Mauvaise rencontre

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Elle sortit dans l’air doux de la soirée encore confuse. A l’intérieur l’air était devenu irrespirable. A cause de ses mensonges aussi, mais surtout…

La rue était plutôt agglomérée à cette heure du soir, une circulation en longues files paisibles, de gens contents de rentrer. De l’autre côté, le parc était encore ouvert. Déjà sombre, de grands arbres solides, des arbres qui étaient déjà là il y a 25 ans.

Eveline traversa et s’avança sur l’allée. Elle avait abandonné ses amis. De grosses larmes jaillirent enfin, des larmes impuissantes et des larmes de rage. C’était Tiziana qui l’avait jetée dans le présent pour qu’elle ne les gêne pas dans leurs petites affaires ! C’était elle qui était derrière les deux chasseurs.

Elle s’assit sur un banc rouge sang, le banc du nouveau présent. Oskar avait donné à la police les signalements d’Alicia. Et il avait été tué 7 ans plus tard. Elle avait le souffle court comme après une course. Était-ce possible que ça fut les chasseurs qui l’aient tué 7 ans après ?

Un pigeon s’approcha prudemment d’elle, en quête d’un peu de nourriture. Elle le regarda avec les yeux embrumés. Rien n’était plus pareil. Elle n’était plus pareil. Même ce pauvre pigeon.

Son Oskar n’existait même pas. Tous leurs souvenirs qui allaient s’estomper petit à petit, leur amitié qu’elle était la seule à conserver… Elle l’avait laissé derrière et tous les changements dans le passé l’avaient effacé. Comment était-ce possible ? Même pas existé ? Elle regretta ne pas avoir une photo avec lui. De ne pas avoir pris de photos avec chacun d’entre eux, pour avoir une preuve de leur passage, quelque chose de concret du fait qu’ils avaient été ici, tout aussi vivants et touchants, et….

Elle s’effondra en sanglots. Mais après un moment l’émotion se dissipa, comme une sorte de brouillard. Tout n’était pas perdu. Elle était encore une voleuse de temps, elle pouvait retourner encore une fois dans ce fichu ’93. Elle pouvait y retourner autant de fois que nécessaire, coûte que coûte…

Mais pour l’instant il fallait se préparer. Elle devrait de nouveau affronter les chasseurs, autant être mieux préparée.

La place centrale se vidait petit à petit de monde, et Eveline remarqua l’éclairage changé de la place, la couleur légèrement bleuâtre que les nouveaux luminaires lui donnaient. Rien n’était plus pareil. Et ses souvenirs courant autour de la vielle fontaine à effrayer les pigeons, eux aussi s’estompaient. Elle devenait légèrement une autre. Ça lui faisait peur.

Elle passa vers sa nouvelle maison, les yeux rivés sur les différences. D’autres enseignes, d’autres couleurs, plus de square près de la Mairie, où elle avait entendu Alicia et Marcus… Une bonne chose probablement, elle n’aurait jamais pu s’approcher de ce square paisiblement.

- Mademoiselle… s’il vous plaît…

Une voix plaintive, fausse, comme à l’affût, à quelques pas d’elle. Et tout d’un coup, Eveline sentit une main la toucher sur son bras nu, un toucher de reptile qui la fit tressauter et la remplit de dégoût.

La mendiante, une petite femme bossue, probablement une fausse bosse, avec de longs cheveux gris et sales, la regardait avec des yeux mauvais. Un regard connu.

- Alicia !

Lueur rapide dans ses yeux. Elle avait vieilli. Était-elle toujours un chasseur ?

- Qui est-tu ?

Sa voix était différente, cette fois sa voix ressemblait à celle de Madame. Eveline frissonna.

- C’était toi qui avais tué Anne-Lise ?

Elle rit. Avec sa bouche édentée, son odeur d’alcool rance, de vêtements sales, elle était encore plus terrifiante qu’en ’93. Eveline fit un pas en arrière sans se rendre compte.

- La petite voleuse de temps, tiens, tiens !

- C’était toi qui avais tué Anne-Lise ?

Si elle voulait affronter les chasseurs, autant commencer ce soir même.

Mais Alicia la regarda un instant avec une lueur sincère. Avec de la haine aussi.

- Tu ne comprends rien, hein ? Tout le blabla de Séraphine t’est monté au cerveau ? Vous êtes tous pareil, sauver un tel, sauver un tel autre ! Regarde autour ! Tout le monde meurt.

C’étaient les mots d’Alzemond. Eveline attendit.

- Ce ne sont que ceux qui sortent du rang qui réussissent ! Ceux qui osent passer de l’autre côté ! Qui s’en passent des lois minables ! Toi, tu vas finir tes gnangnans de voleuse et tu vas passer ta vie derrière un bureau dans un petit boulot avec un petit chef qui n’essaiera même pas de se rappeler comment tu t’appelles. Tu vas te marier avec un pauvre mec qui va te traiter comme sa bonniche toute ta vie, avec ses gosses, en plus !

- C’est pour cela que tu l’as tuée ?

- J’en ai tué un paquet, gamine. Des filles, des garçons, des grands, des gros, des petits… J’ai été plus libre que tu peux l’imaginer, au-delà de toute espérance. Madame m’a offert ce cadeau.

Elle avait changé. Eveline le sentait. Elle avait perdu le pouvoir.

- Si c’était si bien, pourquoi… ?

Pourquoi était-elle dans la misère aujourd’hui ?

Mais Alicia ne la laissa pas continuer. Elle s’approcha d’un coup et l’attrapa par l’épaule. Une douleur aiguë lui traversa le corps et se logea dans la tempe.

Elle était tout près maintenant, la bouche collée presque à sa joue. Son haleine lui donnait la nausée.

- C’est ton chéri de chieur d’Oskar qui a fait ça, siffla-t-elle dans son oreille.

Elle la relâcha d’un coup. Un couple s’approchait avec de regards inquiets, l’homme en train de téléphoner.

Eveline peinait à reprendre son souffle. La douleur s’était estompée, mais la nausée était toujours là. Et puis, ce qu’Alicia venait de dire… Il y avait deux façons pour faire perdre le pouvoir à un chasseur : de se faire tuer deux fois, ou… d’être un voleur de temps… et se laisser tuer… Les deux disaient la même chose.

- Tu as tué Oskar !

Cette fois, Eveline avait crié.

Alicia éclata de rire. Un rire malsain, mi-croassement mi-ricanement.

- Comme tu peux observer, fit-elle. Maintenant qu’est-ce que tu vas faire ?

- T’es une misérable !

Contre toute attente, elle s’était ruée sur Alicia et lui avait fait perdre l’équilibre. Mais une fois par terre, sa colère s’était évanouie. Il ne restait plus rien du chasseur qu’elle avait été. Alicia n’était maintenant qu’une mendiante âgée, particulièrement méchante.

La seule chose qui lui restait à faire dans ce présent, était de la faire payer devant la justice. Et pour cela il lui fallait des preuves et des faits, d’après les lois de ce monde.

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