Les voleurs et les chasseurs

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En réalité, ses parents n’avaient pas commencé à se comporter différemment. Ni Florian, d’ailleurs. La seule qui avait été bizarre en rentrant, c’était elle. Eveline finit pas se dire qu’elle avait peut-être exagéré un peu les choses.

Mais en s’habillant le lendemain matin, elle prit d’abord les vieux habits moches de ’93. Cela méritait réflexion. Était-elle vraiment en train de délaisser son présent ? Voulait-elle rester en ’93 ?

Elle avait besoin plus que jamais de voir sa grand-tante et ça tombait bien, ce samedi s’annonçait très beau. Sa mère la regarda inquiète lorsqu’elle lui annonça où elle allait.

- Elle va bien ?

- Oui, répondit Eveline en évitant son regard.

Sa mère avait l’air de soupçonner quelque chose. Mais elle ne pourrait jamais deviner l’existence de ces fichus sauts.

- C’est un problème de cœur, dit Florian avec un air sérieux.

Et puis, avec l’air le plus naturel au monde :

- Tout le monde vous a vu embrassés, toi et Oskar, derrière le lycée hier.

Ils étaient à table, au petit déjeuner. Elle avala de travers.

Quand elle leva les yeux après la quinte de toux, rouge écarlate, sa mère souriait.

- C’est un brave garçon. Soyez prudents.

Comment ? Mais de quoi elle parle ?

Mince.

Elle était déjà toute rouge de sa quinte de toux, mais elle rougit encore plus. Les mains moites.

Florian rigolait tellement qu’il avala lui aussi de travers.

- Mais c’est une vraie épidémie ici ! s’exclama son père qui revenait de la cuisine avec son café spécial week-end.

Sa mère se leva, en riant, et apporta les tasses.

Bizarrement, ça lui faisait du bien.

Lorsqu’elle sortit dehors, la rue lui sembla tout d’un coup nouvelle. Les couleurs plus vives, peut-être, ou était-ce le parfum des fleurs… Et en avançant vers sa grand-tante, cette étrange sensation continuait.

Depuis quand y avait-il une statue au bout de cette rue ? Pourtant, elle passait par ici chaque dimanche. Et ce bâtiment ancien niché juste derrière la boulangerie ? Avec de magnifiques colonnades blanches ? Elle ne l’avait jamais remarqué.

Les gens aussi semblaient différents, plus bienveillants. Ou était-ce le matin d’été qui faisait cela ?

Elle n’avait jamais remarqué les maisonnettes à moitié cachées dans la verdure sur la route sinueuse qui montait vers le quartier de sa grand-tante, ni les oiseaux qui chantaient à tue-tête.

Elle arriva devant la maison sans trop savoir quoi en penser : est-ce le présent qui avait changé à la suite de son dernier saut dans le passé ? Ou c’était juste elle qui n’avait jamais vraiment regardé autour ?

Sa grand-tante la laissa s’installer sur le petit fauteuil vert et lui servit un verre de limonade fraîche. Elles étaient dans la bibliothèque comme si rien n’avait changé.

Mais Eveline avait besoin d’aide sur quelque chose. Alicia.

- Je pense que j’ai rencontré un chasseur, dit-elle.

- Si tu le penses, ça doit être vrai alors, répondit sa grand-tante avec un regard préoccupé. Je me demandais d’ailleurs quand est-ce qu’ils vont sortir…

- C’est quoi exactement un chasseur ?

- Il y avait une fois un village dans la montagne, commença sa grand-tante, qui s’appelait D’Arboras. Et les gens qui l’habitaient avaient un pouvoir inhabituel : ils pouvaient voyager dans le passé.

Les rêves disaient donc vrai. Eveline posa son verre vide sur la petite table à côté.

- Ce n’est pas tout le monde dans le village qui utilisait vraiment ce pouvoir, pour la plupart c’était juste pour refaire les travaux agricoles au bon moment si jamais l’année était mauvaise…. Le mage Alzemond avait été un d’entre eux.

- Et Séraphine ?

- Oui, différemment. Séraphine était un enfant volé. Elle a su sa vérité plus tard... Et lorsqu’il fut reconnu comme mage, de retour de la cour du roi, Alzemond a voulu être le seul avec ce pouvoir. Il a fait tuer tout le monde dans le village. Sauf Séraphine…

- Et Berthe, compléta Eveline les yeux pensifs.

- Et Berthe et quelques-uns encore qui s’étaient réfugiés chez le Seigneur Léondas, sourit sa grand-tante. C’est Alzemond qui avait accueilli Séraphine quand elle était enfant… C’est lui qui l’avait donné en mariage au Seigneur Léondas.

Eveline la regarda surprise.

- Il voulait en faire son instrument à la cour de son ennemi… Mais lorsque Séraphine a obtenu le contrôle de son pouvoir sur le temps, elle est revenue dans le passé et a sauvé le village de D’Arboras.

- Le mage a été fou de rage, dit Eveline avec la même surprise.

L’histoire dans ses rêves commençait à se mettre en place.

- Il a recruté les chasseurs, acquiesça sa grand-tante, des personnes qui ont reçu le pouvoir de voyager dans le temps et qui peuvent sentir la trace de D’Arboras. Ce sont eux les tueurs.

Et donc Alicia ? Mais l’image de cette femme si près d’Anne-Lise la fit frissonner.

- Ils essayent de faire éteindre la lignée de D’Arboras, accomplir le rêve d’Alzemond de détruire tous ceux qui auraient ce pouvoir.

- Et pourquoi Anne-Lise et pas moi ? demanda Eveline.

- Leur pouvoir est temporaire, sourit sa grand-tante avec amertume, s’ils se prennent à un voleur de temps, ils le perdent. Mais en tuant tous ceux qui ont la trace, ils détruisent toutes les générations à venir.

Eveline commençait à comprendre. Mais il y avait encore tant à découvrir !

- Notre mission est très importante, mon enfant, continua sa grand-tante. Nous sommes l’héritage de Séraphine.

Toutes ces personnes liées à elle qui avaient eu ce même pouvoir, jusqu’à Séraphine. Ça lui donnait le vertige. Elle ferma les yeux.

- Grand-tante, dit-elle d’une voix faible.

- Oui ?

Sa grand-tante était plus jeune maintenant, très belle aussi, avec les cheveux marrons amenés dans un chignon qui peinait à serrer toutes les boucles. Derrière elle, le grand fauteuil rouge semblait neuf, d’une couleur plus claire aussi, dans le soleil filtré par de grandes persiennes.

Eveline ferma de nouveau les yeux. La bibliothèque tanguait.

- J’ai parfois l’impression que je vois le présent et le passé côte à côte, comme si j’essayais de lire en même temps plusieurs feuilles d’un même livre.

- C’est le vertige du temps, mon enfant, lui répondit doucement sa grand-tante.

Elle avait de nouveau son apparence habituelle, le grand fauteuil était redevenu usé jusqu’au bois, et la bibliothèque sombra de nouveau dans la pénombre. Eveline déglutit.

- C’est un pouvoir très puissant, celui qui est en train de se réveiller, continua-t-elle, mais tu dois apprendre à le contrôler.

Facile à dire. Eveline avait encore une sensation de malaise. Elle remarqua le gros chat jaune assis aux pieds de sa grand-tante. Mais ça, c’était le dernier de ses soucis.

- J’ai rencontré cette femme… Alicia… Elle a essayé de prendre la libellule.

- Ils la veulent tous. Sans la libellule, il n’y a pas de jeune voleur à qui le pouvoir se révèle, répondit sa grand-tante en hochant la tête. Fais grande attention, mon enfant.

- Mais pourquoi ça n’a pas marché avec elle ? Elle n’est pas partie dans le temps ?

- Ce n’est pas pour les chasseurs ça, leur pouvoir est différent. Méfie-toi de cette femme, rajouta sa grand-tante et se leva.

Le chat s’était levé en même temps qu’elle.

- Je te donne un peu de confiture pour la maison ?

Voilà ce qui était étrange.

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