Christian
Fin typique de soirée : je fume et je bois et je bois et je fume jusqu’au moment où un bloc noir remplace mes souvenirs désincarnés. Le reste demeure plongé dans un brouillard protecteur.
Quand je reviens à la réalité (dure réalité, toujours), j’ai une sacrée gueule de bois et je me rends compte que je ne porte plus ma veste Christian Dior, l’édition limitée que mon grand-père paternel avait obtenu pendant un voyage d’affaire. Je me frotte le front et comme ça ne suffit pas à m’éveiller, je me mets à donner des coups de plus en plus forts sur mon crâne, ne réussissant qu’à empirer ma migraine. Je repense à ma veste et me demande qui est le bâtard qui me l’a piquée.
Je suis dans un salon qui empeste la beuh et le brûlé. Un obèse en caleçon roupille sur le tapis, à côté d’une flaque d’alcool. Ses vêtements pleins de vomis sont roulés en boule à côté de lui. D’autres étrangers somnolent sur le canapé, dont une fille qui n’a visiblement pas réussi à enfiler correctement la bretelle de son soutif. Un pauvre gars a improvisé un matelas avec des coussins. Un thon ronfle sur une chaise en plastique, sous un monticule de couvertures. Tout au fond de la pièce, un type joue à un jeu sur son portable. L’écran bleu donne à son visage un aspect cadavérique. L’allure de ce garçon m’agace, m’exècre, alors je me fonce dans sa direction et une fois face à lui, je l’attrape par le col avant de lui gueuler dessus :
— Tu saurais pas où est ma veste ?
Le mec essaie de se débattre mais il est trop faible pour se dégager de mon étreinte.
— Non… je ne sais pas. Arrête !
Je décide de continuer.
— Mytho ! (je le secoue) T’es le seul qui dormait pas. Où est ma veste ?
— Lâche-moi ! Lâche-moi je te dis ! J’ai mal.
Normal que tu aies mal, c’est le but, abruti.
— Réponds ou j’explose ta sale tronche.
En principe, ce genre de menaces fonctionne parfaitement, mais le gars est visiblement innocent parce qu’il continue à chouiner. Pitoyable. Je le lâche et il s’effondre avant de me regarder d’un air choqué.
Je n’ai plus rien à faire ici.
Sur le chemin du retour, je me dis que j’ai peut-être couché avec une fille – peut-être même deux, ma bite est aussi douloureuse que si un rouleau-compresseur était passé dessus – mais me demande la raison de cette curieuse irritation à l’anus. Un chien aboie, j’aboie plus fort que lui et il s’enfuit. J’aime quand la ville retient son souffle, la nuit.
Je rentre chez moi vers sept heures du matin et je file directement dans la salle de bain. Je vomis pendant une heure ou deux (l’envie ne part pas même quand j’essaie, désespéré, de mettre les doigts) m’endormant par intermittence sur la cuvette. Quand je commence à aller mieux (je sue abondamment), je me déshabille, m’allonge nu sur le lit et fume un joint ou deux avant d’ouvrir la fenêtre en grand parce que je trouve qu’il fait vraiment chaud. J’essaie de consulter mon téléphone mais il semble éteint – ou déchargé. Je finis par m’endormir mais au beau milieu de la nuit, ou du matin, je crève de froid, je dois refermer la fenêtre et me blottir sous la couette en flanelle et je suis agité de tremblements incontrôlables.
À onze heures trente, Bob vient me réveiller et déclare que mes parents m’attendent dans une demi-heure au Néfertiti, pour fêter leur retour. Je ne sais pas depuis combien de temps ils sont partis ; cette idée me plonge dans une affreuse confusion. Bob pose une tenue au bas du lit : pantalon Prada bleu marine, haut Hermès clair, rien d’exceptionnel, avant de me jeter un regard désapprobateur. Comme Bob a ouvert les volets en grand, la luminosité (ciel gris, temps de merde) me pique les yeux et m’empêche de me rendormir. Je me lève et pars prendre une douche glacée. Bob me donne du Paracétamol et vérifie que je l’avale. Il stresse parce que nous risquons d’être en retard. Puis il m’implore d’aller m’habiller. Dans ma chambre, je fume un autre joint et me prépare mentalement au repas qui m’attend. J’aimerais avoir une cape d’invisibilité et disparaître de ce monde, le temps d’une journée.
À 11h56, Bob m’envoie un message : Je vous attends dans la voiture. Je m’accorde deux minutes de plus pour mâcher un chewing-gum à la menthe (plus le temps de me brosser les dents) et observer la mouche vibrer à l’agonie dans la toile d’araignée à côté de mon lit.
Il est midi pile quand nous partons et Bob annonce simplement que « Nous sommes en retard » d’une voix désappointée. Papa ne lui versera sûrement pas de prime ce mois-ci et je devrais culpabiliser parce que c’est de ma faute, sauf que je n’éprouve aucun remord.
Le Néfertiti est le restaurant chic préféré de mes parents, en plein centre-ville, le lieu par lequel ils transitent obligatoirement avant de revenir à la maison. Je n’aime pas cet endroit, tout y est guindé et affecté, même les mots ont des sens cachés. C’est une antre à bourgeois, qui m’a vu grandir et maintenant, j’aimerais juste qu’elle ne me voit pas vieillir. J’aurais trop peur de me transformer en gros lard bouffi de prétention ou en vampire insensible comme Papa.
Je laisse Bob ranger la voiture et entre à l’intérieur. Un portier me salue par mon nom de famille « C’est un plaisir de vous voir, Monsieur Descartes », et veut me débarrasser de ma veste mais je l’ignore et poursuis ma route. Mes parents sont à la table habituelle. Deux de front : je vais devoir m’asseoir en face d’eux. À voir l’absence de carte sur la table, j’imagine qu’ils ont déjà commandé pour moi.
— Tu es en retard, siffle Papa en tapotant sa Rolex.
— Christian… commence Maman d’une voix lointaine, mais la suite de sa phrase meurt sur ses lèvres.
— La soirée s’est terminée tard, expliqué-je en prenant place.
Papa me regarde – mais analyser serait le mot le plus approprié – en fronçant les sourcils. Ses yeux sont deux glaçons gris-bleus. Les rides sur son front se sont encore creusées et sa calvitie s’est agrandie. Il devra bientôt poser des implants. Je lui rends son regard d’un air égal. À ses côtés, Maman sirote un verre de champagne presque vide et pince ses lèvres en m’observant d’un air absent. Je me demande si elle me voit vraiment.
— Notre voyage s’est bien passé, annonce Papa (il attendait visiblement que je le questionne là-dessus). São Paulo est une ville… intéressante. Pleine d’opportunités. Ta mère a particulièrement apprécié, n’est-ce pas Miranda ?
L’apostrophe fait sursauter Maman qui se tourne vers lui en clignant des yeux, puis vers moi et répond :
— Oh oui, j’ai adoré le Mexique.
— As-tu des nouvelles de ton frère ? interroge Papa après un silence de quelques secondes.
Je secoue la tête en signe de dénégation et me sers un verre de champagne. Il me regarde faire sans un mot. Maman, elle, semble plongée dans la contemplation d’un point imaginaire au-dessus de ma tête.
— Rutger voyage beaucoup, apparemment, déclare Papa en faisant des plis avec sa serviette. Mais il travaille peu. J’ai cru comprendre qu’il voulait suivre mes traces dans le monde des affaires mais cet imbécile passe plus de temps à la plage avec ses sirènes à gros nichons et ses copains au petit QI qu’au bureau à négocier des contrats.
— Ruty profite de la vie, susurre Maman d’un air rêveur (elle se ressert du champagne).
— Ton Ruty-chéri est un branleur, objecte Papa. (puis à moi :) À ce que m’a confié Bob, tu manifestes beaucoup d’intérêt à reproduire les erreurs de ton grand frère. Ai-je tort ?
Je baisse les yeux. Je suis toujours crevé et la transpiration recouvre peu à peu mon crâne. Foutue gueule de bois.
— J’ai entendu parler d’un certain… scandale, en cours de chimie, poursuit-il inexorablement. Je n’aime pas trop que mes fils se donnent en spectacle de la sorte.
— Je suis désolé…
— Que pensent les profs de toi ?
Le serveur passe et nous sert l’entrée. Maman le fixe avec insistance et quand il pose son assiette devant elle, elle lui touche le bras en souriant. Le serveur rougit, nous souhaite bon appétit et se retire avec précipitation. Le visage de Papa reste de marbre, mais je suis sûr qu’il a surpris son geste.
— Je ne sais pas, répliqué-je en tapotant la nappe. Ils ne m’ont pas dit.
— Moi je sais. Ils disent que tu ne rends jamais tes devoirs, que tu ne révises pas tes contrôles et que tu sèches les cours qui t’ennuient. Plus grave encore, ils affirment que tu ressembles de plus en plus à ton frère. Que tu te montres méprisant avec les autres élèves et avec les enseignants, que tu cherches toujours à te faire remarquer, que tu provoques tout le monde, que tu craches sur ceux qui ne te plaisent pas. Tu as été impliqué dans plusieurs règlements de compte. Une fille affirme que tu la harcèles. Le proviseur envisagerait même une exclusion. Définitive. Tu comprends ce que je dis ?
— Ils exagèrent. Et je ne harcèle pas cette fille.
— Si tu te fais exclure, ne serait-ce que quelques jours, ce sera fini pour toi. On ne sera plus là pour t’aider. Tu devras te débrouiller. Seul. Je ne veux pas reproduire les même erreurs qu’avec Rutger.
— Vous allez m’abandonner ? paniqué-je en me redressant sur ma chaise.
— Ruty, ne dis pas de bêtises ! proteste Maman.
— Je ne veux pas que mes fils soient faibles, continue Papa. Les faibles ne servent à rien, ils plient l’échine et sont au service des grands. Nous ne sommes pas ce genre de personnes.
— Je ne suis pas faible, grommelé-je à mi-voix.
Il se met à rire. C’est un rire moqueur, cruel. Quelque chose au fond de moi crie à l’aide.
— Je dois aller aux toilettes, dis-je en me levant précipitamment.
Assis sur le couvercle fermé de la cuvette, je fume quelques taffes sur une cigarette (je ne veux pas déclencher le système incendie) en me massant le crâne. Ma gorge est en feu. J’essaie encore de me faire vomir mais mon estomac est désespérément vide et je ne crache qu’un épais filet de bave. Je jette ma clope à moitié entamée dans la cuvette. Je tire la chasse et me passe de l’eau sur le visage en répétant sans cesse « ça va aller, ça va aller », comme une prière.
Quand je reviens dans la grande salle, l’entrée est partie sans que je n’y aie touché et mes parents n’ont visiblement échangé aucun mot depuis mon départ.
— Comment va ta copine ? interroge Maman.
— Je n’ai pas de copine.
— Oh, fait Maman d’un air désolé.
Elle plisse alors le nez et me foudroie du regard :
— T’as fumé ?
— Non.
— Tu sens le tabac…
— J’étais avec des potes qui fumaient, hier.
— Ah. Bien, bien. Je suis contente pour ta copine, vraiment.
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