Rojas
Non. Oui. Peut-être. Si ? D’accord. Finalement non. Parce que. Oui. Je sais. Non. Je ne sais pas. Personne ne sait. En fait… Voilà. C’est ça. Heu… Je crois ? Ah. Oh ! Mince mince mince. Bon…
Hôpital. Retour de Mister Blouse Blanche. Médocs. Dodo. Rêves. Parents accablés. Réveil ? Semblant de calme. Parents inquiets. Je vais bien, tout va bien. Médocs. Dodo. Rêves. Lourd sommeil. Rêves. Réveil. Parents furieux : j’ai perdu la raison. Je suis pas net. C’est vrai, tout est vrai.
Je promets de ne pas recommencer. Nous quittons l’hôpital.
Maison. Je me suis changé en une sorte de limace amorphe et flasque. Toute la journée allongé sur mon lit à attendre la nuit. Toute la nuit allongé sur mon lit à attendre la journée. Essayer de trouver la clé du sommeil. Je suis à présent submergé par un flot de notifications continu. Dehors, la vie poursuit son bonhomme de chemin. Sans moi. De moins en moins de gens viennent me parler, c’est comme si mon mal (d’ailleurs, quel est ce mal ? J’ai l’impression que mon état a désormais dépassé le simple chagrin amoureux) était contagieux. Moi-même, je n’ose plus leur répondre, pas la tête à ça. Je suis à la marge. Sur les stories, les jeunes font la fête, ils se bourrent la gueule et ils crient comme des démons des trucs qui signifient : « Je souffre, c’est vrai, mais regarde comme j’ai l’air heureux ! ». N’ai plus la force de liker quoi que ce soit, ni de commenter. Des rumeurs courent sur moi. Ai perdu une cinquantaine d’abonnés (j’ai 953 abonnés, soit cinq de moins que hier lors de mon dernier check, à vingt-trois heures). Les vidéos YouTube apparaissent dans ma barre de notifs au rythme de trois à quatre par heures, avec une pointe significative entre dix-huit et vingt heures. Plus la force de les aimer. Tout est fade. Les images défilent sur mon écran, mais c’est comme si mon regard les traversait. Un soir, j’utilise mon téléphone avec le chargeur branché mais soudain, il est brûlant et je le pose par terre et je reste là, béat, à me demander ce qu’il m’arrive.
Je ne suis pas sorti depuis une semaine. Da Costa est passé devant chez moi, il a sonné, mes parents travaillaient et j’ai juste fait le mort.
Je commence à voir flou. Je ne discerne plus les lettres des posters dans ma chambre.
Pendant les repas, la fourchette fait des allers-retours et met des trucs dans ma bouche que je mâche et avale avec difficulté.
— Rojas ? dit mon père.
— Hum ?
— T’en dis quoi ?
Je lève les yeux, énervé parce qu’on me sort de mes pensées.
— Quoi ?
Mon père soupire.
— Soit un peu plus… présent. D’accord ?
Je me rends compte avec stupeur que je suis en train de devenir comme mon frère Axel : un ermite asocial. Cette idée me terrifie mais je suis presque effrayé plus encore à l’idée de faire quoi que ce soit. Donc je ne fais rien.
Tous les soirs, je dois prendre mon comprimé avec un grand verre d’eau. C’est une sorte de rituel. Je crois que je suis devenu accro au comprimé, il m’arrive de trembler légèrement à cause du manque quand l’heure approche. Malheureusement, mes parents ont caché la boîte dans un placard, pour éviter que j’essaie à nouveau de me suicider avec.
Tous les jours, je regarde la localisation de Murphy sur Snapchat pour voir ce qu’elle fait. En ce moment, Murphy se connecte rarement sur Snapchat ; en revanche, elle est bien plus souvent présente sur Instagram. Je me demande si cela a une signification quelconque. Murphy est souvent chez elle (du moins quand elle se connecte, le reste du temps, je ne sais pas ce qu’elle fait), et parfois, il lui arrive de se déplacer au centre-ville (seule, à moins qu’elle sorte avec des gens que je n’ai pas ajouté sur Snap et dont je n’ai pas accès à la localisation) ou même, le week-end, dans les villes alentour.
Mais aujourd’hui, Murphy se trouve dans un lieu inhabituel. Une grande propriété perchée sur les Collines. Avec-ce-type. Christian. Cela provoque chez moi une sorte de malaise, un vague désespoir et me conforte un peu plus dans ma dépression. Je ne peux pas m’empêcher de les imaginer, tous les deux. Ils sont heureux, ils se chamaillent dans l’allégresse, ils rient aux éclats, ils se lancent des sourires amants et des clins d’œil complices, ils passent leur temps à s’embrasser et puis je les imagine faire autre chose, mais cette image me donne envie de vomir et je me ratatine un peu plus sur mon lit, trop faible pour pleurer.
Questions existentielles : Existe-t-il un Dieu qui veille sur ce Monde ? Si oui, est-ce que ce Dieu est conscient de la douleur qu’il peut potentiellement infliger à ses Créations en leur donnant vie ? Existe-t-il un Appareil capable de mesurer la Douleur psychique ? Si oui, à combien, sur une échelle de 1 à 10, serait évaluée la mienne ? Pour en revenir à Dieu, est-ce que ce Dieu me voit actuellement ? Dans ce cas, pourquoi ne fait-il rien ? Est-il trop occupé à sauver ceux qui en valent la peine ? Quelle est ma valeur dans ce Monde ? Si la Société est une immense Machine, qu’advient-il des rouages défectueux ? Si Dieu a créé la Mort comme une porte de sortie à la Vie, pourquoi l’impose-t-il à ceux qui veulent continuer de vivre ? La Mort est-elle Mauvaise ? La Vie est-elle Bonne ? En admettant qu’il existe un Appareil capable de mesurer la balance Bonheur/Malheur d’une existence humaine, tous les Humains obtiennent-ils le même résultat ? Est-ce qu’un Destin quelconque nous oblige à souffrir ? Peut-on inverser ce Destin ?
Cette nuit, je fais un rêve étrange, que je qualifierais de conscient dans la mesure où je sais qu’il s’agit d’un rêve. Tu marches dans une rue passante (tu dirais que c’est l’hiver au vu des manteaux que portent les gens et des éclairages de Noël qui illuminent l’obscurité) et soudain, tu bifurques dans une sombre ruelle dont le contraste avec l’autre rue est frappant. Mouvement rapide de caméra, focalisation céleste. Une brèche s’ouvre dans le goudron. Le sol t’avale entièrement et se referme, l’air de rien. Tu tombes. Tu cries parce que tu penses que tu vas mourir, mais non. Tu atterris sur une surface parfaitement lisse et d’un blanc chromé, lumineux. Tu te relèves et des êtres t’observent en silence. Tous jeunes, des adolescents. L’un d’eux se détache du groupe et avance vers toi : tu reconnais le type qui a disparu il y a quelques mois. Il s’appelle Quentin. Quentin s’accroupit à tes côtés, compréhensif. Il passe sa main dans tes cheveux et essaie de te rassurer.
— Tu nous as trouvés, dit-il et les autres jeunes répètent d’une même voix : Tu nous as trouvés.
Tu demandes où tu es, quel est cet endroit.
— C’est une projection, dit Quentin, aussitôt imité par les autres.
Tu ne comprends pas mais tu es émerveillé par cet univers blanc écarlate.
— Le monde est fondamentalement mauvais, explique Quentin. Les jeunes sont déjà pervertis, condamnés. Ils suivent un schéma sans comprendre. Individuellement, ils ne valent rien. Leur monde les a effacés, a fait d’eux des clones. Mais il existe encore une issue.
Tu leur demandes ce qu’ils veulent, même si tu connais déjà la réponse.
— Rejoins-nous.
Tu te lèves et pour la première fois, tu as un but. Tu es conscient. Tu te prépares. Tu rassembles quelques affaires, vêtements, sac de couchage, trousse de toilette, gourde, quelques billets. Tu mets tout dans un grand sac de voyage. Tu attends le départ de tes parents. Tu descends les escaliers et tu sors. Il pleut, il fait encore sombre. Personne ne te verra. Tu n’es déjà plus là. Tu ne te retournes pas car tu n’appartiens plus à ce monde. Tout n’est plus que souvenirs.
Tu sais ce que tu veux.
Passer sous la surface.
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