j’ai tué des gens. Parfois, je regrette.
— Oh... ça a dû être dur.
Densetsu no koroshiya asks : Pas le choix. La vie est dure là-bas, pour les orphelins sans argent.
— Tu es orphelin ?
Densetsu no koroshiya asks : Je ne connais pas ma famille. Alors, les Triades sont devenues ma famille. Mais parles-moi de toi. Ce n’est pas trop dur, d’être « half », au Japon ?
— Si. Je n’ai pas beaucoup d’amis. Pour les gens, ici, je suis pas un vrai Japonais. Au mieux, une mascotte.
Densetsu no koroshiya asks : Je vois. On m’a souvent traité de sale Coréen, ici. Ou de Chinetoque. Ou de pédé, aussi. Mais tous les gens qui l’ont fait sont morts.
Je pris un temps pour digérer l’info. Pédé... comment pouvait-on traiter ce mec de pédé ? Ok, d’un point de vue occidental, il devait avoir un petit quelque chose d’androgyne, mais de mon point de vue à moi, il se dégageait de lui quelque chose de vraiment masculin... mais de subtil, aussi, et de froid, cruel. Comme une lame. Et pourtant, je ne m’étais jamais senti aussi intime avec personne.
— Pas plus tard qu’hier, j’ai un collègue de la fac avec qui je suis allé boire un coup, et il a réservé dans un bar au téléphone en me décrivant comme un « gaijin », un étranger... ça m’a vraiment fait mal, parce que je me suis rendu compte que c’était comme ça qu’il me voyait : un gaijin. Il avait rien trouvé de mieux pour me décrire... Il aurait pu dire « le type aux cheveux orange », ou « le roux », je sais pas. Mais non. Un gaijin.
Pourquoi étais-je en train de raconter ma vie à ce type ? Mais c’était plus fort que moi. J’avais l’impression que lui, au moins, me comprenait. Le monde qu’il me laissait entrevoir était si riche, si réel... plus coloré que celui dans lequel j’évoluais, avec ses particules radioactives suspendues dans l’air, ses immeubles anonymes et cette chape de plomb qu’on appelait ciel. Le monde d’Intyin était souterrain, mais lumineux. Il était violent et pur comme le sang, le combat dans des cages en fer. Je le voyais se battre contre les autres détenus dans les terribles prisons chinoises, s’enfuir avec son uniforme de taulard sur le dos et traverser un bras de mer à la nage, avant de s’accrocher à la carcasse rouillée d’un énorme cargo de marchandise et de s’y hisser, à moitié mort. Il me parlait de son frère, qui, lui, n’avait survécu à la traversée. Ce n’était pas son vrai frère. Plutôt un frère de sang, entre l’amant et le meilleur ami, comme cela existe sur le continent. Il avait été abattu lors de la fuite, et seul Intyin avait pu arriver au Japon.
Mais je ne l’ai pas retrouvé, me disait-il. Retrouvé ? Évidemment. Il n’y avait aucune chance pour que ça arrive. Mais lorsque j’en fis la remarque à Intyin, il l’ignora.
Le Japon est l’île des morts, posta-t-il plus tard. Il n'y a plus assez de place en enfer.
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