Rojas
Papa vient me chercher à l’hôpital tôt le lundi matin, vers sept ou huit heures peut-être. Axel, lui et Maman étaient déjà venus me voir hier, mais j’étais tellement crevé qu’ils n’ont réussi à m’arracher qu’un pitoyable « Désolé ». Je crois que Maman a demandé au toubib si j’allais mourir et il s’est mis à rire comme pour se foutre de sa gueule. Ça a énervé ma mère qui a expliqué que j’avais été victime d’une terrible agression et le docteur a simplement hoché la tête et est parti. Maman l’a supplié de rester mais le toubib a décrété qu’il avait des problèmes plus important, notamment deux comas éthylique et une nonagénaire en soins intensifs.
— Une nonagénaire ? a crié Maman, scandalisée. Donc une vieillarde maladive passe avant la santé de mon fils de dix-sept ans ?
Blouse Blanche a répondu avec un grand calme : « Madame, ne vous énervez pas », ce qui doit correspondre à l’avant-dernière chose à dire à Maman quand elle est énervée (la dernière étant :« Calmez-vous »).
— Comment ça ne vous énervez pas ? (je crois qu’elle lui a fait son regard noir) Bien sûr que si je m’énerve ! Votre mémé est déjà à moitié morte, vous le savez très bien ! (Blouse Blanche a essayé de parler, en vain) Même si par miracle, vous la réanimez, elle ne sera plus qu’un zombi à moitié fossilisé qui crèvera d’un AVC dans six mois ! Allons, un peu de logique docteur ! Qui est cette pauvre femme ? Je vous en supplie, emmenez-moi la voir que je la débranche moi-même, que je…
Après, ils ont forcé Maman à partir et ne sont demeurés qu’Alex (manifestement peu à son aise au milieu de toute cette activité, il faut dire qu’il vit en ermite dans sa chambre depuis bientôt quatre ans) et Papa, qui s’est assis sur le rebord du lit et a regardé d’un air pensif le minuscule écran de télévision qui diffusait un reportage sur la faune africaine.
J’ai commencé à me réveiller complètement. Mes blessures me faisaient de plus en plus mal. Liste non-exhaustive des blessures en question : diverses morsures plus ou moins graves sur l’avant-bras droit, dont certaines ont nécessité des points de suture, bien évidemment cousus à vif dans la nuit de samedi à dimanche, au moment où les effets de l’alcool commençaient à disparaître (Je me suis en effet servi de mon avant-bras droit comme d’un os pour éviter que cet espèce de monstre qu’ont lâché Strige et Hurle ne m’égorge. La mâchoire d’acier du chien a broyé mon membre mais selon la radio, rien de cassé, le docteur a parlé de miracle. Et donc, pendant que Shrek grognait et dévorait mon bras, j’ai essayé de le frapper à la gorge à l’aide de ma main gauche encore indemne. Notre prof de SVT nous a dit qu’un coup bien placé pourrait faire suffoquer l’animal, voire le tuer. Mais ce conseil ne doit pas s’appliquer aux bull-mastiffs de soixante kilos parce qu’il a simplement émis un son guttural en resserrant sa prise.), blessures à l’aine gauche sur douze centimètres, avec pansements à changer quotidiennement afin d’éviter tout risque d’infection, douleurs assurées à chaque mouvement du bassin ou du dos (Constatant l’inefficacité de la technique du prof d’SVT, l’esprit noué par l’horreur et ankylosé par l’alcool, j’ai eu l’idée stupide de me retourner sur le ventre et de ramper loin de la bête, qui en a profité pour planter ses crocs dans l’aine et en faire un tartare), griffures « insignifiantes » sur le bas du dos, bleus répartis sur plusieurs points stratégiques de mon corps, arcade ouverte (Quand ils ont rappelé le chien, Hurle a jugé que je n’étais pas assez mal en point et a écrasé son talon contre ma tête, m’assommant sur le coup. Après ça, noir complet.), joue gonflée, bout d’incisive supérieure cassé…
Sur le trajet du retour, je me retiens de gratter – ou griffer, car les démangeaisons sont insoutenables – mon avant-bras et observe d’air vide la circulation autour de nous. La plupart des gens vont travailler et distraitement, je me demande s’il leur est déjà arrivé d’avoir eu envie de mourir, ou s’ils ont déjà perdu des proches. Certainement… Pour calmer la douleur, je pose le plat de ma paume sur les points de suture distendus et je me mordille le côté de la lèvre comme je le fais quand je suis anxieux.
Au lieu d’emprunter la rocade pour rentrer chez nous, mon père s’engage vers le centre et bientôt, la voiture est bloquée dans les embouteillages matinaux.
— Pourquoi tu prends ce chemin ? demandé-je en fronçant les sourcils.
Mon père a sa mauvaise mine : mâchoire crispée, veine furieuse qui danse sur le front, yeux bruns plissés.
— Nous ne rentrons pas directement à la maison, explique-t-il.
— Quoi ?
Il me jette un coup d’œil depuis le rétroviseur.
— Rojas, ces voyous ont failli te tuer. Nous devons porter plainte. Les signaler, faire un portrait-robot, j’en sais rien. Ces types méritent la prison.
Je suis tellement frustré que les mots ne sortent pas de ma bouche. J’émets un vague grognement mécontent et croise les bras.
— Je sais que tu n’as pas la tête à ça, que c’est les vacances et que tu aimerais voire tes amis, enchaîne mon père, impitoyable. Mais je ne changerai pas d’avis.
— Je préférerais attendre un autre jour, expliqué-je en désignant mes pansements (geste qu’il ignore).
— Tu seras débarrassé de ce poids. Après ça, ce sera au tour des policiers de mener l’enquête.
Je me rends compte que mon père ne connaît toujours pas la vérité. Selon lui, Hurle et Strige m’ont attaqué sans raison particulière. Il ne sait pas qu’ils me réclament une dette, il ne sait pas qu’ils recommenceront dès que l’occasion se présentera, il ne sait pas que j’ai gardé toute une nuit un sac rempli de stupéfiants. En fait, il ne sait rien. Comme toujours, il vit dans sa petite illusion d’un monde de gentils et de méchants, dans son film hollywoodien merdique où à la fin, ces mêmes gentils sont des héros et ces mêmes méchants des dévoyés privés de tout pouvoir. J’ai l’impression que mon père ne connaît rien à la vie. Cette idée me plonge dans l’angoisse.
— Nous aurons à parler de certaines choses après ça, déclare Papa alors que la circulation reprend son souffle (On dirait qu’il se place en état de transe bio-conservatrice à chaque feu rouge).
Je garde le silence, même si je brûle de demander des précisions.
— Entre autres de tes petites soirées entre amis, assène-t-il, en insistant bien sur le côté péjoratif du mot « soirée ».
Je me renfrogne :
— Ça n’a rien à voir avec les soirées.
— Peut-être bien. Mais j’aimerais bien savoir pour quelle raison tu t’es retrouvé seul au beau milieu de quartiers… disons mal famés, à minuit passé. Et considérablement alcoolisé, en plus de ça, à ce qu’ont constaté les ambulanciers.
Je ferme les yeux. Pourquoi n’existe-t-il pas d’option : « S’extraire de la réalité » ? Se téléporter dans un monde parallèle, dans un continuum espace-temps différent, au Paradis ou dans le monde des Bisounours ?
Je voulais voler des plots de chantier pour les mettre sur ma tête et jouer aux sorciers avec, pensé-je, mais ce n’est évidemment pas une réponse appropriée.
— Je croyais que dans vos petites soirées, vous veilliez les uns sur les autres comme le font de vrais amis.
— C’est de ma faute, je suis parti sans prévenir les autres.
Un mensonge : Sami était au courant et n’a rien fait pour m’en empêcher. Mais il n’avait aucune raison de le faire. On voulait juste s’amuser.
— Et il a fallu une heure aux autres pour découvrir ton absence, consulter ta localisation et venir te chercher. Je suis encore étonné qu’ils aient eu la présence d’esprit d’appeler une ambulance.
Inutile de jouer à ce jeu avec mon père, je le sais pertinemment. Il est énervé, survolté, il veut à tout prix avoir le dernier mot. J’ai forcément tort, et il a forcément raison.
Papa se gare devant le commissariat et je sors de la voiture avec la désagréable impression de ne pas être la victime de l’histoire, mais le coupable.
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