Chapitre 2
Marc
Nuit du 18 Février 1898
La joie de Baptiste était contagieuse. Son rire, qui résonnait dans les Communs, semblait se répandre dans toute la maison, et l’atmosphère paraissait soudain plus légère. Ivre de joie comme de vin, celui qu’on avait surnommé « Coco » dansait sur place d'une façon grotesque, nu sous ce peignoir de satin d'un bleu tendre – et qui ne cachait rien. Hilares, ses camarades observaient sa joie, un peu jaloux, ils devaient l'admettre. Tout le monde n'avait pas la chance de pouvoir ainsi toucher la liberté du bout des doigts !
Cependant, ils comprenaient aisément pourquoi un homme comme Pierre Carrot était prêt à racheter la dette de Baptiste. « Coco » était en effet l'incarnation même de la luxure. Les traits fins, les lèvres roses, la taille haute et l’œil bleu, c’était un tempérament de feu dans un corps musclé. Il avait pour lui le charme et la sensualité, ce à quoi s'ajoutait le mystère de toutes ces cicatrices qui recouvraient son corps.
- Alors, ricanait justement Coco en agitant un cardigan magnifique, qui le veut ?
- Tu l'as eu où celui-là ? sourit Azzeddine.
- Tu t'en souviens pas ? C'est le préfet qui me l'avait offert ! Pour se faire pardonner de m’avoir un peu giflé pour que je l’aime mieux !
- Mais il y avait de quoi ! rit Azzeddine. Tu lui jouais les bégueules !
- Voyez donc qui rit ainsi de son pauvre camarade, sourit Paul en allumant sa pipe. Aurais-tu oublié la fois où tu t’es fais rossé les fesses pour avoir refusé une passe ?
Outré, Azzeddine ouvrit de grands yeux bruns. Sa bouche aux lèvres étrangement ciselées pour un physique au contraire très pataud, dessina un cercle parfait, tandis qu'une délicate couleur carmin apparue sur ses joues dévorées par une barbe épaisse.
- Mais ça n'a rien à voir ! rétorqua-t-il comme pour se justifier. Ils étaient deux !
- Et moi je travaille dans la chambre noire ! Chacun ses soucis, mon pauvre Azzeddine !
Feignant d'être vexé, Azzeddine, dit « Zazou » croisa les bras contre son épais poitrail et se détourna, provoquant l'hilarité générale. Baptiste, avec un sourire compatissant, vint s'asseoir sur les genoux du boudeur avant de passer la veste – légèrement trop petite – autour des épaules de son camarade.
- Allez, c'est à toi que je l'offre, va ! Comme ça tu oublieras ces deux clients méchants qui t'ont fait beaucoup de mal, hein ? se moqua-t-il en lui pinçant les joues.
- Tu devrais le garder, rétorqua l'intéressé. Elle te va mieux qu'à moi !
- Mais ça c'est bien normal, gloussa Baptiste. Ici, c'est moi le plus beau ! Mais c’est à toi que je veux l'offrir, parce que ta trogne va me manquer !
- Et il serait avisé de ne pas t'attarder sur les genoux de notre pleureur, sourit Paul. Notre Marc pourrait en être jaloux !
Surjouant la gêne comme un mauvais comédien de boulevard, Baptiste s'éloigna précipitamment d’Azzeddine, avant d'adresser un faux sourire d'excuse à Marc. Celui-ci se contenta d'un haussement d'épaules pour toute réponse. Tout le monde se moquait de son tempérament jaloux et possessif, m'enfin, pas au point d'interdire tout contact entre son amant et leurs camarades ! Après tout, ils étaient les pensionnaires d'une maison close. Leurs corps ne leur appartenaient plus vraiment dès l'instant où les lumières d'extérieur étaient allumées.
Cette pensée lui arracha une expression sinistre.
Ils devaient finalement être bien pathétiques, tous les quatre, reclus dans cette mansarde encombrée au plancher grinçant, glaciale en hiver et étouffante l'été, sans réelle intimité. Quatre malheureux hommes publics qui essayaient vainement de s'extirper d'un quotidien douloureux à la lumière des lampes à huile, sans pourtant jamais y parvenir. La vérité de leur métier ne cessait de se rappeler à lui.
Ce n'était certes pas la vie qu'il aurait rêvée. Il les aurait aimés libres et insoumis, loin de cette Maison, loin de ce monde de déchéance et de débauche...
- Ah, non ! s'offusqua Azzeddine en allant s'asseoir à ses côtés. On est là pour s'amuser alors je t'en pris, fais-moi un sourire…
Incapable de lui refuser quoi que ce soit, Marc s’exécuta et se laissa cajoler sans opposer la moindre résistance. Sans l’amour d’Azzeddine, il se serait probablement jeté du haut du toit pour mettre fin à sa misère.
- Hé ! Les Amants Maudits ! les interrompit Baptiste. Je n'ai pas fini ma distribution de cadeaux ! Tiens, Paul, tu reconnais ce foulard ?
Leur aîné prit entre ses doigts la fine étoffe soie, l'inspecta, avant d'éclater de rire. Une tâche brunâtre n'y avait jamais été lavée.
- Ah oui ! Cet abruti de docteur qui pensait qu'on avait des gueules de putes ! Il s'appelait comment déjà, celui-là ? La Gale, non ?
- Non, corrigea Azzeddine dans un rire. Juste « Gall ! »
Marc gloussa à son tour. Comment oublier ? Le docteur Franz Joseph Gall était entré dans la maison des années plus tôt pour pratiquer sur eux toutes sortes de mesures. Il entendait prouver que la forme du cerveau conditionnait la forme du crâne, et donc qu'en observant ce dernier – et notamment ses bosses – on pouvait déterminer les traits de caractère de quelqu'un. Une théorie complètement absurde pour tout croyant qui se respectait !
Franck Gall avait donc voulu vérifier ses hypothèses la phrénologie aux prostitués, comme Cesare Lombroso (1) l'avait fait aux délinquants et aux vagabonds. Il avait alors grassement payé la taulière pour pouvoir les étudier à loisir.
- Mon poing était parti tout seul, se rappela Paul avec un rire, dévoilant une rangée de dents noircies par le tabac. J'avais trouvé cette consultation tellement... humiliante…
Paul était en effet de ces hommes auxquels il ne valait mieux pas se frotter. C'était bien pour cela d’ailleurs, qu'il était le seul habilité à travailler dans la chambre noire. Marc n’enviait pas sa place.
- Ouais, sourit Baptiste, et j'ai passé la soirée à le réconforter, le docteur ! Je sais pas s'il a pu prouver ses théories, mais il est reparti beaucoup plus… léger ?
Un rire secoua l'assemblée. Serrant ce mouchoir entre ses mains, Paul remercia Baptiste d'un franc sourire.
- Je le conserverai précieusement en souvenir de toi, l'ami !
Bien évidemment, leur soutireuse avait eu vent de l'affaire, et n'avait pas hésité à leur confisquer à tous un mois de salaire. Paul s'en était bien sûr voulu, mais sur l'instant, l'émotion l'avait submergé, et ce n’était certainement pas Marc qui allait l’en blâmer. Il était évident pour toute personne pourvue d'un peu de bon sens qu'aucune femme, qu'aucun homme, ne se livrait volontairement au commerce du sexe. Il n'y avait pas, en effet, métier plus dégradant. Et plus dangereux aussi.
Il n'y avait qu'à les regarder, eux ! Pauvres prisonniers d'une maison close au doux nom évocateur d'une étoile, une geôle qui se donnait des airs de paradis ! Ils n’étaient que des esclaves, condamnés à devoir rembourser une pseudo-dette dont ils ignoraient le montant exact à une despote en goguette !
Catherine. « Le Duc » ne put retenir une moue agacée. Il ne pouvait nier que cette femme le terrifiait. Elle valait bien trois hommes, le corps sec et élancé, la voix profonde et le charisme indéniable. L'époux était mort, et cette ancienne tenancière s'était tournée vers le seul commerce le plus lucratif qui puisse exister.
Elle avait eu le flair de s'allier à la force publique, et avait habilement su choisi ses « pensionnaires ». Les apatrides, les repentis, les exclus trouvaient ici de quoi échapper à la répression de la toute jeune République. Et puis, les Maisons pour garçons étaient si rares, si demandées, et si secrètes, qu'elle était certaine de faire fortune…
Ses employés avaient tous échappé à la pendaison et au bagne, et s'ils n'avaient aucun amour pour leur maquerelle, ils s'estimaient au moins chanceux de ne pas mourir de faim et... d'être encore en vie. Marc, fils de paysan, dernier né d’une fratrie trop nombreuse, vaurien des campagnes violenté par l’église, avait étrangement trouvé dans ces maisons honteuses le moyen de s’élever. D’un mort-la-fin imbécile, il était devenu un jeune homme élégant aux goûts raffinés, capable de vous faire la conversation durant des heures sans jamais que vous vous lassiez.
Cette idée l’aidait à relativiser et à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Dehors, on pourrait le pendre pour s’adonner à de coupables plaisirs de chair. Ici, il pouvait être libre d’aimer. Et il était incapable d’envisager l’avenir sans Azzeddine à ses côtés.
- Et voici mon dernier cadeau, clama Baptiste, l’arrachant de ses pensées. Pour mon vieux Marc : tout mon nécessaire de toilette !
- Serais-tu devenu fou ? s'épouvanta Marc. C’est une véritable fortune que tu me donnes !
- Là où je vais, j'en aurai un autre, bien plus beau ! Et ça t'évitera d'emprunter des affaires à tout le monde ! Allez ! Tu es si coquet, il n’y a qu’à toi que je pouvais l’offrir !
- Et moi je n’ai droit qu’à un mouchoir ! s’offusqua Paul. Diable ! Je suis déçu, Coco !
Avec un sourire attendri, Marc ouvrit le coffret pour en sortir peignes et flacons de porcelaine. C’était un complet magnifique, le genre de présent que l’on ne pouvait recevoir que d’un client fortuné, et épris. Les mots lui manquèrent pour lui dire combien il était ému.
- J'en prendrai soin, affirma-t-il d’une voix un peu chevrotante.
- Mais je l'espère bien ! ricana « Coco ». Et à présent, chanta-t-il en faisant glisser la boucle de son peignoir, la pièce maîtresse de ma collection : mon drap de soie ! Cadeau du vieux Gabin ! Qui le veut ?
- Moi ! s’exclama Azzeddine en levant la main. Et tu vas me le donner maintenant ! Pour le plaisir des yeux !
- En vraie justice, c’est à moi que tu le donnerais ! gloussa Paul.
Baptiste lui adressa un sourire enjôleur, avant de faire glisser d’un geste suave le tissu qui couvrait son épaule, de sorte à découvrir doucement sa peau nue. Ses condisciples sifflèrent d’admiration devant cet effeuillement improvisé, spectacle pourtant habituel. Marc devait bien admettre que Baptiste était de ceux qui savaient jouer de leurs charmes ! De lui, on pouvait dire beaucoup de choses : qu’il était un peu arrogant, parfois naïf, un peu dévot le dimanche, mais on ne pouvait lui retirer qu'il était magnifique ! D'ailleurs, il le savait, et il savait en jouait ! Comme il aimerait pouvoir en faire autant, l’air de rien, d’un regard, d’un sourire…
D'un geste vif, « Coco » laissa tomber ces manches qui dissimulaient son torse, sous les applaudissements de ses camarades, avant de cacher ses parties honteuses.
- Tricheur ! protesta Marc, les mains en porte-voix. Montre-nous ce que tu caches !
- Alors vous en voulez encore ? Et beh ! Attendez de voir !
Mais au moment où il s’apprêtait à offrir le grand final à ses amis, un cri de pure terreur perça la nuit. Alertés, tous se figèrent et retinrent leur souffle, pétrifiés à l'idée d'une visite surprise de leur si détestable Tenancière. Cependant, il leur sembla que leur petite fête n'y était pour rien. Les vieux escaliers trahissaient en effet quiconque se rendait aux étages, et, de surcroît, les éclats de voix ne semblaient pas vouloir se rapprocher.
Le corps de Marc se relâcha alors, mais tant de hurlements avaient aiguisé sa curiosité. Il n’hésita pour entrouvrir la porte, et de descendre les quelques marches qui séparaient les combles du premier étage. Ses camarades ne tardèrent pas à le suivre.
Au travers des barreaux de fonte qui bordaient le couloir-mezzanine en lambris, ils avaient tout loisir d’espionner ce qui se passait au rez-de-chaussé sans être vus. Se dissimulant dans la pénombre, ils assistèret une scène banale dans le sinistre quotidien des bordels.
Quentin, l’homme de main de Catherine, traînait par les cheveux un jeune homme aussi furieux qu'un tigre. Ce garçon leur sembla bien maigrelet, et pourtant, il se débattait comme un beau diable face à la musculature du rabatteur balourd. De ce qu'ils pouvaient en voir, la victime, un jeune homme aux cheveux bruns qui leur était encore inconnu, était habité par la rage des fauves ! Mais malheureusement, il n'en avait pas l'agilité. Et puis, face à la force herculéenne de Quentin, toute tentative était hélas, vaine.
C’était un titan que la Taulière avait trouvé dans un bagne, une masse de muscles servile et silencieuse puisque profondément stupide. S'il avait toujours sa langue, et toutes ses facultés de parler, il s'y refusait cependant, ne proférant de mots que lorsque cela était absolument nécessaire. Marc songea qu’en un sens, ce n'était pas un mal : on devinait moins qu'il était idiot quand il était muet !
Quentin donc, traîna le hurlant à travers le salon, avant de l’emmener dans une pièce qu’ils connaissaient bien, les uns et les autres, pour être une véritable salle de torture : le cabinet. Le trait de lumière qu'on pouvait apercevoir à travers la pénombre trahissait de l'activité à l'intérieur. Les hurlements se turent un instant avant de reprendre, plus terribles. Tous frissonnèrent. Ils savaient très bien ce qui se passait là-dedans. C’était là qu’on pratiquait « la Visite. »
Le cœur de Marc se serrait. Pauvre malheureux ! C’était très certainement sa première fois. C’était toujours une épreuve à laquelle il était impossible de s’habituer.
- C’est rien, éluda Paul en se relevant. La Patronne a dégotté un p'tit gamin pour te remplacer, mon Baptiste ! Il va pleurer pendant une semaine, et puis, il s’y fera, comme nous autres avant lui ! Pas de quoi fouetter un chat !
- Tu es dur, s’offusqua Marc. Aurais-tu oublié que tu as été comme lui, toi aussi ?
(1) Cesare Lombroso (1835-1909), professeur italien de médecine légale, auteur de L'Homme criminel, criminel-né – fou moral – épileptique (1897).
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