La Pelle des dés lisses

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        Un coup, puis un autre. Une chanson d'éboulement, de petits cailloux qui roulent. La pelle plonge dans une masse grouillante de cubes multicolores. Au bout du manche, une silhouette s'arc-boute et retire une motte brillante du sol. Les cubes cavalent de tous côtés vers un horizon désespérément plat, sous un ciel immobile de brume bleue.

        Plus loin, sur un rocher, une jeune fille regarde distraitement le clown qui s'acharne sur sa pelle. Lui ne lui prête aucune intention. Le visage blanc et plissé par l'effort, il continue de déplacer les dés incandescents qui roulent à ses pieds. La fille commence à siffloter. Quelques notes qui viennent asticoter les tympans du forçat. Il s'arrête, suant et tremblant. Son regard maquillé la capte. La figure inexpressive, il se dirige vers elle, la pelle pendant au bout de ses doigts. Le sol roule sous ses pas. Dès qu'il est assez proche, elle l'interpelle. « Alors, ça avance ? »

        Le clown ne répond pas. Les deux mains sur le manche noir, il s'étire en arrière. Elle soupire « Tu ne t'arrêtes jamais, hein ? » Puis son visage disparaît en une flaque rouge convulsée qui s'étale sur le fer de la pelle. Son corps balance en arrière, s'allonge sur le rocher en coquelicot. Le clown secoue son outil et repart un peu plus loin. Il écorche à peine le sol quand le sifflotement retentit de nouveau. Sur le rocher, la fille est là, et le regarde comme avant. Les traits peints s’affaissent un peu plus. Leur propriétaire se laisse tomber, soulevant une petite vague de couleurs. La fille glisse de son rocher et vient sautiller jusqu'à lui. « Pourquoi tu creuses ?
— Je cherche quelque chose ?
— Tu cherches quoi ?
— Un moyen.
— De quoi ?
— De sortir d'ici !
— C'est quoi tout ça par terre ? »

        Le clown la regarde avec circonspection. « Tu ne le sais pas ? Tu vis ici, non ? » Elle secoue la tête joyeusement. « Oui, je suis ici mais je sais pas ce que c'est.
— Alors tu ne peux pas m'aider.
— C'est parce que je ne peux pas t'aider que tu ne m'aimes pas ? »

        Il la regarde dans les yeux. Son adorable figure est plissée en une triste moue. Il réalise tout à coup qu'elle est nue. Sa longue chevelue sombre cache à peine ses formes blanches ; il rougit sous son maquillage. « Tu devrais peut-être t'habiller.
— Ça veut dire quoi, s'habiller ?
— Mettre des vêtements.
— Et qu'est-ce que c'est des vêtements ?
— Mais c'est ça ! Regarde... »

        Alors qu'il s'apprête à lui désigner ses propres habits, il s’aperçoit qu'il est nu lui aussi. Sa peau est entièrement couverte de peinture. Sur un fond blanc d'os, de multiples formes rouge et bleu s'entrecroisent. En sculpture vivante, il voit ses veines battre d'un sang polychrome. Il se frappe les joues. « Peut importe. Laisse-moi tranquille, je dois continuer.
— Qu'est-ce que c'est que tout ça ? poursuit-elle en ramassant un des cubes sur le sol.
— C'est mon nuage. Il est cassé.
— Ton nuage ?
— Oui. Je ne peux plus voir les lignes de potentialités. Il ne reste que ces dés, lisses, sans symbole.
— S'il n'y a pas de chiffres on ne peut pas jouer.
— Je ne peux rien prévoir. Je me retrouve comme un lambda. Tous les humains ont cette plaine de dés vierge en eux. Ils ont beau les lancer, ils avancent à l’aveuglette. Moi je pouvais tout prévoir. Je suis démuni à présent.
— Alors pourquoi tu les remues ?
— Je ne suis pas n'importe qui. J'ai forcément un dé marqué. Forcément. Je dois le trouver. Après je pourrais recommencer. »

        La fille se tait, boudeuse. Puis elle pose une dernière question. « D'où viens-tu ?
— Je viens... »

        Le clown est foudroyé. Un kaléidoscope pétarade dans sa tête. Des flammes, des cimes, des hommes par milliers sur une place un jour d'été, des arbres qui se tordent dans les flammes, une rue emplie de voitures grondantes. L'océan vert. La mouette, la fillette et le pêcheur. Il plonge, la main vers l'escarbille, l'ormeau, l'orphie.

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        Pog ouvre les yeux. Son corps est enveloppé de draps blancs. En partent des dizaines de tuyaux et de câbles qui le raccordent à une armada électronique, entourant sa couche comme de hautes haies piquées de diodes. Il tourne la tête. Là, dans la vitre d'un encéphalographe, son visage se reflète. Propre, sans le moindre maquillage. Il hurle. Les appareils s'affolent et jouent leur mélodie braillarde de bips. La porte de la chambre s'ouvre et un homme en blouse entre. Ses yeux s'écarquillent. « Il est vivant. »

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