Résolution
Il me fallait l’annoncer à Intyin. Que j’allais partir, rentrer en France, me soigner, écrire ma thèse, et en finir avec mon addiction à cette foutue plateforme, à lui. Il n’avait jamais répondu à ma question sur ses prétendus sentiments, comme si, de nous deux, j’étais le seul autorisé à en avoir.
Alors, en négligeant les salutations d’usage et autres small-talks — rares, il est vrai, avec ce crocodile qu’était Intyin —, j’attaquai direct.
Kaoru asks : Tu n’es pas réel.
— Arrête de répéter ça comme une litanie. Je t’ai prouvé que je l’étais.
Kaoru asks : Cette tête momifiée que j’aurais trouvée au terme d’un périple halluciné ? Cela ne prouve rien. J’ai tout imaginé.
— Tu sais bien que non. Ce crâne est réel. Je suis réel. Si tu ne me crois toujours pas, lis le journal de jeudi dernier, rubrique faits divers. Tu dois pouvoir le consulter dans la bibliothèque de ton université.
Je savais déjà de quel article il parlait. Je l’avais lu il y a quelques semaines déjà.
« Découverte macabre dans les montagnes du département de Tochigi. »
Kaoru asks : C’est moi qui t’ai inventé. Je me faisais chier, j’avais peur et je lisais trop d’histoires morbides sur internet. Ce foutu tremblement de terre, Fukushima... ça m’a fait péter les plombs. J’avais besoin d’un dérivatif.
— Tu n’as pas créé mon profil. C’est moi qui l’ai créé, il y a quelques mois. Je te l’ai dit : j’avais besoin de parler à quelqu’un qui n’était pas de mon milieu. Quelqu’un de différent.
« Règlement de comptes avec une bande rivale. »
Kaoru asks : Je sais pas... Je sais plus. J’arrête pas de penser à toi, ça devient une obsession... c’est pas normal.Ça ne devait pas finir comme ça.
— Normal ? Qui es-tu, pour prétendre savoir ce qui est « normal » ? Et ce qui est « réel », d’ailleurs ? Nous vivons tous dans une grande illusion. Rien n’est réel.
« D’après l’état de décomposition du corps, il était, au moment de sa découverte, mort depuis six mois. »
Kaoru asks : Je préfère qu’on arrête de se parler.
— Arrête de fuir. Je viens te voir.
Une sueur glacée mouilla mes tempes. Intyin était un fantôme, une brume de données qui menaçait soudain de se matérialiser devant moi.
« Un corps sans tête, entièrement tatoué. »
Non. Ce n’était pas possible. Je me revoyais, ce jour d’ennui il y a trois mois. Le jour où j’avais créé ce profil, en surfant sur la vague de fans de serial-killers et mon égo malmené, en croyant pouvoir les berner, leur faire une bonne blague. En me connectant et me déconnectant à mes différents comptes afin de créer d’une interaction, une émulation qui m’amènerait de nouveaux abonnés. Et finalement, c’était moi qui m’étais pris à mon propre jeu. Sans le savoir, j’avais éveillé quelque chose. Quelque chose de bien... réel, justement.
Et ce quelque chose savait où je vivais. Il pouvait même apparaitre n’importe où. Il lui suffisait probablement d’un ordinateur, l’un de ceux dont il avait identifié l’IP.
C’était le moment de partir. Je rassemblai mes affaires dans un grand sac de sport et sortis de l’appartement. Je laissai mon mac, son écran noir fixant le vide de ma chambre. Sous le néon des lampadaires dans lequel une araignée avait tissé sa toile, l’asphalte brillait en silence. Il n’y avait pas un chat dehors. Je fermai ma porte à clé et, la tête rentrée dans la capuche de mon sweat-shirt, je me dirigeai à pas vifs vers la station de métro. Une fois fois bien assis dans l’express pour l’aéroport international de Narita, vingt minutes plus tard, j’allais pouvoir me permettre de souffler. Intyin — ou qui qu’il puisse être — n’allait pas me retrouver ici, dans la densité anonyme du réseau ferroviaire. Ce n’était pas son terrain. Lui, il était sur la toile. Comme cette araignée sous son lampadaire.
Il y avait une chose dont j’étais sûr : je n’allais plus jamais me connecter à Tumblr. Jamais. Plus jamais.
Allez, démarre.
Pourquoi les portes ne se refermaient-elles pas ? Si ce foutu métro ne partait pas, j’allais rater l’express pour Narita.
Je jetai un coup d’œil autour de moi. Les wagons étaient étrangement vides. Ce n’était pas normal. Il était tard, mais...
Ting ting.
La sonnerie annonçant le départ et la fermeture imminente des portes. Enfin !
Mais au moment où les portes allaient se refermer, deux mains puissantes s’engouffrèrent dans l’interstice et les repoussèrent sur le côté. Des mains blafardes, couvertes d’estafilades. Je relevai la tête, sachant d’avance ce que j’allais voir : la silhouette anguleuse d’une homme d’une trentaine d’années, dont les cheveux d’un blanc électriques brilleraient sous les néons.
Puis la rame s’éteignit, plongeant dans le noir total.
*
Disparition d’un jeune ressortissant français
Nous sommes toujours sans nouvelles de Kaoru Koyama-Loubet, 26 ans, étudiant en thèse d'anthropologie à l’université Keiô depuis 2009. Le jeune homme d’un mètre soixante-dix, aux cheveux colorés en roux, est porté disparu depuis le 26 avril. Il devait se rendre dans son pays d’origine mais n’est jamais paru à l’enregistrement. D’après les images de vidéosurveillance, il serait monté dans le train en direction de Shibuya à la station Ikenoue, puis serait redescendu : la rame était en effet restée à quai à cause d’une panne électrique. On a retrouvé dans la rame une veste de sport contenant son billet d’avion, son passeport ainsi qu’une coupure de journal. La police continue les recherches et travaille en étroite collaboration avec la famille du jeune homme, qui s’est rendue au Japon pour le rechercher. Si vous avez la moindre information, merci de contacter ce numéro.
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