Le saut de voleuse
- Quel chat ? demanda sa grand-tante lorsqu’elle s’était approchée pour prendre congé.
- Un grand chat jaune ? demanda Eveline. Il était juste là.
- Il y a parfois un petit chat blanc qui passe, répondit-elle en hochant la tête, mais pas d’autres.
Eveline ouvrit la porte de la bibliothèque avec appréhension. La pièce semblait déserte, mais elle fit le tour en cherchant partout, y compris dans les endroits les plus exigus.
Pas de chat.
Sa grand-tante la regardait interrogative.
Excellent travail ! Maintenant, même sa grand-tante se mettait à douter. Mais étrangement, pendant qu’elle cherchait le fichu intrus, rien de tout cela n’avait plus d’importance, mais ce qu’elle allait faire après. Et lorsqu’elle se penchait pour regarder entre les livres, dans la bibliothèque qui s’était remit à somnoler, elle prit la décision de voir immédiatement Anne-Lise. Elle devait tout lui dire. Et le plus simple était de la retrouver dans le calme de la maison, sans personne pour les interrompre ou les espionner… Peut-être pas dans la cuisine. Ni dans le salon… Il valait mieux éviter son père, d’ailleurs.
Elle pouvait la retrouver dans la chambre.
Eveline courut jusqu’à la maison, prise d’une résolution qui ne supportait pas de retard. Florian rentrait aussi, avec un regard abattu. Il venait d’avoir le programme des épreuves du Bac.
- La philo en premier, répondit-il dès que sa mère ouvrit la porte.
- En premier ou en dernier c’est la même chose, répondit-elle, de toute manière il faut le passer cet examen.
- Ça va plomber tout le reste, dit-il avec rancœur lorsqu’Eveline passa à côté de lui vers la chambre.
- Raison de plus de ne pas te planter alors, lui jeta son père avec une voix joyeuse. Eveline, comment va ta grand-tante ?
- Bien, répondit-elle depuis l’étage.
- Tu y vas souvent ces derniers jours.
- C’est une vieille dame, cria-t-elle en ouvrant la porte de sa chambre.
L’image de sa grand-mère lui apparut clairement, avec son sourire malicieux, comme si elle avait réagi à sa dernière phrase. Eveline lui sourit amèrement et hocha la tête. Il fallait rester concentrée.
Elle revint à Anne-Lise, leurs rencontres n’étaient pas des plus simples, et Eveline n’arrivait pas à dissiper son incrédulité. Pourtant, elles étaient liées. Comment ? Cela avait moins d’importance. Si elles étaient liées, elle allait finir par lui faire confiance.
La libellule était enveloppée dans un mouchoir, posée dans un des tiroirs de son bureau. Il lui fallait un endroit plus digne de son pouvoir, mais pour l’instant elle n’avait pas trouvé mieux. L’intérieur du tiroir avait de faibles réflexes verdâtres, comme s’il gardait des traces du passage de la libellule, pourtant Eveline venait de poser le bijou sur son bureau. Etrange. Décidément elle avait encore des choses à découvrir sur ce pouvoir.
Eveline s’assit sur sa petite chaise en velours et réfléchit. Fini les arrivées incontrôlées, cette fois elle devait mieux gérer son saut. Quel aurait été le meilleur moment ? Et malgré elle, Eveline se revit dans le parc, en essayant de sauver Anne-Lise de la femme mystérieuse qui la poursuivait. Ça, c’était une bonne action. Là, elle avait fait son devoir.
Elle toucha le métal froid du bijou. Cette fois, la libellule allait l’obéir. Et lorsqu’elle leva la main, tout se renversa autour et elle se retrouva par terre, avec une forte douleur au coccyx.
Pas terrible.
La chambre était dans la pénombre, le saut avait donc bien eu lieu. C’était juste la chaise qui n’était pas au même endroit. Ah. Anne-Lise n’était pas là.
Tant mieux.
Eveline réalisa à quel point son arrivée aurait pu être terrifiante. C’était la libellule qui la poussait à faire tout à l’inverse, ou c’était de l’Eveline pur jus ? Mais en tout cas, elle n’avait aucun moyen de savoir où elle allait atterrir… Il fallait se fier à cette fichue libellule.
De ce qu’elle pouvait voir dans la pénombre, la chambre était différente. Un peu la même, elle reconnut l’entaille dans le bois de la fenêtre, la rue vue d’en haut… Mais en même temps, complètement autre. Le lit était du mauvais côté, le bureau très moche et presque vidé de cahiers (comment faisait-elle pour être si brillante au lycée ?), une simple chaise en bois avec une galette en miettes était plaquée dos au mur, comme pour faire de la place pour de la danse (ah, tiens) …
Eveline ouvrit la porte avec précaution et sortit dans le couloir. Malgré sa résolution de sauver Anne-Lise, se faufiler comme ça dans la maison la mettait mal à l’aise. C’était ça être une voleuse ?
De la lumière venait du rez-de-chaussée, et avec elle des voix. Le plus probable, du salon. Elle s’approcha prudente de l’escalier. Une voix d’homme, elle reconnut le père d’Anne-Lise, même voix forte, un peu enrhumée. Mais cette fois, il semblait rigoler. Puis, une voix de femme, inconnue, une voix en velours, qui essayait de prendre le contrôle sur les autres. Faussement sincère, aussi. Ils riaient. Et, mélangée avec les autres, la voix d’Anne-Lise, plutôt joyeuse, participant à la bonne humeur collective.
Eveline resta un moment, déconcertée, en essayant de comprendre ce qu’ils disaient. Mais elle n’arrivait pas à imaginer son amie rigoler avec son bourru de père.
Elle revit la scène dans la cuisine. Même avant la gifle, père et fille semblait s’affronter.
Peut-être que c’était ça, finalement, la vie de famille pour Anne-Lise. Elle avait le droit après tout. Mais son saut était inutile alors.
Eveline regarda autour. Le couloir était déjà plus familier. Il manquait leur grande armoire sur le mur en face des escaliers, mais cela restait reconnaissable. Et pour la chambre de Florian alors, si Anne-Lise n’avait ni frère ni sœur ? Elle ouvra sans bruit la porte de la chambre.
Une chambre de bébé.
Etrange.
Un bruit en bas de l’escalier la fit tressaillir. Elle se glissa à l’intérieur. Il y avait une lourde odeur de renfermé et de poussière et, à moitié devinés dans la pénombre, les meubles lui paraissaient mal placés. Mais elle n’eut pas le temps d’explorer, quelqu’un approchait.
Vue par l’entrebâillement prudent de la porte, l’inconnue lui sembla vaguement familière. Pas très grande, alerte, avec la souplesse d’un animal de proie. Eveline se colla au mur, en essayant de faire le moins de bruit possible. Elle ressemblait à la femme qui suivait Anne-Lise dans le parc !
Mais alors ? Si elle était un parent d’Anne-Lise, pourquoi elle avait ce sentiment de danger en sa présence ? Vu que c’était son père le vrai danger ?
La femme ouvrit la porte de la chambre d’Anne-Lise. Eveline sentit ses poils se dresser sur sa nuque, comme si c’était sa chambre qui était fouillée. Puis, de l’escalier, elle entendit la voix de Gilles Marcelin, le père d’Anne-Lise.
- Alicia, chérie, tu es là ? Je t’ai cherché aux toilettes, continua-t-il en rigolant.
Les deux, ensemble. Eveline avait le ventre noué à la faire vomir. La poignée de la porte bougea.
- Ah, non, pas dans cette chambre.
La voix rauque, presque menaçante, de Gilles. Toute la fausse joie s’était dissipée d’un coup.
- Tu as de secrets, chéri ? demanda en rigolant la femme.
- Pas ce soir.
La porte claqua en se refermant et Eveline entendit un bruit comme si la femme avait été tirée violemment.
- Il vaut mieux descendre, dit l’homme.
La porte du salon fut à son tour fermée avec bruit. Elle était sauve. C’était grand temps de rentrer.
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