Rojas
Tout le monde se presse le lundi soir. La routine. Dix-sept heures trente, c’est la sortie des cours. Une foule de jeunes agacés, éreintés – je connais la plupart de ces visages, au moins de vue, je pourrais lister leurs noms, prénoms, nombre d’abonnés Instagram – se masse vers le portail grand ouvert, vers la libération, vers cet immense brouillard narcotique formé par les dizaines de clopes qui s’allument simultanément. Au milieu de tout ça, les profs se saluent d’un geste las, les pions regardent leur montre et les dealers font leur tournée, entourés d’une meute d’élèves aux propos incohérents.
On est lundi et je suis déjà crevé.
Après m’être éloigné du brouhaha, je pose d’un geste que j’espère décontracté mon sac par terre et vérifie les notifications sur mon portable en attendant que quelqu’un me rejoigne.
— … se volatilisent.
Une voix de fille. Je relève la tête et aperçois en face de moi Da Costa en pleine conversation avec Hannah. Lui est géant ; elle minuscule, et elle semble parler à son torse, trop fatiguée pour lever la tête et le regarder dans les yeux.
— Qu’est ce que vous dites ?
Da Costa hoche la tête et me sourit, un peu perdu mais content.
— Les élèves se volatilisent, répète Hannah en fixant mes chaussures.
Je fronce les sourcils. Qu’est-ce qu’elle raconte ? Mais elle ne semble pas vouloir clarifier ses paroles alors Da Costa ajoute :
— Elle dit que certains ne sont pas venus en cours depuis des jours, des semaines même.
— Et ?
— Ils ne sont même plus actifs sur les réseaux. Sur aucun réseau.
— Sérieux ?
À présent, je me sens vaguement inquiet pour eux. Il y a des tas d’élèves qui finissent par laisser tomber, surtout avec le stress des épreuves, mais des élèves qui disparaissent pour de vrai… Dans notre ville ? Jamais entendu parler… Et puis merde, comment peut-on s’envoler comme ça ?
— Tu veux dire qu’ils ne parlent à plus personne ?
Hannah acquiesce en silence. J’essaie de m’imaginer à leur place, seul, sans amis, coupé du reste du monde. Mais qui sont-ils ? Sûrement ces fous qui passent leur journée derrière leur PC, au mépris de toute forme de vie sociale. Bah…
— Des rumeurs, c’est tout, murmure Da Costa en s’allumant une cigarette.
— Ah oui ? s’agace Hannah en le repoussant du poing. Tu veux des preuves ? Regarde ce gars en terminale 4. Quentin Je-sais-plus-qui… il n’a pas posé un seul pied au lycée depuis une dizaine de jours.
— Il s’était fait giflé par une espèce de tarée à la sortie des chiottes, dit Da Costa en ricanant. Le pauvre… il était tout maigrichon en plus, ça a dû l’envoyer aux étoiles pour le reste de la journée.
Hannah le fusille du regard. Je ne me rappelle pas du tout de cette histoire.
— La tarée en question s’appelait Candice et a expliqué dans une vidéo que ce Quentin était pote avec le type qui avait violé une cinquième à l’internat, juste avant les vacances d’hiver.
— Et alors ? lance Da Costa en lui soufflant sa fumée à la figure.
— Les prédateurs vivent en meute, c’est connu. Il y a deux semaines, Quentin a essayé d’agresser Candice dans un couloir pendant la pause du midi.
Je secoue la tête :
— J’étais dans la classe de ce Quentin l’année dernière et c’était le genre de mec à se pisser dessus dès qu’on lui adressait la parole. En tout cas, jamais il aurait fait un truc pareil…
— Candice a dit que…
— Candice est une nympho qui baise tout ce qui bouge, intervient Da Costa, visiblement agacé par la tournure que prend la conversation. Elle a dû se mettre au défi de le dépuceler, ou alors voulait-elle ajouter un Q à son alphabet, et ça a raté, donc Madame a voulu l’humilier publiquement pour se venger. C’est pitoyable !
— N’importe quoi ! s’horrifie Hannah. (elle se tourne vers moi) Rojas, défends-moi un peu !
Je hausse les épaules, perdu dans mes pensées. Hannah soupire.
— Ce type est un gros porc et il a eu tout ce qu’il méritait. Après les explications de Candice, la moitié du lycée a bloqué son compte Instagram, l’autre moitié l’a signalé. Il a tellement paniqué qu’il a lui-même supprimé tous ses réseaux et depuis, plus personne n’a eu de nouvelles de lui. J’espère qu’il est en train de chialer dans son coin en pensant à ce qu’il a fait.
Da Costa jette sa cigarette par terre d’un geste rageur et ne prend même pas la peine de l’écraser.
— Ma fille, faudra pas t’étonner si dans deux ou trois jours, on apprend que le mec a sauté d’un pont. Allez salut.
Il s’éloigne d’un pas remonté et disparaît dans la foule. Hannah se tourne de moi, comme pour que je témoigne de ce qui vient de se passer.
— Pourquoi il est énervé comme ça ?
— Il est célibataire depuis une semaine.
— Ah bon ? J’avais oublié…
Je me demande comment elle a pu zapper un scoop aussi gros. Ou alors fait-elle semblant… ce qui serait encore plus intéressant.
— Arrête de me regarder comme ça ! proteste-t-elle en s’éloignant à son tour. Qu’est ce que vous avez tous aujourd’hui ?
Je m’apprête à lui lancer une pique un peu trop facile et me résigne au dernier moment. De toute manière, elle ne m’aurait pas écouté. J’observe les alentours, cherchant désespérément un visage familier auquel m’accrocher, pour ne pas avoir l’air du con qui attend son ami imaginaire et puis je constate avec stupéfaction que je vais peut-être devoir rentrer seul chez moi.
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