Rojas
— Rojas est bourré.
— Non, je suis content.
Cette discussion, je l’ai déjà eu un bon millier de fois. Les jeunes ne boivent pas, ils s’amusent. Les jeunes ne sont pas ivres, ils sont euphoriques.
Chez Sami Lesage, il doit avoir une vingtaine de personnes, peut-être une trentaine en comptant ceux qui font la queue devant les toilettes et ceux qui sont dehors parce qu’ils n’ont pas le temps de faire la queue. Les parents de Sami ont un bungalow en bas des Collines, avec à l’intérieur une grande véranda, baie vitrée donnant sur les villas qui s’alignent en haut de la vallée, enceintes énormes et minibar où l’alcool coule à flot. Sami aimerait que sa maison devienne un Palais des Soirées, selon ses propres mots. Cet été, il a prévu d’organiser un marathon de deux semaines où s’enchaînent les soirées, parce que ses parents sont en vacances. Je pense que c’est une idée dangereuse, mais ça me plaît.
— Mortel, gueule Hannah dans mes oreilles.
— Cool, répond Da Costa à côté d’elle.
Nous avons improvisé deux banquettes avec des planches de bois et des matelas, de façon à encadrer la piste où dansent une douzaine de personnes et permettre à d’autres (les plus petits, en fait), de monter debout dessus et arroser les danseurs avec de la bière. Je trouve le concept assez stupide mais je ne dis rien pour ne pas gâcher l’ambiance.
— Où sont tes parents ? demandé-je à Sami.
Il secoue une bière, l’ouvre et asperge les danseurs sur la piste avec le jet.
— En Bretagne ou en Normandie. Voir la famille, tu sais.
Je regarde la véranda qui ressemble désormais à une petite discothèque et crie pour couvrir la musique assourdissante :
— Je me sens vraiment bien !
Il hoche la tête et me tape le dos avant de lever sa bière et brailler quelque chose. Plusieurs gars dansent torses nus pour ne pas tâcher leurs vêtements avec la bière et sur les banquettes, plusieurs filles plus âgées que nous ont enlevé leur haut et gesticulent en soutien-gorge parce qu’il fait très très chaud (je ne crois pas Sami qui m’affirme que le thermostat plafonne à dix-huit degrés). Sami a l’air très content que des filles en soutien-gorge dansent dans sa véranda, parce qu’il sort son téléphone et filme quelques instants la scène avant de poster la vidéo, d’un air satisfait. Après ça, il s’envoie un shot et commence à profiter du moment.
Quelques couples se forment et disparaissent dans les chambres. Sami n’aime pas que les gens s’isolent pour niquer, il dit que ça ruine l’ambiance. Une fois, il a trouvé du foutre sur son coussin et ça l’a tellement dégoûté (il assure que cet acte était délibéré) que maintenant, il met des housses blanches sur tous les draps et sur tous les coussins. Malgré tout, le fait de disposer de chambres séparées (ses deux sœurs étudient à Toulouse et en Chine) est un vrai plus et permet d’attirer plus de monde.
Sami me dit de compter le nombre de couples formés ce soir pour inscrire de nouvelles barres sur le mur de sa chambre. Il y a dix-huit barres et Sami vise les vingt ce soir. Je lui demande ce que ça lui fait de se dire qu’une vingtaine de personnes ont potentiellement eu un rapport sexuel sur son propre lit.
— Je me sens comme Cupidon… t’imagine même pas la tension sexuelle qu’il y a dans cette chambre.
Non, je n’imagine pas et je ne veux pas savoir.
Nous sortons à la lueur des étoiles. En frissonnant, Sami allume un joint et me le tend parce que je dois savoir quel effet ça a. Je tire une taf, une seule, et souffle aussitôt la fumée en grimaçant. Sami insiste : je dois inspirer la fumée, la sentir envahir mes poumons. Sinon, ça revient à assécher la mer avec une passoire. Je ne saisis pas la métaphore mais je suis ses conseils et je précise que c’est juste pour goûter, que je ne suis pas ce genre de personne. « Quel genre ? » il demande et j’inhale la fumée.
À l’intérieur, les quelques survivants (les célibataires, en fait) ont décidé de reproduire un match de quidditch. Ils chevauchent des balais et lancent des sorts avec des bouteilles de bière vides. Puis quelqu’un déclare qu’il faudrait des chapeaux de sorcier pour compléter le tableau et, vaguement défoncé, je trouve que c’est une idée fantastique alors je dis à Sami de me suivre aller chercher des plots de chantier. Il grommelle, fait quelques pas et s’étale par terre en pouffant de rire.
Sami est mort. Je dois affronter seul ma mission.
J’avais repéré une déviation à l’aller, une petite portion de rue envahie d’engins de chantier, de trous, de béton et de travailleurs immigrés avec des gilets orange. Il fait nuit et par chance, les ouvriers sont partis et ont abandonné les pauvres plots à leur sort.
— Combien de plots je prends ? demandé-je à voix haute.
Comme personne ne me répond, j’en empile une demi-douzaine et jette un œil au ciel étoilé.
— Murphy ? gloussé-je. T’es là ?
Au loin, un chien aboie. Il y a longtemps, je pensais toujours à Murphy quand j’admirais les étoiles.
— Est-ce que tu regardes aussi les étoiles ? Elles sont magnifiques ce soir, non ?
Je ne pense pas que Murphy ait jamais pensé à moi en épiant les constellations.
— Je t’ai bloquée sur tous les réseaux, Murphy. J’imagine que tu n’as même pas remarqué… Je suis tellement… insignifiant, pour toi.
La nuit dessine un visage avec son encre : celui de Murphy.
— Je n’ai jamais voulu tout ça… Mais ta meilleure amie m’a forcé. J’étais obligé d’accepter, obligé, ou sinon elle n’aurait jamais remboursé ses dealers. Oh, je suis tellement désolé !
Nouveaux aboiements, qui proviennent de la rue cette fois. J’aperçois deux silhouettes qui promènent leur molosse le long du trottoir. Tout va bien, ils ne m’ont pas entendu parler seul.
Je ne suis pas fou, c’est l’alcool.
Le chien me couvre de quolibets canins. Je crie « Wouf wouf ! ».
— Alors connard, on parle aux clebs maintenant ? lance un des maîtres.
Je me crispe.
Cette voix…
(chapitre découpé en 2 parties pour faciliter la relecture)
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