Chapitre 1 - Yeux Gris (I)
Les yeux pâles de l’androïde restent ouverts.
La pupille grise, teintée de blanc, un blanc abyssal. Cette couleur révèle absolument tout de l’individu en question. La pupille blanche, un iris gris. Un oeil marqué - si on y regarde de très près - par les circuits de sa carte mère ainsi que le Cube se trouvant derrière l’orbite artificiel. Cela, même une chair parfaite ainsi que la pigmentation qui le rend un minimum humain ne peut le cacher.
Oui.
Une beauté, mais imparfaite, une étrangeté aux coins des paupières. On pourrait s’y tromper d’ailleurs. Comme beaucoup de collègues. Mais moi je ne m’y trompe pas.
Un oeil malade. Un oeil d’androïde. Mais pas n’importe lequel...
La cour de promenade était blindée ce matin-là.
Nov le savait, cela n’avait rien de normal. Elle avait déjà repérée ce détail en aidant les surveillants à ouvrir les cellules une demi-heure auparavant : ils étaient tous prêts à sortir. Tous sans exceptions. Des animaux…en ferraille alors. Nov savait qu’ils se donnaient tous le mot lorsqu’un des millions de prisonniers préparait un coup. Et ici, au bloc D - Division trois du camp comportant lui-même cinq divisions-, visiblement et selon l’intuition parfaite de l’agent Nov Magomedov en service au camp depuis maintenant huit ans, quelque chose se préparait. Le fameux camp pouvait être un bidonville, un centre pénitentiaire, le puits de la Justice ou bien l'enfer sur Terre. Peu importait les qualificatifs de cet endroit : personne ne souhaitait en entendre parler.
Le chef de détention était au courant. Nov avait carte blanche : au moindre faux mouvement, elle réagirait en conséquence.
Les trois-cent cinquante tas de féraille du Bloc D étaient là. Pas un seul en cellule. Avec des effectifs réduits, impossible de s’atteler à une surveillance parfaite du secteur D. Le Secteur D étant jugé le plus difficile, les unités avaient autrefois été renforcé. Du gros calibre ici, mais du robot idiot : de la gamme R-192 par exemple, les premiers modèles (“R” pour “Robot”), ou bien les A-164, ("A" pour "Androïde"), semblables à une Nov, un chef de détention ou un citoyen lambda tout simplement. Il y avait donc les robots, des boîtes vides, suivant le troupeau.
Mais ici, au bloc D, il n'y avait pas que cela. Il y résidait aussi la gamme la plus imprévisible et la plus virulente. L’adjectif de mise et le plus commun était généralement : malin. Le Machina. La gamme juste en dessous de l’androïde suprême, le Humae Machina. Ces derniers étaient d'une rareté extrême.
Un simple androïde se contenterait de suivre son système central constitué de sa carte mère ainsi que de la carte générale. La carte mère était présente pour assurer le bon fonctionnement des circuits (qui correspondraient aux liaisons nerveuses chez un Homme). Elle s'assurait aussi de la bonne connexion entre ces circuits, la carte mère et le Cube. Ce dernier correspondait au bien le plus précieux d'un être vivant, le cerveau. La carte générale, elle - aussi appelée la carte Ubik pour les plus fins connaisseurs et étudiants passionnés des travaux robotiques -, était utile à filtrer tout ce que la carte mère recevrait comme informations. Elle analysait aussi bien l’origine des mouvements que provoquaient les circuits, que les raisons du passage de ces mêmes informations. En vérité, l’androïde était à l’époque - c’est-à-dire avant 2041 - la race de robot la plus avancée capable de ne pas courir à toute vitesse contre un mur de brique si on le lui demandait. Contrairement au simple robot de l’époque 2031 qui, lui, aurait foncé droit dans le mur sans hésiter et sans poser de questions.
Nov le savait, ici, au Bloc D, c’était une race bien plus maligne et vicieuse qui filtrait l’air froid du pénitentiaire : le Machina.
L’annonce officielle ainsi que la date de mise en activité de ce modèle n’apparaissait dans aucun manuel. Tout simplement car il n’était pas censé se retrouver sur le marché. Ce qui n’a d’ailleurs jamais été fait. En revanche, lorsque la société Ambre, éternelle rivale du créateur Asimov ferma ses portes durant la Première Grande émeute de 2001, elle céda un cahier des charges aux maintes idées farfelues afin de relever le système économique et écologique. Ce cahier, cédé à Asimov, lui permit d’avoir les bases de la création d’une abomination : mi-homme, mi-robot. Une bête capable de s’auto-gérer, ainsi que ses propres ressentis - ne parlons pas ici d’émotions.
Si le robot fonce dans le mur, il sera heureux d’avoir accompli ce que l’Homme lui aura demandé…
Nov fixait déjà sa propre inquiétude : elle se trouvait au niveau des bancs, au centre des centaines de détenus.
...si l’androïde fonce dans le mur, il sera capable d’exprimer son incompréhension, sans aller plus loin, sachant que c’est ce que l’Homme lui aura demandé…
Derrière la porte à la vitre cassée, les gonds presque délabrés, Nov tenait la garde avec trois autres agents. Elle ne disait mot. Attendait simplement le moment où l’émeute allait exploser.
...et si le Machina fonce dans le mur, il sera alors à même d’en vouloir à l’Homme de lui avoir demandé une telle chose, car c’est l’Homme, le responsable qui le lui aura demandé.
Nov se passait en revue les leçons qu’elle avait reçues conjointement aux brigades de la Police de l’Arche. Oui. Moscou était devenue l’Arche. Cloîtrée entre quatre murs aussi immenses que les anciens buildings de Manhattan - avant qu’ils ne soient enfouies sous les glaces -, seule la Russie avait tenue le coup. En théorie. Car tous savait qu’à ce jour, même si les quatre milliards de survivants à la Grande Crise de 2001 se trouvaient bel et bien ici, à l’extérieur quelques millions survivaient à leur manière, selon leur propre moyens dans le froid de l’hiver et la famine qui enveloppait le monde. En vérité, la moitié de l’Ukraine vivait encore - ou plutôt survivait, ainsi que la majorité des pays de l’Est après l’Ukraine. La politique de l’union en place actuellement à Moscou mettait un point d’honneur à ne pas se soucier de l’extérieur des murs.
Peu importait.
Nov se passait en revue les leçons. Celles d’analyse du comportement et surtout celles de l’intervention. Car très bientôt, cela ne…
“CODE 3 CODE 3 ! A TOUS LES AGENTS DU BLOC D CODE 3 !”
Nov n’attendit pas un quart de seconde. Elle bondit vers la porte qu’elle poussa d’un coup sec, cinq collègues la suivant de très près.
Putain de code 3…
Nov ne l’avait pas vu venir. Elle était persuadée d’avoir affaire à une émeute. Pourtant…
“euh...CODE 3-4, je répète à tous les agents dispos, on a un CODE 3-4 à la cour de promenade du C ! COUR DE PROMENADE DU C !”
Quoi ? Hein ? Ca n’avait aucun sens. D’abord une agression, puis un code 4, une évasion ? Et en bloc C ? Bordel ! La tension était à son comble. Nov, euphorique, sa parka noire et ses bottes de cuir usé crissantes sur la neige, agrippa son émetteur récepteur afin de prendre les choses en main. A vive allure mais en ayant tout de même ralentit car à peine eut-elle le temps de décrocher un mot, qu’un énorme Machina lui barrait la route.
- Reculez ! Reculez c’est un ordre !
Nov n’eut même pas le temps de voir ses collègues fuir derrière elle qu’elle se retrouva projetée sur au moins cinq mètres, soit, la distance qu’elle avait parcourue en l’espace de douze secondes. Il n’en fallut que trois pour qu’elle se retrouve au point de départ, à la porte, la tête plaquée au sol glaciale.
Bordel…
Elle se saisit de l’émetteur, la tête endoloris : “Appel à toutes les unités du D je demande renforts immédi…”
“CODE 3 AU BLOC A JE REPETE ON A UN CODE 3 AU BLOC A !”
“UN 4 AU B ! A TOUTES LES UNITES, ON A UN 4…”
Merde !
C’est alors que Nov comprit : ce n’était pas les trois-cent cinquante détenus du bloc D qui avaient prévu quelque chose ce matin là, mais chacun des blocs de la division 3 du camp s'était organisé pour qu'un événement précis puisse prendre forme. Autrement dit, une véritable catastrophe.
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