Lorsqu’Eveline ouvrit les yeux, elle était dans la petite pièce encombrée qu’elle avait vue depuis le croisement des temps. Marcus continuait à la tenir par le bras, mais elle s’était écroulée sur le sol.

Elle essaya de se relever. Le sol continuait à tanguer et ses jambes n’arrivaient plus à la soutenir.

Il ne lui prêtait aucune attention, comme s’il avait oublié qu’elle était encore là, son bras prisonnier de ses griffes. Il regardait le miroir rond qui ne reflétait toujours rien. Un espace vide.

La pièce semblait une loge de théâtre, toute en bois peint en rouge, avec sa penderie prenant une grande partie de l’espace, jetant des éclairs de paillettes, de froufrous de satin, d’ondoiements de boa… Car quelqu’un faisait bouger ces costumes et chantonnant. Une belle voix de femme.

Des pas tambourinèrent quelque part au-dessus de la loge. Quelqu’un courant dans un escalier en bois.

L’inconnue passa dans la lumière, une silhouette en rondeurs, serrée dans une robe de scène rouge sang. Cheveux noirs en boucles épaisses sur les épaules, un visage ridé mais pas trop, les yeux noirs… Eveline reconnut Tiziana. Une Tiziana sans maquillage, encore belle.

Elle s’assit devant le miroir. Marcus à côté d’Eveline avait le souffle court et un tremblement qui passait douloureusement dans son bras.

- Tiziana, murmura-t-il.

Elle ne l’entendit pas.

- Tiziana, je sais que c’est toi qui m’as sorti de là.

Elle continuait à chantonner en se maquillant dans le miroir sans reflet.

Eveline retrouvait petit à petit ses forces. Cette scène n’avait rien de normal. Elle n’était pas dans le passé, elle ne le pouvait pas avec ce miroir vers le vide. Pourtant Tiziana était là, en plus jeune. Elle se releva en tentant encore une fois de retirer son bras de l’emprise de Marcus.

La porte grinça, un long bruit plaintif venant d’une petite porte presque masquée dans le mur. Un homme entra dans la pièce en faisant craquer le vieux plancher, les yeux fixés sur Tiziana. Il ressemblait à Marcus, même allure désinvolte, même profil, même regard bleu, juste beaucoup plus jeune, encore un adolescent.

- Qu’est-ce que tu as fait ? murmura Marcus avec une expression de peur.

Il avait lâché son bras mais il ne bougeait pas, en passant son regard entre Tiziana et l’inconnu.

Eveline frotta sa peau rougie. Elle-même ne comprenait pas ce qui se passait, ni où ils se trouvaient. Et puis elle regarda l’inconnu s’approcher de Tiziana, et déposer un baiser sur son épaule.

- C’est fait ? demanda-t-elle.

Voix teintée d’une dureté d’acier.

Marcus fit un pas en avant, mais aucun son ne vint du vieux plancher.

L’inconnu leva la tête. Eveline le vit finalement, c’était Marcus en très jeune. Ils étaient dans une faille comme celle ouverte dans la bibliothèque de sa grand-tante.

- Non, dit-il à peine audible.

- Alors tu vas retourner et tu vas tuer cette gamine. Et ne reviens pas tant que ce n’est pas fait.

Le regard de ce Marcus jeune, amoureux et désespéré. Hésitant derrière Tiziana, luttant pour prendre une décision qui allait à tel point changer sa vie.

- Ou alors tu la préfères, elle ?!

- Non…

- Prouve-le-moi !

Une froideur de reptile. Son regard tourné vers lui, le défiant. La haine.

- Ne le fais pas, lui dit Eveline mais il ne l’entendait pas.

Le jeune Marcus se tourna tout pâle et sortit avec les mouvements d’un automate.

- Qu’est-ce que tu as fait ? demanda l’autre Marcus.

Sa voix était rauque, toute aussi rauque que celle de la vieille Tiziana dans sa roulotte.

Il se tourna vers elle avec des yeux injectés.

- Qu’est-ce que tu as fait ? cria-t-il.

Et avant qu’il ne l’attrape de nouveau, elle s’extirpa de là, comme on sauterait d’un train qui se mettrait en marche, et se retrouva par terre sur le trottoir devant la bibliothèque.