Murphy
Il m’attend à l’entrée du parc, adossé contre la statue de Napoléon. Il ne m’a pas vue. Avec sa cigarette, il essaie de faire des ronds de fumée. Quand il y arrive, il regarde le cercle s’évaporer d’un air songeur. Il plisse les yeux (il a des yeux d’un noir de jais, magnifiques) et sa mâchoire inférieure se crispe légèrement, creusant ses joues à la manière des mannequins de mode. Il ne semble pas du tout gêné ou ennuyé d’être seul, c’est comme si le monde autour de lui n’existait pas, comme s’il était invisible. Les autres garçons, dans la même situation, ne peuvent pas s’empêcher de plonger dans leurs écrans, jouer à un jeu d’arcade, envoyer des messages inintéressants, regarder, re-regarder et re-re-re-regarder les mêmes blagues nulles affichées sur leur mur Instagram et esquisser un sourire sans savoir de quoi ça parle. Faire semblant d’être occupés pour ne pas être jugés. Christian porte une tenue impeccable, noire et blanche, chaussures blanches, pantalon noir, chemise blanche, comme un de ces acteurs américains au charisme foudroyant dans un blockbuster d’action. C’est peut-être la grande vérité sur lui : Christian est un personnage de film téléporté dans le monde réel.
— Salut, dis-je d’un air timide en effleurant son épaule.
Il ne sursaute même pas, comme s’il savait que j’étais là, derrière lui, depuis le début. Il sourit. Ses dents sont parfaitement alignées, aussi blanches que sa chemise.
— Salut…
Il jette sa cigarette à moitié entamée et l’écrase d’un coup de talon. Puis il me jauge. Il commence par les chaussures et remonte lentement jusqu’à mon visage. Il acquiesce, comme s’il me validait, et je me sens tout à coup heureuse de lui plaire.
— Tu ne m’attendais pas depuis trop longtemps j’espère ? soufflé-je pour briser le silence gênant qui s’installe entre nous.
Il hausse les épaules et regarde sa montre (la petite aiguille a dû franchir le VIII depuis un bon quart d’heure).
— Non. Le temps d’une ou deux cigarettes. Je n’avais rien à faire de plus.
Quand il bouge son pied, je compte les mégots. Une demi-douzaine, déjà.
— Oh désolée, je m’empresse d’ajouter, je pensais que tu serais en retard alors… je n’ai pas voulu trop m’avancer.
— Aucune importance. Ce sera une soirée sympa. Tranquille mais sympa. Tu viens ?
Lucie Even habite une de ces immenses folies sur les Collines. Alors que nous grimpons la côte sur la route, Christian me parle d’origamis, ces « infimes feuilles de papier que tu plies selon tes désirs pour obtenir quelque chose de si beau, et en même temps de si fragile. » Il finit toujours par jeter ses créations. Je trouve ça dommage et il me dit qu’un jour, il offrira un origami (non pas un simple origami, mais le plus beau des origamis) à son âme-sœur. Ça me rend triste alors il me demande de parler de moi et, comme une pauvre cruche incapable de se vendre convenablement, je lui dis que j’aime bien regarder des séries. Des séries, sérieusement ? Quoi de plus impersonnel ? J’aurais pu évoquer mes dessins, mon piano ou même les paysages crépusculaires que j’adore prendre en photo sur mon téléphone.
Une quarantaine de personnes sont déjà sur place, peut-être plus. Tout autour de la villa Even se déroule un grand jardin tondu à ras et au loin, peut-être, le grand H d’une piste d’hélicoptère. Un chemin de ronde dallé en mosaïque relie le portail grand ouvert au garage composé de deux grosses berlines allemandes, d’un Hummer (sans blague ?) et d’une Lotus rouge décapotable qui me rappelle celle du Cluedo.
À l’intérieur, vaste, luxuriant, éclatant, on a disposé de grosses enceintes dans chaque pièce, qui diffusent toutes en simultanée de la trans à péter les tympans. Je ne serais pas étonnée que les vieux bourgeois à l’autre bout de la vallée l’entendent malgré leur surdité et leurs appareils auditifs défectueux. Il y a tellement de monde dans les couloirs que Christian me prend la main pour me guider jusqu’au salon. Je retiens mon souffle, osant à peine serrer la sienne.
Une certaine Marla plantée derrière le minibar nous propose d’emblée un verre de whisky. Je refuse poliment ; pas Christian, qui me lâche la main. Il sourit à Marla (elle est moche, cette fille) et boit deux ou trois gorgées avant de reposer le verre un peu brutalement.
— Lucie Even n’est pas ici ? interroge-t-il en se retournant.
Marla se dandine exagérément pour replacer ses cheveux en arrière, tout en essayant de bomber le torse pour faire ressortir ses seins.
— Je ne sais pas… Pourquoi tu la cherches ?
Le regard de Christian s’attarde un peu trop longtemps sur la poitrine de cette salope. Je me rembrunis.
— Eh bien, commence-t-il. Pour la voir, tout simplement.
Marla hausse un sourcil.
— Tout le monde veut la voir. Lucie Even est overbookée.
— Je suis un ami, rétorque Christian.
— Comme tous les autres, dit Marla, et elle s’éloigne (bon débarras) vers les joueurs de poker réunis autour de la grande table du salon.
Un gars – ou bien est-ce une fille ? – approche de nous en fixant Christian avec insistance. Il lui tapote l’épaule et récite sans que son visage n’exprime la moindre émotion :
— Tu es bien Christian Descartes ?
Le visage de Christian exprime de l’agacement quand il le voit.
— Non, je suis ton pédé de père.
L’autre émet un ricanement malheureux.
— Tu te rappelles de moi ? Nous avons fumé de l’herbe chez Abel.
L’inconnu essaie d’attraper le bras de Christian, qui se dérobe avec une sorte de grimace de dégoût.
— Abel ? dit-il. Non, je ne me rappelle pas, tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre.
— Mais si ! insiste l’inconnu. Je suis Kris P. ! Oh, je suis heureux que tu sois ici ce soir, ça va être volcanique.
Christian, manifestement excédé, me fait signe de le suivre, mais Kris nous emboîte le pas et continue sa litanie :
— Allez, je sais très bien que tu m’as reconnu. Tu n’as pas à avoir peur, je ne vais pas te…
Christian s’arrête brusquement :
— Écoute-moi bien, espèce de trou-du-cul : JE NE TE CONNAIS PAS ! Tu n’es rien pour moi et je me fiche complètement de ta vie. Tu piges ou t’es trop con pour comprendre ça ?
Kris produit une série de borborygmes.
— Laisse tomber, soupire Christian. Viens Murphy, ce type est flippant.
Il m’entraîne vers une sorte de salon secondaire et je ne peux m’empêcher d’éprouver un peu de pitié pour Kris, qui nous regarde partir d’un air hébété. Trois gars – style rugbymen, crâne rasé, oreilles décollées et nez désaxé – hèlent Christian, qui fait une nouvelle fois mine de ne pas être concerné. Mais un des trois lui bloque la route avec son bras et lui murmure quelque chose à l’oreille en me désignant du doigt, pendant que les deux autres me jettent des regards ostensiblement lubriques.
— Je dois aller aux toilettes, chuchoté-je à Christian, n’ayant pas envie d’affronter les trois étrangers.
Dans la salle de bains, j’essaie de prendre tout mon temps, je me recoiffe dans la glace (heureusement, je n’ai aucun point noir ni bouton blanc ce soir, seulement quelques anciens boutons rouges en cours de cicatrisation, à peine visibles) et j’enlève ma veste pour voir si je présente bien en débardeur, mais je trouve que ce n’est pas vraiment le cas alors je remets ma veste, en espérant ne pas trop transpirer.
Quand je suis de retour, Christian est toujours avec les trois rugbymen qui lui font goûter un mélange inconnu. Un d’entre eux (je n’arrive pas à les discerner) se présente sous le nom de Hubert (je le soupçonne de mentir) et me tend un verre.
— Non merci, je ne bois pas, dis-je, lasse de répéter sans cesse la même chose.
Étrangement, Hubert ne proteste pas ni ne cherche à insister. Un de ses copains évoque un type qui s’est fait troncher par un clebs hors-catégorie il y a même pas une heure et qui est actuellement à l’hôpital, entre la vie et la mort.
— Morale de l’histoire : ne jamais chercher la merde avec un chien, philosophe le troisième.
— On devrait les piquer, ces putains de monstres, rétorque le second.
Je m’apprête à protester mais au regard de défi qu’il me lance, je préfère garder le silence.
— Les chiens sont le meilleur ami de l’homme, insiste le troisième.
— Jusqu’au moment où ils décident qu’ils en ont marre.
Hubert hoche la tête avec circonspection, comme frappé par la profondeur des paroles de son pote. Je continue de sourire pour faire bonne mesure. Je me demande si venir ici était une bonne idée, ou si je devrais m’enfuir en courant tout de suite. Puis je croise le regard de Christian, un regard qui dit « Tout va bien, je suis là » et j’ai presque envie de me gifler pour avoir pensé une chose pareille.
(chapitre découpé en deux pour faciliter la relecture)
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