Le chat jaune
Le chat jaune était à côté d’elle, avec sa grand-tante. Ils étaient toujours dans cet endroit suspendu en dehors des endroits, quelque part où le temps était arrêté.
Le chat la regardait avec gravité, comme pour évaluer les dégâts. Cette fois, Eveline était sure, il n’était pas une vision. Ou plutôt, il était toute aussi une vision qu’elle-même. Ou que sa grand-tante.
Elle tendit la main, une petite main potelée, comme pas encore sortie de l’enfance. Encore une surprise. Mais elle était trop fatiguée pour s’étonner. Elle toucha timidement la grande tête du chat et son dos, il se laissait faire. Sentir son pelage soyeux sous les doigts lui faisait du bien. Peu importe où ils étaient, ce chat et cette sensation étaient vrais.
- Comment tu te sens, mon enfant ? demanda sa grand-tante toujours penchée au-dessus d’elle.
Son visage était jeune, à peine ridé, mais l’âge ne voulait plus rien dire. Le temps n’était pas le plus important. Eveline sourit. Le temps qui défilait dehors était tout aussi trompeur que tout le reste.
Elle essaya de se lever, péniblement, les jambes et les bras lui faisaient mal, mais toute la nausée et le vertige étaient disparus. Eveline sentit deux longues tresses maigres tomber le long de ses joues. Elle les avait coupées avant d’entrer en seconde. Ça n’avait plus aucune importance. Elle rigola.
- Comment on sort d’ici ?
- Tu veux retourner ?
- Chez nous. C’est possible ?
Sa grand-tante hocha tristement la tête.
- Cela dépend de toi. C’est ton pouvoir qui nous a isolés ici.
Pour la protéger. Eveline frissonna. Mais ici où ?
Ils étaient dans un brouillard dense, qui calfeutrait les sons et les images. Mais derrière lui, Eveline pouvait encore distinguer des ombres qui se mouvaient : ses camarades, Anne-Lise juste à côté d’elle, un prof qui venait de s’assoir quelque part dans la pénombre de la classe. Et puis, elle vit les autres, le grand fauteuil de Tiziana, avec les silhouettes des chasseurs d’un côté et de l’autre.
- C’est mon pouvoir qui vous a amené ? demanda-t-elle.
Elle n’osait pas demander ce qui risquer de ne pas aimer : « êtes-vous vrais ou juste une hallucination ? ». Mais sa grand-tante souriait en caressant doucement le grand chat jaune.
- Non, c’est Azraël qui t’as trouvé. Cela fait un moment qu’il te suivait, tu sais ?
- Ici, en ’93 ?
- Hmm.
Le chat laissa sa tête sur ses pattes avec une expression de sage résignation.
Avait-il été là le soir quand Marcus lui avait volé le sac ? Elle était trop affectée par ce passé sans issue pour remarquer autre chose. Ou peut-être l’avait-il accompagné lors de ses retours du lycée ? Le soir du 3 juin était-il mélangé à la fête sur leur rue ? Il lui avait semblait le voir tapie dans l’ombre avec elle dans le square de la place centrale en espionnant les chasseurs.
Il avait veillé sur elle.
- D’où vient-il ? Je l’avais vu dans la bibliothèque.
- Oui, je me rappelle.
Sa grand-tante lui avait dit alors qu’elle n’avait vu aucun chat jaune. Eveline l’avait même cherché partout dans la bibliothèque en pensant qu’il était un intrus, pour le faire sortir de là. Elle sourit. L’espace aussi n’avait plus d’importance.
- Il ne vit pas dans notre temps… il a vécu il y a très longtemps, au château de Séraphine.
Eveline retira sa main du dos ronronnant du chat.
Sa grand-tante rit, un rire jeune, spontané.
Le chat avait vécu à l’époque de Séraphine. Il ouvrit les yeux et les pointa vers Eveline : iris vertes un brin ironiques. Ça lui rappela le scintillement vert de la libellule.
- Il voyage dans le futur ?
- Non, rigola sa grand-tante, le futur c’est juste un tas de possibilités qui n’arrêtent pas de changer. On ne peut pas voyager dans le futur, ça serait comme un brouillard de choses possibles, et nous-mêmes aurions une multitude de visages possibles, en même temps vivants et pas nés…
- Nous sommes dans les temps de Séraphine ?
Mais les silhouettes autour semblaient bien être dans la classe de son vieux lycée.
- Non plus, nous sommes quelque part en dehors du temps, à un croisement…
Le chat s’était étiré en s’étendant de tout son long, comme pour lui montrer que ce non-espace était bien confortable. Elle lui tapota doucement sa grande tête sage.
- Quand le pouvoir de D’Arboras s’est réveillé, ce n’était pas juste Séraphine qui s’était mise à voyager dans le passé, mais plein d’autres gens. A réparer ce qui n’allait pas dans leur vie et dans celle des autres, à gâcher ce qui allait à l’encontre de ce qu’ils voulaient obtenir…
- Mais alors…
- Le présent n’arrêtait pas de changer, ce fut l’âge des désordres, des guerres, des familles déchirées… Ce fut à ce moment que les anciens de D’Arboras se sont dissipés dans le monde.
- Et le mage ?
- La guerre entre lui et Séraphine était totale. Le mage avait été le premier à provoquer tout cela. En détruisant le village et tuant tout le monde, il avait fait possible que ce pouvoir se réveille…
- Et pourtant ce pouvoir existait déjà.
- Non, pas comme ça. Les villageois pouvaient à peine remonter quelques mois dans le temps, sans changer de place… Séraphine est intervenue dans le passé pour empêcher la destruction du village. Mais elle ne savait pas qu’en réparant leur mort, ils allaient revenir changés.
- Ils étaient devenus des voleurs de temps.
- Oui, pire. Il n’y avait aucune règle. Les chasseurs aussi sont apparus à ce moment…
- Il y a eu une guerre.
- Il y a eu une guerre…
- Et pourtant le pouvoir existe toujours.
- Oui. C’est la libellule qui le réveille et qui le réduit… C’est Azraël qui sillonne les croisements des temps pour aider les voyageurs qui se perdent…
Ah. Elle s’était effectivement perdue. Elle sourit vers le chat jaune, un sourire encore enfantin, chargé de joie.
- Et pour les chasseurs ?
Sa grand-tante hocha la tête.
- Comme pour les trois qui me traquent ? Qui sont-ils ?
- Ces chasseurs ? demanda sa grand-tante.
- Oui…
- Juste des chasseurs… sauf…
Eveline avait senti également.
- Sauf Madame.
- Tiziana, oui.
- Vous la connaissez.
Une tristesse envahit le regard de sa grand-tante. Elle la connaissait. Ce n’était pas une bonne rencontre.
Eveline regarda par le brouillard, les trois silhouettes qui se mouvaient de l’autre côté. Le brouillard la gênait, elle voulait les regarder dans les yeux.
Elle glissa tout d’un coup, et sentit ses vêtements mouillés collés à son dos, l’eau qui gouttait encore de ses cheveux.
Ils étaient là.
Annotations
Versions