Une promenade dans le passé

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Il faisait plutôt froid. Mince. Elle n’avait pas anticipé cela. Le terrain vague semblait tout aussi désolant, enfermé entre des clôtures tout aussi branlantes, un pan de mur encore debout tout aussi décrépit, tout presque pareil à ce qu’elle connaissait, mais là elle était combien d’années plut tôt ?

Elle devait sortir dans la rue, quelque part où elle pourrait avoir une confirmation de la date de son arrivée. Sa rue semblait inchangée. A quelques détails près. La couleur des murs, les portails, quelques arbres mal placés, comme si elle passait par une copie cachotière de vraie rue, un jeu pour trouver les différences.

Et puis sa maison. Non, pas exactement, rectifia-t-elle. La maison d’Anne-Lise. La maison semblait calme. Une petite lumière dans sa ch… dans la chambre d’Anne-Lise. Une maison comme les autres. Et en passant devant, Eveline remarqua la vieille balançoire en métal au fond de la cour. Elle s’arrêta net. C’était la balançoire de son enfance, mais une balançoire qui remontait tellement loin dans sa mémoire. Et puis elle regarda le reste. De petites différences. Les petites différences de son enfance.

C’était donc cela remonter le temps ? Comme si une Eveline bambine, chancelante, aurait pu surgir à tout moment de la maison ?

Elle hâta le pas, sortit presqu’en courant de sa rue, et alla vers la rue de la Mairie, la rue la plus fréquentée de la ville. Il faisait déjà presque nuit, mais les boutiques étaient encore ouvertes. Eveline hésita un instant en regardant le flux de passants profitant des dernières minutes d’ouverture, enveloppés dans la lumière jaune des réverbères postés au milieu de la rue, comme dans un ectoplasme qui changeait de forme au gré des passages. Ils étaient étranges. Les habits peut-être. Les cheveux. Les mots qui lui arrivaient parfois à l’oreille.

Mais où… non, quand était-elle arrivée ?

Elle avait de plus en plus froid dans sa robe d’été, il lui fallait la réponse à sa question. Sortit au milieu de la rue. Quelques regards amusés en sa direction. Laissa les mèches de ses cheveux mal peignés lui cacher le visage et essaya de réfléchir. Elle avait besoin de connaître la date. Un journal.

Il y avait un vieux kiosque de journaux près de la boulangerie, en remontant vers le centre-ville. Un kiosque avec la peinture verte tout écaillée, avec une plaque en bois pour fenêtre sur un côté… Au fait non, un kiosque étincelant, flambant neuf, rouge dans la lumière du lampadaire juste à côté, un kiosque sentant le journal frais, un mélange d’odeur de papier et d’encre. Et puis, le vendeur, avec moustache épaisse, noire, et son basque posé sur une oreille, Eveline le connaissait. Il était resté le même, juste devenu horriblement vieux. Elle eut tout d’un coup pitié. Pitié pour tous ces gens qui vont vieillir et qui sont là miraculeusement insouciants, encore dans leur jeunesse.

Le kiosquier la regarda un instant.

- Je peux t’aider m’demoiselle ?

Elle avala une larme rapide au coin de l’œil.

- Euh… il est quel jour aujourd’hui ?

Il rigola.

- Un peu en avance pour l’été cette année, m’est d’avis, hein ? On est le 2 aujourd’hui.

Le 2 quoi ? Elle attendit le regard interrogatif.

- 2 juin.

- ‘93 ?

- Oui, rigola-t-il. Cinq mois déjà que c’est ‘93.

- Ah, merci !

Elle avait réussi ! 2 jours avant ! Elle partit souriant, un sourire qui se dessinait des yeux aux orteils livides dans les sandales légères. Maintenant elle pouvait regarder autour, explorer cette bonne vieille rue de la Mairie, elle pouvait se permettre sa promenade dans le passé. Elle avait réussi.

La rue était pareillement chargée de cafés et commerces de toutes sortes, pareillement agglomérée, mais comme un endroit qu’on découvre pour la première fois. Les enseignes étaient et n’étaient pas les mêmes. Certaines, elle les reconnaissait avec étonnement, elles venaient de son passé à elle, confuses, comme si Eveline les aurait rêvées. Certains détails aussi. Ce passé n’était pas si vieux. Et pourtant… Elle se surprit regarder les yeux écarquillés une vitrine avec de drôles d’habits. Exposés tendus avec des fils de pêche, dans une constellation de tissus bariolés.

Les immeubles aussi n’étaient pas exactement les mêmes. Surtout les étages, parfois d’un aspect maladif, avec des balcons décharnés, qu’Eveline suivait des yeux, au point de risquer la collision avec des passants. Mais au bout d’un moment, le vent se fit plus poignant et elle se décida finalement de prendre la direction de la maison.

La rue était tout aussi bondée, mais les magasins commençaient à fermer. Un groupe de plusieurs personnes, occupant presque toute la largeur du passage, avançait vers elle, et parmi eux, un homme particulièrement beau. Grand, mince, brun, dans une veste foncée sur la marinière en blanc et bleu et pantalons de toile beige, contrastant avec tout le groupe en jeans délavés, il fonçait vers elle comme si elle était devenue invisible. Elle se décala au dernier moment en regardant l'inconnu droit dans les yeux, des yeux bleu perçants. Il l'avait bien vue. Il faisait exprès.

Elle eut encore plus froid tout d’un coup. Elle grelotait. Un regard comme s’il avait compris d’où elle venait. Eveline se mit à courir.

Sa rue se glissait dans la ville par un passage coincé entre deux bâtiments, marqué par une arche en brique rouge. Une rue presque secrète, dont la plupart des habitants de la ville ignoraient l’existence. Eveline passa en courant sous l’arche et s’arrêta après la première maison. Elle regarda en arrière. Personne ne la suivait.

C’est là uniquement qu’elle osa sortir la libellule de sa poche. Le métal froid luisait dans sa main encore tremblante. Et tout d’un coup l’air devenu doux, sans méchant vent, sans personne pour la menacer. Elle était rentrée, c’était déjà mieux. Elle pouvait savourer sa première victoire.

Maintenant elle pouvait prendre le contrôle. Elle avait un avantage par rapport au père d’Anne-Lise, elle avait un avantage par rapport à tout le monde : elle venait du futur.

La maison d’Oskar était juste là à deux pas d’elle, et une ombre passa rapidement près de la fenêtre du premier étage. La chambre d’Oskar. Eveline soupira. Impossible de partager tout cela avec lui, c’était déjà si compliqué de lui parler des choses plus simples.

Mais quelqu’un d’autre était toujours là pour elle. Eveline sourit. Elle appela Sophie.

Son amie cria de joie. Elle avait une stratégie.

La grande stratégie consistait à éloigner Anne-Lise de son père.

- Mais comment ?

- Retrouver les traces de sa grand-mère maternelle, lui répondit Sophie l’air le plus naturel au monde.

- Tu es sure qu’elle est toujours en vie ?

- Elle doit l’être. Mais il faut être là pour faire des recherches. Tu lui as déjà posé des questions ?

- Sur sa grand-mère ?

- Sur sa famille. Il est essentiel de savoir si elle a un autre endroit où aller.

Ça se tenait. Eveline se sentit mieux, elle avait une stratégie.

- Il faudrait peaufiner les détails, continuait Sophie.

- Tu as raison. Rendez-vous demain.

Le lendemain était dimanche.

- Vers 11h ?

- 11h. On se voit dans le parc, au kiosque de musique.

C’était leur lieu favori. La journée finissait bien.

Arrivée devant sa maison, elle sourit à l’emplacement de la vieille balançoire au fond de la cour. Mais la porte était fermée. Eveline sonna.

- C’est à cette heure que tu arrives ? demanda son père avec un regard confus. Je pensais que tu étais déjà dans ta chambre, n’est-ce pas chérie ?

- Comment ?

La voix de sa mère depuis la cuisine.

- Eveline vient de rentrer.

- Qui ?

Trou d’air. Qu’est-ce qui se passait exactement ici pendant ses sauts ?

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