Un papillon à Noël

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Le froid s’était abattu sur la ville ces derniers jours et avait recouvert les rues et les immeubles d’une légère couche blanche au fil des gelées nocturnes. En cette veille de Noël, le petit miracle que les enfants attendaient s’était produit ; des flocons souples et aériens virevoltaient au gré de légères rafales de vent. Cette giboulée incessante commençait à paralyser le trafic routier et contraignaient les habitants du centre-ville à abandonner leurs véhicules pour se déplacer à pied.

De sa fenêtre Vassily observait les badauds arpentant les rues avec précaution, chancelant parfois sur des plaques de verglas. De chez lui il pouvait ressentir le calme qui s’était répandu dans la ville. Il s’était levé tôt, comme d’habitude, malgré l’absence de choses à faire en cette journée particulière. Une tasse de thé fumant à la main, il pensait à ces gens qui couraient les magasins en quête de cadeaux de dernière minute, à ceux qui s’entassaient dans les trains pour aller rejoindre leur famille à l’autre bout du pays, à ceux encore qui prenaient leur voiture pour aller se réfugier dans de luxueux chalets à la montagne. A ces pensées il émit un soupir et s’en alla feuilleter le journal du matin sur son canapé.

Incapable de se plonger avec attention dans les nouvelles dramatiques d’un monde qui allait de moins en moins bien, il leva les yeux et contempla son appartement. Si la décoration qu’il avait mise en place au fil des années donnait, à première vue, un aspect chaleureux à son intérieur, Vassily ne pouvait s’empêcher de ressentir un vide, un silence pesant qui le rendait maussade en ces périodes de fêtes de fin d’année. Le départ en vacances de ses voisins avait encore accentué cette quiétude. Perdu dans ses pensées teintées d’une certaine mélancolie, il posa son regard sur le petit sapin en plastique tout rabougri qu’il avait l’habitude de sortir tous les ans. Cette année encore, il l’avait fait sans grande motivation et il ne put que constater la façon dont il l’avait décoré qui n’était pas très harmonieuse.

Le cri d’une passante visiblement victime d’une malencontreuse et involontaire glissade le sortit de ses réflexions. Il se leva brusquement et marcha dans tout l’appartement sans savoir exactement ce qu’il voulait faire. Revenu au milieu de son salon, il se dit qu’il ne pouvait plus supporter cet isolement et se donna pour consigne de trouver quelque chose à faire pour la soirée. Un cinéma, une pièce de théâtre, un concert ? L’offre culturelle de cette grande métropole lui assurait de ne pas rester terré chez lui s’il le voulait vraiment. Il se concentra quelques minutes et se força à réfléchir à ce qui lui ferait véritablement plaisir. « Un bon restaurant », se dit-il enfin. C’est de ça dont il rêvait. De la bonne cuisine dans un bel endroit, cosy, accueillant. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas offert ce petit luxe. Il était temps de s’accorder un bon moment.

Le soir venu, il prit la direction de l’un des meilleurs restaurants gastronomiques de la ville. Il avait eu de la chance, une chance de cocu s’était-il fait la réflexion, amer, et avait pu bénéficier de la défection tardive d’un jeune couple. Il avait pris le soin de bien s’habiller pour l’occasion. Il était particulièrement fier de l’élégante paire de souliers qu’il avait enfilée. Dans la rue, il veillait à marcher là où la neige avait fondu pour ne pas les abîmer.

La soirée au restaurant lui apporta un peu de réconfort bien qu’un sentiment de tristesse l’envahit à plusieurs reprises. Il regardait les gens autour de lui et se demandait si certains l’observaient quand il avait le dos tourné. Est-ce qu’il était un sujet de moqueries pour ces gens venus en famille ou en couple alors que lui était là, seul face à son assiette et sa coupe de Champagne ?

Il était onze heures passées lorsqu’il enfila sa pelisse et sortit du restaurant. Le menu l’avait ravi. Le plaisir de la bonne chair l’avait mis en joie le temps de cette petite parenthèse. Dehors, le ciel avait visiblement décidé de laisser la ville entière dans le calme en déversant des flocons de neige plus denses et froids, empêchant ainsi tout moyen de transport à moteur de vrombir en cette douce nuit de Noël.

Vassily décida de longer les quais pour rentrer chez lui afin de jouir du spectacle de la neige se posant délicatement sur les eaux tourbillonnantes du fleuve. En chemin, il s’arrêta un instant pour contempler la vue. Les lumières de la ville se réverbéraient sur l’étendue liquide qui se couvrait peu à peu d’une traine blanche. Soudain, il sentit quelque chose frôler son visage. Il eut un mouvement de recul brusque. Il secoua la tête et regarda autour de lui à la recherche de cet « objet volant non identifié ». C’est alors qu’il aperçut un papillon. Oui un papillon en plein hiver. Il écarquilla les yeux pour être bien sûr de ce qu’il voyait là, tournoyant autour de lui. Un joli imago dont les deux ailes principales étaient vertes avec quelques petites pointes de jaune. Les deux petites ailes arrière tendaient plus vers un rouge carmin. Deux petits cercles jaunes entourés de noir complétaient la « robe » de ce petit chef d’œuvre de la nature.

Le papillon se stabilisa en vol au niveau du regard de Vassily, comme s’il voulait lui parler. L’homme n’en revenait pas. Il avait presque envie de prendre le petit insecte dans ses mains mais n’osa pas bouger de peur de rompre la magie de ce moment. Le papillon tournoya sur lui-même puis vint se poser sur l’épaule de Vassily qui tourna la tête sur sa droite pour observer la petite chose. Puis le papillon reprit son envol, fit le tour de la tête de Vassily et se posa sur le bout de son nez. Là encore, le pauvre bougre eut un mouvement de recul puis sentant que l’insecte s’agrippait à la protubérance nasale, il resta là debout, coi, louchant légèrement pour regarder la forme ailée fermement fixée sur son promontoire. La situation lui paraissait à la fois cocasse et gênante. Il avait sans doute l’air totalement ridicule. Mais heureusement, à cette heure, les quais n’étaient pas très fréquentés.

Le papillon délaissa finalement le nez de Vassily pour reprendre sa danse aérienne. Il fit des va-et-vient devant l’homme élégamment vêtu qui, bien qu’âgé d’une quarantaine d’années seulement, en paraissait dix de plus, usé par la solitude et la nostalgie de temps plus heureux.

Le papillon élargissait ses va-et-vient et faisait d’incessants allers-retours entre Vassily et les escaliers situés à quelques mètres de là. Ces escaliers donnaient sur une petite plateforme, une sorte de quai miniature où quelques petits bateaux pouvaient faire escale. Vassily observait le manège sans comprendre ce qui se passait. Est-ce que le papillon voulait lui dire quelque chose ? Devenait-il fou en s’imaginant qu’un insecte pouvait lui tenir une conversation silencieuse ?

Vassily jeta un œil inquiet autour de lui pour s’assurer que personne n’assistait à cette scène étrange. Puis, il décida de se diriger vers les escaliers. Le papillon tournoya autour de lui puis vola en contrebas des marches, vers un petit renfoncement sur la gauche de la plateforme. Vassily soupira et se dit qu’il devait être en train de rêver ou bien qu’il était devenu fou. Il descendit pourtant les marches dans la direction que semblait indiquer le papillon. Il faisait assez noir en bas. Les réverbères des quais n’éclairaient plus l’extrémité de la plateforme. Il tâtonnât au début puis décida de sortir son téléphone portable pour voir où il mettait les pieds. Il farfouilla dans la poche intérieure de son manteau pour se saisir de l’objet. Puis quand il redressa la tête, il s’aperçut que le papillon avait disparu. Il regarda tout autour de lui. Plus rien. Pas de trace de l’insecte.

Un léger couinement émergea de la nuit noire et silencieuse. Vassily tendit l’oreille en direction du renfoncement plongé dans l’obscurité. Il s’avança prudemment à l’aide de son téléphone et remarqua que le bruit étrange qu’il venait d’entendre s’intensifiait. Cela ressemblait à un animal. Vassily s’arrêta, pris d’une légère crainte de tomber nez à nez avec une bête hostile. Puis une nouvelle complainte aigüe se fit entendre. Ce n’était pas un gémissement de colère mais plutôt l’expression d’une souffrance.

Vassily se rapprocha doucement de l’origine du bruit et le faisceau de lumière de l’écran de son téléphone mis au jour une petite boule de poils, toute tremblante et blottie contre le mur. Le petit être vivant émis de nouveau un gémissement qui serra le cœur de Vassily. L’écran du téléphone pointé sur la masse vivante et tremblotante révéla un petit chiot dont les yeux craintifs fixaient Vassily. Ce dernier se mit instinctivement à parler au jeune chiot d’une voix aussi douce qu’il put. Il hésita à tendre sa main vers l’animal de peur d’une réaction agressive de sa part. Il déploya son bras puis sa main le plus lentement possible tout en continuant à parler au jeune chien. Il approcha le creux de sa main vers l’animal, doucement, de façon que celui-ci la renifle. Le chiot eu d’abord un mouvement de recul. Vassily resta immobile, main tendue tout en poursuivant son monologue rassurant. Le chien finit par approcher son museau de la main et sans doute rassuré par les bonnes odeurs qui s’étaient incrustées dans les plis de la peau de Vassily lors de son dîner, il commença à la lécher.

Vassily sourit. « C’est bien mon grand », dit-il au chiot. L’homme bougea légèrement les doigts de sa main pour essayer de gratouiller le menton de l’animal qui se laissa faire. Puis il entreprit de le caresser doucement sur la tête, ce que le chien accepta. Cinq minutes passèrent ainsi où Vassily, les yeux étincelants et le sourire aux lèvres pris autant de plaisir à caresser l’animal que ce dernier en prenait à recevoir de l’attention.

Ne réfléchissant même pas à ce qu’il faisait, Vassily enleva sa grande écharpe en laine et entrepris d’envelopper le jeune chiot dedans. Rassuré par l’attitude de l’homme, le petit animal se laissa faire. En deux secondes, Vassily se retrouva debout, le chien bien emmitouflé dans le bout de tissu et blotti dans ses bras. Il prit la direction de son appartement d’un pas pressé.

Pendant les jours qui suivirent, Vassily nettoya, brossa, nourrit le jeune chiot. Il prit rendez-vous avec le vétérinaire le plus proche et acheta tout ce qu’il fallait pour l’animal ; gamelles, tapis, collier et laisse. Il ne s’était même pas posé de questions. Il avait agi naturellement comme si tout cela était évident et normal. Le vétérinaire avait inséré une puce chez le chien qui avait sans doute été abandonné. Ces premiers jours passés avec son nouveau compagnon à quatre pattes avaient ravivé l’entrain et la joie de vivre qui sommeillaient en Vassily depuis des années. Il ne voyait pas le temps passé, trop occupé à requinquer le chien, le mettre en confiance, le promener et jouer avec lui. La petite boule de poils aimait se blottir à ses pieds le soir lorsqu’il se plongeait dans ses lectures ou regardait un film à la télévision. L’appartement de Vassily, d’ordinaire si bien rangé et entretenu, avait quelque peu pris des airs de champ de bataille avec l’arrivée de l’animal. Le calme et le silence ne régnaient plus en maître depuis que le jeune chiot manifestait sa présence ou ses envies de promenades par de forts et vigoureux aboiements. Vassily s’était si rapidement accoutumé à cette nouvelle façon de vivre que l’approche du second réveillon, le plus difficile à passer pour lui, ne l’avait pas plus perturbé que cela. Il n’avait même pas réfléchi à ce qu’il allait faire de cette soirée du 31.

Deux jours avant la date fatidique, Vassily est son ami à quatre pattes entreprirent une grande balade sur les quais et dans le centre-ville joliment décoré. Le maître et son chiot prenaient autant de plaisir l’un que l’autre à ces grandes promenades. Les enfants qu’ils croisaient adoraient caresser le chien et leurs parents, quoique vigilants, prenaient souvent le temps d’échanger deux ou trois mots avec Vassily. Parfois, les discussions suscitées par le chiot s’étendaient et il se retrouvait à raconter comment il avait récupéré le petit animal. Ces interactions, nouvelles, rendaient le jeune maître heureux.

Le parcours qu’il avait choisi de suivre fit passer Vassily et son compagnon devant la vitrine d’une fleuriste qu’il appréciait. Il ne connaissait pas la jeune femme qui tenait la boutique mais l’avait aperçue à plusieurs reprises en compagnie de clients ou occupée à préparer ses commandes. Sans jamais trop se l’avouer, il avait pris plaisir, chaque fois, à observer la silhouette élancée et élégante de la jeune femme. Lorsqu’il passa devant la boutique, elle était dehors, en train de s’occuper de quelques petits sapins naturels qui lui restaient. Le chiot, attiré par l’odeur des résineux, tira brusquement sur sa laisse et entraîna Vassily vers la propriétaire de la boutique au point qu’il failli lui rentrer dedans. Il s’écarta de justesse mais ne put éviter de lui attraper le bras lorsqu’il se sentit vaciller sous la force d’attraction du chien. La jeune femme surprise se demanda ce qui lui arrivait mais dès qu’elle vit le fougueux chiot affairé avec le tronc de l’un des sapins elle sourit et tira sur le bras qui s’était agrippé à elle pour empêcher l’homme inconnu de tomber.

Vassily se redressa et, contrit, leva les yeux vers la jeune femme. Ses yeux rencontrèrent le sourire de la fleuriste puis son regard, étincelant. Elle riait franchement de la situation. Encore plus gêné, Vassily sentit ses joues s’empourprer et baissa la tête vers son ami à poils. Le petit chiot regarda alors son maître, la langue pendante et les babines relevées comme s’il souriait lui aussi. Il gratifia Vassily et la fleuriste d’un aboiement satisfait.

― Il est adorable votre chiot, dit la jeune femme.

― Ah oui ? Vous trouvez ?

― Oui, vraiment mignon. Il vous ressemble, rit-elle. Vous ne l’aviez pas avant, cette irrésistible peluche ?

A cette remarque, Vassily se demanda si la jeune femme l’avait remarqué, lui le pauvre solitaire triste, qui aimait passer devant cette petite boutique quand il se baladait en ville. Il observa une petite lueur d’espièglerie dans le regard de la fleuriste. Il lui sourit, d’un sourire sincère mais gêné. Elle lui offrit son plus beau sourire en retour.

Cet après-midi-là, la discussion entre les deux inconnus se poursuivit de longues heures autour d’un thé de Noël au café d’à côté.

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