Murphy
Seule. En dessous de moi, les flots fous furieux de la rivière, les remous qui forment des tourbillons dangereux, les vaguelettes qui s’écrasent sur les galets noircis par l’obscurité naissante, et l’eau, froide et glauque. On l’appelle la rivière hurlante, parce qu’elle serait hantée par les cris de ceux qui en avaient assez de la vie et qui, un beau soir, ont grimpé sur le rebord du pont, exactement là où je me trouve, et sans un dernier adieu à la vie, ont sauté.
J’écoute encore quelques instants le bruit de l’eau, ce grondement colérique que je connais si bien, que je partage, en réalité. La rivière et moi, on se comprend presque. Je lui raconte mes malheurs et en échange, elle m’offre ce qu’elle a de plus précieux : le secret.
J’aime venir ici après les cours. Comme si j’étais dans un entre-deux mondes, le temps de quelques minutes. Sans m’en rendre compte, je me mets à sourire. La circulation est dense, ce soir. Les voitures s’arrêtent de mauvaise grâce pour laisser passer les nombreux élèves amassés aux bords des passages piétons. Le chauffeur chauve d’un bus plein à craquer force le passage. Sur le trottoir, figés entre le vide et la route, les gens se pressent et regardent le sol.
Je pourrais sauter ; ils n’en auraient rien à foutre.
Rémi et Mathis m’ont proposée de les suivre sous le petit préau du parc. J’hésite encore. À chaque fois, malgré leurs promesses, ils se mettent à fumer leur herbe et ça empeste tellement que je me retiens de vomir. Et après ça, ils se mettent à raconter leurs conneries habituelles, à moitié shootés par la weed, bêtement heureux de ne plus être en cours et inconscients du fait que demain, tout recommencera, parce que ne sommes qu’au début. La semaine promet d’être longue.
À l’entrée du pont, Serena traverse la route, juste devant un motard lancé à pleine vitesse qui fait un écart au dernier moment. Elle ne semble même pas le remarquer. Cette fille est complètement tarée. Je lui fais signe, chose totalement inutile puisqu’elle est venue exprès pour me voir. D’habitude, elle traîne toujours avec ses « potes » (principalement des mecs, bruns et musclés de préférence), tellement nombreux que je ne sais même pas comment elle parvient à retenir tous leurs prénoms. Serena est comme ça : elle loue ses relations, ses amants, jusqu’à qu’ils ne lui soient plus utiles. Sauf moi, qui doit être sa seule véritable amie. De longue date.
Tout en s’approchant, elle farfouille dans son sac, trouve un papier, le prend en photo, essaie de parler à son téléphone – un message vocal, j’imagine –, peste et fait de grands mouvements énervés, sûrement parce qu’il y a trop de bruit et que sa voix est inaudible, écrit quelque chose sur son téléphone et le range dans la poche arrière de son jean cinq mètres avant d’arriver à mon niveau.
Je ne prends même pas la peine de lui dire salut. Avec elle, ce serait superflu.
— J’ai un problème, embraye-t-elle.
Je croise les jambes, pas vraiment étonnée. Serena et les problèmes…
— Grave ?
Elle fait la moue. Grave, donc.
— Je suis désolée, s’excuse-t-elle d’avance.
— Je sais.
J’aurais pu la réconforter, si seulement j’avais la moindre petite idée de ses tracas. Mais ça fait partie de notre contrat d’amitié : nous avons chacune suffisamment de problèmes dans nos vies pour ne pas impliquer l’autre. Je sais donc que Serena a des problèmes, des problèmes importants, certainement liés de près ou de loin à la drogue. Mais c’est tout. À vrai dire, je crois que je ne préfère même pas tout savoir.
Nous nous regardons pendant quelques secondes, sans un mot. Ses yeux bleus sont un gouffre insondable. Elle s’assoit à côté de moi. Elle ne s’était encore jamais assise sur le rebord de ce pont.
— Je peux dormir chez toi ce soir ?
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