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Après deux heures d’attente, te voilà face à une jeune femme chargée de prendre ta plainte. Elle te l’avoue, tout sourire : c’est sa première semaine de travail. Elle est excitée ! Motivée, elle note scrupuleusement tout ce que tu lui dis.
Cela te rassure, tu te sens enfin libre.
Libre de parler.
De dire ce que ton entourage a compris. Ta famille, tes amis, tes collègues, tout le monde. Sauf ces policiers sortis dont ne sait où, bercés par d’étranges illusions, fabriqués par leurs propres clichés, une vision tronquée du monde. Deux insensés.
Qu’importe.
Il ne font plus partie du paysage.
Tu racontes.
C’est tout ce que tu fais.
Les détails. Un par un, tu les livres sur un plateau doré.
Or, à la mention des injures, la policière arrête d’écrire. Plonge ses yeux dans les tiens. Fronce les sourcils à son tour.
Sale Blanc ?
Français de merde ?
Êtes-vous vraiment certain d’avoir entendu ces mots ?
Un « oui » ferme ne suffit pas à ce que la fonctionnaire reprenne son écriture, qu’elle délaisse jusqu’à la mention très précise des actions - parce que les coups parlent comme des tatouages sur le corps. L’ITT est une preuve tangible, irréfutable, d’une agression, plus que des dires qu’on ne saurait prendre au sérieux tant ils semblent insolites, irréels. Néanmoins, elle récite ses gammes et tu vois au travers d’elle l’étudiante qu’elle était peut-être, à une autre époque, la militante qu’elle est devenue.
C’est vous, qui êtes venu hier ?
Sauf votre respect, je crois que vous ne comprenez pas ce qu’est le racisme. Le système est fait pour vous. Pour nous. Avez-vous eu des difficultés à trouver du travail à cause de votre peau ? Non ! Avez-vous rencontré des obstacles pour louer votre appartement ? J’en doute ! Vous pouvez afficher clairement votre nom, votre visage sur un C.V sans crainte de finir à la poubelle. Bref, vous êtes au-dessus de tout cela, le racisme ne vous concerne pas, c’est l’affaire des minorités. Ce qui vous est arrivé n’a rien à avoir avec le racisme, ce n’est qu’un malheureux hasard. Vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment. Ces mots que vous pensez avoir entendus n’ont aucune valeur au niveau de la loi. Ce n’est pas du racisme … ni même de la diffamation. Alors que décrire vos agresseurs, leur donner des caractéristiques précises, stigmatise toute une population dans une situation type. C’est dangereux !
À quoi bon lui renvoyer son racisme puant en plein visage ? C’est peine perdue. Tu en as assez de ces arguments fallacieux qui placent cette imbécile au même niveau que tes agresseurs : des personnes qui classifient les hommes, ni plus ni moins, alors que nous sommes censés être égaux.
Hélas, tu n’as pas fini de déchanter : quand tu relis ta plainte, avec une attention si méticuleuse qu’elle en est presque suspecte, tu constates avec amertume que les injures proférées contre toi ont disparu, que ton agression n’est plus tout à fait la même. Vue au travers d’un miroir amincissant, presque déformant, elle n’a plus de corps.
Alors, il se passe en toi quelque chose d’étrange. D’indicible. Face à l’institution, tu as l’impression d’être un menteur, un affabulateur. Ou pire : un mystificateur ! Les mentions ethniques et les descriptions que tu as su fournir avec exactitude se sont miraculeusement envolées, signe, sans doute, que nous sommes tous égaux. Enfin. Pour le meilleur, et peut-être pour le pire, car tu ne peux te prévaloir d’un droit essentiel, toujours acquis à tes oppresseurs s’ils étaient victimes : celui de ta différence face à une multitude, celle qui t’a conduit à l’abattoir.
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